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"L'Europe et la globalisation", par Matthieu
Périchaud CHAPITRE 3 : Europe et globalisme Partie A : Le choix d'une nouvelle Europe |
Introduction - 1. Politique, médias et société - 2. Continuité et rupture de la pensée sur l'Europe - 4. La communication sur l'Europe - Conclusion et bibliographie |
Les notes de cette page
sont à la fin du chapitre 3. Mots clés - keywords : Périchaud matthieu, europe, globalisme, globalisation, mondialisation, est, ouest, fédération, confédération, fédéralisme, technocratie, politique, monnet, mondialisme, russie, états-unis, france, saint-simon, socialo-libéralisme, industrialisme, ingénierie sociale, liberté, droit, paix, citoyen, citoyenneté, état, nation, état-nation, propagande, convergence, dépolitisation, social-démocratie, intégration, souveraineté, communication, pensée unique |
<Partie précédente En 1945, le vieux continent est exsangue. Pourtant, il ne sagit plus désormais de reconstruire, mais bien de bâtir une nouvelle Europe. Pour cela, penseurs et dirigeants estiment quil est indispensable de changer, non seulement les structures politiques, mais aussi les mentalités des Européens. 1/ Le fédéralisme ou le chaos La pensée sur lEurope prend réellement toute sa dimension aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Le rêve dunification du continent semble se concrétiser, rêve qui na eu de cesse de devenir réalité depuis des siècles. Cette volonté dunir lEurope pour assurer la paix et le progrès de lhomme, sest affirmée dune manière très précise : le fédéralisme, esquissé par Aristide Briand et Edward Benes en 1930, simpose dès 1945 comme la solution pour mettre fin aux conflits et à la violence en Europe. Il sagit bien ici dune fondamentale continuité idéologique de la pensée sur lEurope. Le choix du fédéralisme est en effet loin dêtre un hasard. Comme nous lavons souligné auparavant, la pensée sur lEurope est indissociable des idéologies qui sen sont nourries et qui lont nourrie. La (momentanée ?) mise à lécart du nationalisme idéologique, mais aussi la campagne contre les souverainetés nationales, ont laissé encore plus le champ libre au libéralisme et au socialisme pour saffirmer comme les seuls garants conceptuels de la "paix" et du "progrès". Or, pour ces deux idéologies, le fédéralisme est le moyen le plus sûr de réduire lEtat-nation, dont nous avons vu quil est, dans leur logique, la cause principale de divisions et de conflits. Loption fédérale implique évidemment la fin des Etats-nations puisque leur sont ôtées lindépendance politique et la souveraineté au profit dun pouvoir forcément supranational et fortement centralisé. Cest à ce titre que la construction européenne sinscrit, selon nous, dans une continuité idéologique quon pourrait qualifier de " sociale-libérale ". Pourtant, cette construction européenne nest pas seulement continuité. A maints égards, elle est aussi rupture. Rupture évidemment historique (à terme, disparition des Etats-nations), mais surtout rupture quant à la tradition et au rôle du politique. Avant de nous focaliser sur cette rupture fondamentale, quelques constats semblent dabord nécessaires. Premièrement, rappelons que le choix du fédéralisme sest forcément effectué au détriment dautres formes de pacification et dunification de lEurope, dont la principale reste la forme confédérale. Dans une confédération, les Etats sengagent les uns envers les autres mais nabdiquent en aucun cas leur souveraineté au profit dune autorité qui leur soit supérieure. Deuxièmement, si la pensée européenne sest nourrie, dès lentre-deux-guerres, de lidée détroitesse des nations, les hommes politiques de cette époque ne désirent pas, ou peut-être, nosent pas ouvertement parler de fédéralisme. Cette réticence sexplique certes par le poids du nationalisme entre les deux guerres mondiales, mais pas uniquement. En effet, bon nombre de politiciens ou dacteurs de la société civile ne sont pas forcément convaincus que la forme fédérale soit lunique remède pour garantir la paix sur le continent. Une propagande fédéraliste A lépoque, les zélateurs du fédéralisme se trouvent dabord dans les milieux intellectuels et économiques qui gravitent autour du pouvoir politique, que ce soit le comte de Coudenhove-Kalergi, avec son Union Pan-Européenne, ou Pierre Brossolette, qui dirige Notre Temps, revue de tendance européenne créée en 1926 (cette