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www.diploweb.com Géopolitique de l'Asie et de l'Afghanistan

Existe-t-il des Afghans ?

par Bernard Dorin, Ambassadeur de France

 

En occultant, consciemment ou non, la réalité ethno-linguistique de l’Afghanistan, presque tous les observateurs se sont condamnés à ne rien comprendre au conflit de 2001-2002. L'auteur présente ce facteur, aussi bien en Afghanistan que dans son environnement géopolitique. Consulter une carte de l'Afghanistan

Biographie de l'auteur en bas de page

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Douze ans après le départ peu glorieux de l’armée d’occupation soviétique, l’Afghanistan, libéré par l’héroïsme des résistants au prix probablement d’un million de morts et de plusieurs millions de réfugiés, est encore à feu et à sang en 2001-2002, cette fois du fait des frappes aériennes américaines. Ce fait peut apparaître scandaleux, et surtout incompréhensible.

Comment comprendre ?

Pour l’expliquer, on met généralement en avant les interventions des Etats étrangers et surtout celles des voisins iraniens et pakistanais. Certes, les rivalités régionales ont pu jouer un grand rôle dans le drame afghan. Cependant, il est clair qu’elles ne suffisent pas à expliquer l’acharnement des combattants dans un pays saigné à blanc par une guerre civile de 23 ans et qui devrait aspirer ardemment à la paix.

On tente de rendre responsable de la poursuite des combats sur le terrain avant l’intervention américaine la rivalité des personnes, chefs militaires se comportant comme des "  seigneurs de la guerre " et, après tant d’années de combat, incapables de sortir de la " logique de guerre ".

Cependant, comment expliquer alors l’enthousiasme et l’abnégation avec laquelle les chefs de guerre sont suivis par les combattants des deux bords ?

Les traditions guerrières des Afghans peuvent rendre compte des succès militaires contre les anglais au XIX ème siècle, contre les Soviétiques récemment, mais pas de la tuerie fin 2001 entre Afghans !

Une mosaïque de langues, donc de peuples

Mais, au fait, existe-t-il des Afghans ? Une charmante amie romancière me donna un jour à lire le manuscrit non édité de son livre : elle y mentionnait un caravansérail où l’on parlait " toutes les langues de l’Orient, le Turc, le Persan, l’Arabe, le Kurde et l’Afghan "! Je lui fis observer que, pour la dernière, cela était peu vraisemblable et, devant son étonnement, j’ajoutai que l’on ne pouvait pas plus " parler afghan " que " parler européen " car l’Afghanistan était en fait, comme la plupart des Etats d’Afrique et d’Asie, une véritable mosaïque de langues, donc de peuples.

En Afghanistan, on pouvait, selon les régions, parler Pachtoun, Ouzbek, Turkmen, Tadjik, Farsi, Baloutch, etc. mais certainement pas " Afghan ". De même que Jules Destrée pouvait dire à son roi cette " affreuse vérité " selon laquelle " il n’y a pas de Belges ", il n’y a pas davantage d’Afghans !

Ainsi en occultant, consciemment ou non, la réalité ethno-linguistique de l’Afghanistan, presque tous les observateurs se sont condamnés à ne rien comprendre au conflit.

De l'ethnie pachtoun aux milices ouzbeks

Jetons un bref coup d’œil sur le passé de l’Etat afghan : jusqu’à l’invasion soviétique de 1979, le royaume est dirigé par l’ethnie pachtoun. Celle-ci tient à Kaboul tous les leviers de commande : politique, armée, diplomatie, administration locale.

Les autres peuples, et surtout les Chiites du massif montagneux central, sont subordonnés à l’ethnie dominante et sans influence réelle au sein de l’Etat afghan.

En 1979, cet état de chose est profondément modifié par l’occupation soviétique et la constitution d’un gouvernement communiste aux ordres de l’occupant. Secoué par de sanglants règlements de compte, le régime de Kaboul doit alors s’appuyer sur certaines milices " ethniques " pour combattre la rébellion qui gagne peu à peu l’ensemble du pays. C’est ainsi qu’il fait appel à Rachid Dostom et à ses milices ouzbeks pour " tenir " la partie Nord du pays de peuplement ouzbek. C’est d’ailleurs la défection du Général Dostom qui provoque l’effondrement final du régime communiste et le triomphe des " moudjahiddins ".