revue publiera en 1931, un manifeste dintellectuels en faveur de lunion européenne). On pense également, en matière économique, au projet dEntente internationale de lacier, proposé par le Luxembourgeois Emile Mayrisch en 1926, ce dernier créant aussi un comité franco-germanique pour la réconciliation, avec le soutien de lindustriel allemand Robert Bosch. Les milieux daffaires sont forcément en faveur dune Europe où disparaîtraient les frontières et autres obstacles au commerce, à la libre circulation des marchandises et des capitaux, et le fédéralisme répondrait parfaitement à leurs attentes. Tout ceci nous montre que les dirigeants politiques sont, à lépoque comme maintenant, soumis à des pressions multiples, en plus de leurs propres convictions et intérêts (problème que nous avons évoqué dans la première partie de cet essai). Lentre-deux-guerres, ou la propagande à petits pas Cependant, il est sûr quavant 1945, les hommes politiques prennent soin de ne pas choquer, de ne pas effrayer les populations, préférant aller pas à pas vers le fédéralisme, en évitant au maximum de soulever de trop fortes oppositions. Cest pourquoi, à cette époque , un des grands défenseurs de la paix et de lunion de lEurope, Aristide Briand, ne néglige pas les précautions oratoires, lorsquil affirme la nécessité de " faire les Etats-Unis dEurope ". Ainsi, dans son mémorandum remis aux dirigeants européens en mai 1930, Aristide Briand déclare que lentente projetée " ne saurait affecter en rien aucun des droits souverains des Etats membres dune telle association de fait ", et garantit " une souveraineté absolue ", " une entière indépendance politique ", le but étant dabord et avant tout d" harmoniser les intérêts européens sous le contrôle et dans lesprit de la Société des Nations " par une " sorte de lien fédéral " (1). Comme on peut le constater, cette " sorte de lien fédéral " sapparente plus à la forme confédérale quau strict fédéralisme. De plus, le fait de placer ce projet sous légide de la SDN révèle encore une fois la prédominance des rapports interétatiques, même au sein de lEurope. Le partenaire dAristide Briand, le président tchécoslovaque Edward Benes (Cf. le Pacte Briand-Benes), pense lui à une fédération européenne au sein de laquelle il ne voit aucun inconvénient à inclure la Russie de Staline Le choix du fédéralisme Mais à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il nen va pas de même, car la majorité des dirigeants entérine le choix du fédéralisme pour le vieux continent, et l'affirme clairement. Pourtant, la décision de construire lEurope fédérale est prise alors même que les hommes politiques, dégagés de toutes contraintes électorales, doivent faire face à la reconstruction. Autrement dit, les politiques se trouvent en 1945 dans une situation dincertitudes, derrements et de doutes, avec des populations lasses, affamées, et quils doivent rassurer. Les controverses idéologiques et politiques sont mises à mal, mais elles nont pas disparu. Dautant quun rideau de fer sépare lEurope occidentale de lEurope communiste unifiée dans un " camp soviétique " par Staline. Il est dès lors logique de sinterroger sur la précipitation avec laquelle les gouvernements européens ont décidé dorienter le continent vers le fédéralisme (2). Pour cela, il nest pas inutile de nous pencher sur le contexte qui a entouré les débuts de la Communauté économique européenne. 2/ LEurope de la convergence Premier constat, la construction européenne sinscrit dans une dynamique nouvelle, du moins en Europe, à savoir la technocratisation de la décision et du pouvoir. Lensemble du projet européen est en effet conduit et construit par des spécialistes, des gestionnaires, et non par des politiques. Comme nous le verrons, cette dépolitisation du pouvoir est clairement recherchée. Elle est en totale cohérence avec les conceptions idéologiques de ceux que lon a appelé les pères fondateurs de lEurope communautaire. Le premier et le plus représentatif dentre eux reste certainement le français Jean Monnet. Une sommaire biographie de ce théoricien et praticien de lEurope fédérale nous semble indispensable, tant elle révèle le volontarisme pragmatique qui accompagne, la plupart du temps, lenthousiasme idéologique (3). Elle illustre également les fondements théoriques sur lesquels lUnion européenne sest construite. Père de lEurope, fédéraliste et fervent globaliste Jean Monnet est dabord un banquier et financier international de plus en plus influent dans les milieux dirigeants, dès les années 1920, non seulement en France, mais encore plus aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Cette influence résulte en grande partie du rôle essentiel quil a joué durant la Première Guerre mondiale, comme intermédiaire et éminence grise entre les gouvernements anglais, américain et français. A la fin de la guerre, il deviendra Secrétaire général adjoint de la Société des Nations. En Angleterre, il sera même fait Grand Croix du British Empire (équivalent pour un Anglais du titre de Sir). Cest dailleurs dans les pays anglo-saxons quil passe la majeure partie de son temps. Sa culture américaine, de même que sa grande maîtrise de la langue anglaise, en font un parfait cosmopolite. A la manière américaine, il ne conçoit en effet pas de réelles frontières entre les parties du monde, pas plus quentre les hommes. Fait moins connu, sa conviction que le fédéralisme est la seule voie possible pour lEurope et le monde le pousse à proposer, dès 1940, lunion entre la France et lAngleterre. Comme le rappellent Merry et Serge Bromberger, dans leur ouvrage intitulé Les coulisses de lEurope : "Jean Monnet était saisi alors dune inspiration grandiose surgie de conversations avec Emmanuel Monick, René Pleven : faire lunion de la France et de la Grande-Bretagne, les ministres français siégeant dans le cabinet anglais et réciproquement ; la double citoyenneté ; lunion douanière ; la monnaie unique ; la mise en commun totale des ressources ; la réparation en commun des dommages de guerre [ ]. Cette idée extravagante, mais que les événements justifient, Jean Monnet la fait adopter par le Secrétaire permanent du Foreign Office, Sir Robert Vansittart, par le ministre des Affaires étrangères, Lord Halifax, qui lapporte à Churchill, étonné, mais séduit. [ ] Après la guerre, les deux pays, pour sortir des complications où lunion eût mis les Français sujets de sa Majesté Britannique, les Anglais citoyens de la République, eussent été amenés à faire lEurope." (4) Cette ébauche dunion européenne aurait surtout échoué du fait de la France, avec la prise de pouvoir par Pétain, la relative opposition de larmée française, et bien sûr, lopposition du général De Gaulle. Fédéraliste, Jean Monnet na également jamais caché ses penchants universalistes, et il fera même partie des fondateurs européens du groupe de Bilderberg, comité de dirigeants et dintellectuels globalistes. Il est donc, idéologiquement parlant, dans la pure tradition pacificatrice héritée des Lumières. Fait bien plus intéressant mais tout à fait logique, la pensée de Jean Monnet est à la fois libérale et socialiste. En ce qui a trait à léconomie, Monnet est lardent défenseur des thèses libérales, meilleur moyen de rendre les pays et les hommes dépendants les uns des autres, autrement dit, plus aptes à coopérer et à sentendre. Il est donc en faveur de la dérégulation, mais pour des lois anti-trust, pour la suppression des barrières douanières au commerce, etc. En matière économique et financière, Jean Monnet est assurément un adepte du modèle américain (5). Par contre, pour ce qui est du social, et surtout du politique, il est beaucoup plus interventionniste et dirigiste que ne peuvent lêtre les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne. LEurope de Monnet, ou la convergence idéologique appliquée Mais cest une conception toute particulière du politique qui guide Monnet et les autres pères de lEurope (Schuman, Pléven, Spaak, etc.) lors de lélaboration du projet fédéral européen. Une conception du politique dessence certes libérale, mais nullement contradictoire à légard du socialisme. Pour Jean Monnet, la sphère du politique, parce quelle est soumise à des contraintes qui limitent son efficacité et ralentissent son action, doit en effet être transcendée, dune part au profit dune gestion administrative et technocratique du pouvoir, dautre part en la soumettant au primat de léconomie. Ainsi, comme le souligne Christophe Réveillard : "Georges W. Ball écrit, dans la préface à lédition américaine des Mémoires de Monnet, que la conviction de celui-ci pour lequel " lEtat-nation tel quil survit au XX e siècle est un anachronisme ", est quau sein " dune structure fédérale laction commune nest plus soumise aux caprices des gouvernements, qui sont tous influencés par des pressions extérieures et des ambitions nationales... Les problèmes européens ne peuvent être résolus au sein de la structure actuelle des souverainetés concurrentes "" [et] "Il est donc essentiel, poursuit-il [Jean Monnet], dempêcher la reconstitution des souverainetés économiques de ces mêmes Etats, en exigeant deux " de ne pas établir de droits de douane ou des contingents ", en les empêchant dutiliser " une part importante de leurs ressources au maintien dindustries soi-disant "clefs" nécessitées par la Défense nationale, et protectionnistes telles que nous les avons connues avant 1939 [...]