Les Tadjiks

D’autre part, ce ne sont pas les Pachtouns qui ont joué le rôle décisif dans la victoire des résistants mais un autre groupe minoritaire qui occupe le Nord Est du pays, les Tadjiks. Sous les ordres du " lion du Panshir ", le général tadjik Ahmed Shah Massoud - assassiné en septembre 2001 - les insurgés tadjiks mettent en échec sept offensives successives soviétiques dans la vallée du Panshir, au nord de Kaboul.

Dans ces conditions, le pouvoir des moudjahiddins s’installe à Kaboul avec le Président Rabbani et le général Massoud, s’appuyant sur les peuples minoritaires, essentiellement les Tadjiks, et ne laissait que la portion congrue aux anciens dominateurs, les Pachtouns.

Désormais, tous les événements politiques et militaires s’expliquent par la volonté des Pachtouns de rétablir, avec l’aide du Pakistan, leur ancienne domination à Kaboul. La première tentative, sous la direction du chef fondamentaliste pachtoun Gulbuddine Hekmatyar, échoue après de sauvages bombardements de la capitale.

Les Talibans

Les fameux " Talibans " (pluriel de " taleb ", étudiant) formés au Pakistan constituent la seconde tentative, cette fois réussie, de rétablissement du pouvoir pachtoun. On comprend alors que, tant qu’elle s’est exercée en zone de peuplement pachtoun, la progression des Talibans a été foudroyante. C’est ainsi que Kandahar, l’ancienne capitale de l’Afghanistan et Jellalabad, tombent presque sans combat entre leurs mains. C’est ainsi également qu’ils peuvent s’avancer facilement vers Kaboul par le Sud et l’Est et occuper la capitale précipitamment évacuée par leurs adversaires. Toutefois, lorsqu’il leur faut progresser vers le tunnel de Salang et vers la vallée du Panshir en zone tadjik, cela devient une toute autre affaire.

Ainsi, les Tadjiks de Massoud, les Ouzbeks de Dostom et les Haziris de Khalili se sont coalisés, moins contre le fondamentalisme des faux " étudiants en religion " que contre le retour éventuel de la domination pachtoun.

Environnement géopolitique frontalier

Evidemment les événements d’Afghanistan ne se déroulent pas en vase clos mais affectent d’une façon ou d’une autre les Etats de la région et, là encore, le facteur ethno-linguistique joue un rôle fondamental. En effet, les peuples vivant à l’intérieur des frontières de l’Etat afghan ont leur prolongement au delà de ces frontières : les Tadjiks avec le Tadjikistan indépendant (ex-soviétique) ; les Ouzbeks avec l’Ouzbekistan indépendant (ex-soviétique) ; les Turkmèns avec le Turkménistan indépendant (ex-soviétique); les Baloutchs avec le Baloutchistan iranien et le Baloutchistan pakistanais ; et surtout les Pachtouns avec leur frères d’au delà de la célèbre passe de Khyber, qui représentent une masse de population comparable à la leur à l’intérieur du Pakistan.

S’éclairent dès lors des événements comme le soutien des Tadjiks d’Afghanistan à l’insurrection des " islamo-démocrates " contre le pouvoir néo- communiste de Duchambé au Tadjikistan indépendant, comme l’appui apporté par l’Iran aux Haziris chiites du massif montagneux central, comme l’aide de l’Ouzbékistan indépendant de Tachkent aux milices ouzbeks de Dostom, surtout comme la formation au Pakistan du mouvement des " Talibans ". Cette politique risque d’ailleurs d’être périlleuse pour le Pakistan lui-même, les nationalistes pachtouns rêvant d’un grand Pachtounistan incluant les deux parties, aujourd’hui séparées, de l’ethnie pachtoun, celle de l’Afghanistan et celle du Pakistan.

Retournements de l'histoire

Si la prise de Kaboul par les Talibans et la pendaison de l’ancien leader communiste Najibullah qui l’a suivie ont été alors considérées comme un revers pour la Russie et un succès pour le Pakistan et, de façon plus que douteuse, pour les Etats-Unis, la résistance acharnée des Tadjiks, même après la mort de Massoud, apparaît comme une revanche des Russes et des Iraniens. Par un étrange retournement de l’Histoire, les Tadjiks, après avoir été les plus farouches adversaires des " Chouravis " (russes), et finalement leurs vainqueurs tendent à devenir leur recours en Afghanistan !

En revanche, les Américains, qui avaient favorisé l’occupation des quatre cinquième de l’Afghanistan par les Talibans grâce aux Pakistanais, s’efforcent ensuite de détruire le pouvoir taliban à coup de bombes !