. Les Etats dEurope (doivent) se form(er) en une fédération, ou une "entité européenne" qui en fasse une unité économique commune. " (6) Cette conception du rôle du politique est pour le moins particulière. Elle revient en fait à libérer le pouvoir et la décision de nombreuses contraintes, à commencer par le débat démocratique exercé au Parlement. Pour cette raison, on peut affirmer que les fondateurs de lEurope communautaire partagent avec les théoriciens du socialisme une vision technocratique, voire bureaucratique du pouvoir. La planification et la soumission des décisions à des processus relevant non plus du politique, mais de réglementations élaborées par des personnes cooptées, non responsables devant le peuple, rappellent étrangement le centralisme "démocratique", cher aux marxistes et autres socialistes (7). Précisément, une telle volonté de rationalisation du pouvoir, basée sur la prédominance de lactivité économique, est un précepte que lon retrouve tout particulièrement dans le socialisme saint-simonien. Un détour par la réflexion que porte Saint-Simon sur le rôle des dirigeants, sur lorganisation de la société, et sur la place accordée aux "masses" dans celle-ci, nous paraît dès lors tout indiqué. Saint-Simon, aux sources du social-libéralisme Le monde est, selon Saint-Simon, entré dans une nouvelle phase historique, caractérisée par lindustrialisation. Saint-Simon considère en effet que la production et lorganisation du travail sont les buts ultimes de la société "moderne", quil observe au XVIII e siècle. Sur ce plan, le socialisme est encore une fois plutôt proche du libéralisme, à tel point que Saint-Simon prendra soin de se distinguer des théories libérales par linvention du terme " industrialisme ". Lindustrialisme de Saint-Simon combine pourtant idées socialistes (par exemple, il veut organiser le travail afin dassurer lamélioration de lexistence des plus défavorisés), et idées libérales (ainsi, lorganisation économique doit absolument être distincte et indépendante de lorganisation politique). Et Henri Denis daffirmer : "Ce quil veut en réalité, cest que lindustrie sorganise par elle-même, à labri des interventions nécessairement maladroites des pouvoirs établis (...). Et enfin le moment viendra où " ladministration des choses " pourra remplacer entièrement le " gouvernement des personnes ". Pour préparer ce moment, dit Saint-Simon, il faut confier le pouvoir politique aux industriels (...). Dans la thèse du remplacement du gouvernement des personnes par ladministration des choses, on retrouve lidée du dépérissement de lEtat." (8) Ainsi, nous retrouvons encore cet horizon mythique de la disparition de lEtat, partagé par les libéraux et les socialistes Nous retrouvons aussi cette volonté commune dappliquer les méthodes scientifiques, techniques et rationnelles à la gestion des "masses", pour développer une sorte de société parfaite où les individus, tels des "abeilles vis-à-vis de leur Reine", sont dabord et avant tout les ouvriers dune mécanique axée sur le "progrès" collectif de lhumanité. Le meilleur des mondes de Huxley, ou 1984 de Orwell, témoignent du genre de société auxquelles pourraient conduire de telles politiques Industrialisme saint-simonien et ingénierie sociale Cette vision du monde, et du rôle collectif exigé de la part des individus, aboutit logiquement à considérer la société comme un laboratoire permanent de recherches et dexpérimentations visant à diriger les populations dans le sens désiré. Cest dans ce contexte que sest développé ce que lon appelle lingénierie sociale, cest-à-dire un ensemble de domaines et de disciplines permettant lanalyse et le développement de techniques cherchant, au mieux, à prévoir les actions et réactions des individus, au pire, à influencer directement ces derniers, et à modifier leur comportement. On peut considérer que lingénierie sociale a pris naissance à la fin du XIX e siècle, avec en France par exemple, les travaux de Gustave Le Bon, notamment avec son ouvrage intitulé Psychologie des foules. M. Le Bon est particulièrement inquiet à lépoque du développement des mouvements ouvriers, des idées marxistes, et des manifestations de masse. Son intention est danalyser le phénomène des foules (pulsions grégaires, instinctives, fascination pour le chef, etc.), afin de mieux le contrôler. Les recherches en ce domaine nont cessé de se développer, atteignant certainement le paroxysme de labsurdité, de la cruauté et du mépris de la personne sous les régimes soviétique et hitlérien. Mais la volonté quont eu ces régimes de maîtriser les foules, les mouvements sociaux, et même les comportements individuels, par lusage de techniques psychologiques, et parfois même biologiques (manipulations génétiques, lobotomies, essai de substances paralysantes ou altérant la personnalité, utilisation de cobayes humains sans leur consentement, etc.) na pas vraiment disparu aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Car dans toute guerre, les vainqueurs ont nécessairement un " butin " Parmi ce " butin " des Alliés, il y eut en effet toutes les recherches effectuées par les nazis sur la psychologie, le contrôle mental et physique de lindividu. Fait bien connu et très révélateur, les scientifiques du III e Reich qui ont échappé aux condamnations sont légion. Cette attitude magnanime à leur égard sexplique aisément parce quils ont très rapidement mis leur expérience et leurs travaux au service des Alliés, principalement des Etats-Unis. Comme quoi, dans le domaine scientifique comme ailleurs, rien nest jamais vraiment perdu et tout se recycle ! Bien évidemment, ces recherches sur les comportements individuel et collectif nont pas vraiment pour but, dans nos sociétés, de créer une dictature au sens classique du terme, ou pire, une race supérieure. Elles visent cependant à manipuler les populations, à gérer les "masses". Mais elles visent également à contrôler au maximum tout débordement, toute violence collective susceptible de provoquer révoltes ou révolutions. Ce qui laissait dire à Robert Mc Namara, à la fin des années 60 : " Les explosions sociologiques qui sont bien plus dangereuses, bien plus meurtrières que les explosions volcaniques naturelles ont une différence avec ces dernières, cest quelles peuvent être prédites. Et si elles peuvent être prédites, elles devraient pouvoir être empêchées. " (9) Cet effort de la recherche scientifique dans des domaines qui remettent grandement en cause la dignité et le libre arbitre de lindividu sest constamment poursuivi à lEst comme à lOuest, dans les pays socialistes comme dans les pays occidentaux au nom du progrès de la connaissance ! Ainsi, la vision saint-simonienne de lorganisation sociale, politique et économique, tout comme lingénierie sociale qui lui correspond, aboutissent à la subordination des individus à un processus déterminé par la Science et lIndustrie, processus dans lequel lEtat (républicain) ne peut pas, à terme, être le principal élément organisateur de la société. Le matérialisme, lEtat et la liberté Cette vision implique donc " le dépérissement de lEtat ", thèse au cur des idéologies socialiste et libérale. Elle prône également un matérialisme exacerbé, auquel les citoyens sont accoutumés par " le règne des choses ", le confort matériel devenu, en quelque sorte, confort intellectuel Dès 1960, le psychanalyste Erich Fromm pouvait ainsi analyser la convergence sociale-libérale, convergence quil observait déjà entre la société occidentale et les pays socialistes (convergence Est/Ouest) : "On peut prévoir, cependant, quà partir du moment où les pays soviétiques auront atteint le niveau de développement économique de lEurope de lOuest et des Etats-Unis cest-à-dire lorsque les exigences de confort matériel seront satisfaites , ils nauront plus besoin de la terreur et pourront utiliser les moyens de manipulation dont se servent les pays de lOuest : la suggestion et la persuasion. Cette évolution aboutira à la convergence du capitalisme et du communisme du XX e siècle. Les deux systèmes sont fondés sur lindustrialisation ; leur objectif est daccroître sans cesse lefficience et la richesse économique. ( ) Si les deux systèmes continuent sur leur lancée, lhomme de la masse, lhomme aliéné un homme robot bien