En effet, les événements du 11 septembre 2001 ont à nouveau changé la donne en Afghanistan. Grâce à un soutien déterminé à l’ " alliance du Nord ", composée essentiellement de Tadjiks, les Américains espèrent vaincre sur le terrain les Talibans en poussant les Tadjiks à faire le travail qu’ils n’osent pas faire avec leurs propres forces, c’est à dire occuper physiquement le pays. Dès lors une question se pose : comment en finir avec cet interminable conflit afghan ?

Quel droit des peuples ?

Les causes de la prolongation de la guerre étant très largement de nature ethnique, le remède doit l’être aussi. Certes, dans la conjoncture internationale actuelle qui s’oppose à la modification des frontières d’Etat, il ne peut être question de démembrer l’Afghanistan ou d’amputer les Etats voisins pour former un " grand Pachtounistan ", un " grand Tadjikistan ", un " grand Ouzbékistan ", ou un " grand Baloutchistan ". Encore que ce serait la solution la plus juste et la plus conforme au principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Il s’agirait donc seulement, à l’intérieur des frontières actuelles de l’Afghanistan, de diviser le pays en Etats fédérés constitués sur une base ethno-linguistique, la capitale, Kaboul, située au carrefour géographique des principaux peuples constituants, et au peuplement multi-ethnique, devenant tout naturellement le centre d’un " district fédéral " ouvert à tous.

C’est une solution du même type qu’a expérimentée l’Union indienne, divisée en Etats linguistiques et, plus récemment, l’Ethiopie, avec le même succès. Avec la montée en puissance, partout au monde, des nationalismes linguistiques, on peut estimer que c’est, pour l’Afghanistan, la solution de l’avenir.

Bernard Dorin, Ambassadeur de France

Manuscrit clos janvier 2002.

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Date de la mise en ligne: juin 2002

 

 

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Biographie de Bernard Dorin, Ambassadeur de France

   

 

 

. 1950 : Diplôme de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris.

. 1953 : Admis à l'Ecole Nationale d'Administration

. 1963 - 1964 : Adjoint au Secrétaire Général du Ministère des Affaires Etrangères.

. 1964 - 1966 : Conseiller Technique - pour les affaires diplomatiques - au cabinet du Ministre de l'Information. Directeur Adjoint du "Service de Liaison Interministériel pour l'Information".

. 1966 - 1967 : Conseiller Technique - pour les affaires diplomatiques - au cabinet du Ministre Délégué chargé de la Recherche Scientifique et des Questions Atomiques et Spatiales.

. 1967 - 1968 : Conseiller Technique - pour les affaires diplomatiques - au cabinet du Ministre de l'Education Nationale, chargé en particulier des relations avec les universités africaines.

. 1968 - 1969 : Conseiller Technique - pour les affaires diplomatiques - au cabinet du Ministre chargé de la Recherche Scientifique et Conseiller technique "officieux" au Cabinet du Ministre de l'Education Nationale.

. 1969 - 1970 : Année sabbatique à l'Université de Harward, au Center for International Affairs.

. 1970 - 1972 : Chargé de mission auprès du Directeur du Personnel du Ministère des Affaires Etrangères.

. 1972 - 1975 : Ambassadeur en Haïti. Plus jeune Ambassadeur du corps diplomatique français.

. 1975 - 1978 : Créateur et chef du Service des Affaires Francophones du Ministère des Affaires Etrangères.

. 1978 - 1981 : Ambassadeur en République d'Afrique du Sud.

. 1981 - 1984 : Directeur d'Amérique au Ministère des Affaires Etrangères (Etats-Unis, Canada et Amérique Latine).

. 1984 - 1987 : Ambassadeur au Brésil.

. 1987 - 1990 : Ambassadeur au Japon.

. 1991 - 1993 : Ambassadeur en Grande-Bretagne.

. 1er janvier 1992 : Elevé à la dignité d'Ambassadeur de France.

. 1993 - 1997 : Conseiller d'Etat en service extraordinaire.

. Juin 2001 : "Appelez-moi Excellence. Un ambassadeur parle", éd. Stanké.

Officier de la Légion d'Honneur.

Grand-Croix de l'Ordre de Victoria (G.C.V.O.)

Membre fondateur de l'Association France-Québec.

Président des Amitiés francophones, 39 Avenue de Saxe, 75007, Paris, France.

   

 

 

 

   

 

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