nourri, bien habillé, bien diverti, gouverné par des bureaucrates qui ne voient pas plus loin que lui remplacera lhomme créatif, lhomme qui pense et qui sent. Les choses auront la priorité, et lhomme sera mort ; il parlera de la liberté et de lindividualité, mais il ne sera rien." (10) Le syncrétisme idéologique se poursuit donc, non seulement en matière économique, mais également dans la nécessité de domestiquer le pouvoir politique, finalement considéré comme un "trouble-fête". Henri Denis précise même que pour Saint-Simon, le problème social sera résolu lorsque les techniciens de léconomie capitaliste recevront le pouvoir. La Fondation Saint-Simon On peut bien sûr ironiser sur ces "fantasmes" dun idéaliste du XVIII e siècle mais la pensée saint-simonienne nen a pas moins grandement influencé les politiques et idéologues contemporains. Ce nest pas un hasard si fut fondée en France la Fondation Saint-Simon, dans laquelle se côtoyait maint représentant des "élites" politiques et économiques françaises. A ce propos, citons Keith Dixon : " Mais il ne faudrait pas négliger, dans un tout autre genre, les interventions autrement plus nuancées et sans doute plus efficaces à terme, de la Fondation Saint-Simon, où se retrouvent, dans un mélange qui na rien dhétéroclite, intellectuels de droite et de "gauche", économistes daffaires et universitaires, philosophes et journalistes, et qui sest donné pour mission dinculquer le "réalisme" aux acteurs sociaux. " (11) Il est intéressant de remarquer que cette fondation sest auto-dissoute en 1999. Pourtant, si la Fondation Saint-Simon na plus de raison dêtre, ne pourrait-on pas lexpliquer par le fait quelle a atteint ses objectifs, du moins en partie ? La question reste posée. Quoi quil en soit, la volonté de gérer, dadministrer la société dune manière mécanique, rationnelle, comme lon administre une entreprise, reste totalement dactualité. Pour preuve, rappelons simplement, à titre dexemple, que le patronat français sinterroge régulièrement sur la mutation éventuelle du MEDEF en véritable parti politique. Et retenons aussi lexemple italien, avec la prise du pouvoir, en mai 2001, par le premier homme daffaires dItalie, M. Silvio Berlusconi élection qui, en France, fait dire à certains que M. Jean-Marie Messier (actuel PDG de Vivendi-Universal) ferait également un dirigeant politique idéal Définitivement, la construction européenne représente une rupture dordre politique, au sein même dune continuité idéologique : le passage dun pouvoir politique à un pouvoir technocratique détermine et conditionne la pensée sur lEurope dominant actuellement, de même que sa matérialisation en une Europe de forme fédérale. Idéalisme idéologique et pragmatisme de laction sunissent on ne peut mieux dans le projet dUnion Européenne. Jean-Luc Chabot relate dune manière explicite lapparition de ce techno-scientisme : "Rassembler ceux qui savent pour quils soient tout à la fois les véritables réalisateurs de la décision politique et les bienfaiteurs des peuples, telle pourrait être la formule résumant la méthode toute pragmatique de Jean Monnet (...) il partage, avec les néo-saint-simoniens lidée que la démocratie et le marché doivent être éclairés et secrètement conduits par une poignée de spécialistes compétents." (12) Ce constat est corroboré par un article paru dans le Monde diplomatique sur la Cour de justice des Communautés européennes. Dans cet article, Anne-Cécile Robert rappelle que " Les " Pères fondateurs ", notamment Jean Monnet, privilégiant le pragmatisme par rapport au débat public, ont en effet choisi de bâtir lEurope par le droit, par lélaboration de normes communes ; cétait, pour eux, le moyen de faire avancer lintégration en évitant les controverses politiques où seraient inévitablement brandis les mots qui fâchent : fédéralisme, souveraineté. Cette stratégie explique lopacité et la " clandestinité " dans laquelle se construit lUnion européenne, de même que son caractère technocratique. " (13) Mais cette prise en charge de lautorité et du pouvoir par des gestionnaires a nécessairement des répercussions sur le fonctionnement et lorganisation de lEtat, et plus généralement de la politique. Partie suivante> Matthieu Périchaud Copyright 20 décembre 2001-Matthieu Périchaud/www.diploweb.com L'adresse URL de cette page est http://www.diploweb.com/globalisation/31.htm |
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