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"L'Europe et la globalisation", par Matthieu
Périchaud CHAPITRE 1 : Politique, médias et société Partie C : Culture, éducation et citoyenneté |
Introduction - 2. Continuité et rupture de la pensée sur l'Europe - 3. Europe et globalisme - 4. La communication sur l'Europe - Conclusion et bibliographie |
Les
notes de l'ensemble du chapitre 1 se trouvent en bas
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<Partie précédente Le développement et la " démocratisation " des nouveaux moyens de communication (multimédia, Internet, téléphonie mobile, etc.), ont permis un accroissement indéniable de la circulation de linformation. Mais dune information au sens large du terme puisque, comme nous lavons souligné, il sagit le plus souvent de communication plutôt que dinformation. Si cette évolution technique offre en soi une plus grande liberté aux citoyens, il serait pour autant illusoire den conclure que la vie sans contraintes est à notre portée Car ce que lon appelle les " nouvelles technologies " exige de la part des individus une dépendance toujours plus grande envers la technique, et envers ceux qui lélaborent. Quant aux "vieux" médias, à commencer par la télévision, leur maîtrise est conditionnée par des " qualités " pas forcément à la portée de tous, et leur utilisation ne se fait pas toujours dans lintérêt et le respect de chacun 1/ De la culture au divertissement Les critères médiatiques qui conditionnent de nos jours la politique, déjà évoqués, sont nombreux. Mais ils tendent tous vers le même but (partagé par les médias et les hommes politiques), à savoir capter lattention de la majorité de la population. Lobjectif pour les médias, serait, dit-on, essentiellement financier (39) : plus le "produit" est populaire, plus il attire les annonceurs publicitaires, plus il rapporte dargent. Une politique "spectacle" pour une société médiatique Pour lhomme politique, le succès sur la scène médiatique est le garant le plus sûr de son avenir même si, à trop en abuser, cela peut nuire. Il sensuit une personnalisation de la politique, où lon sintéresse plus aux qualités et défauts personnels quaux projets défendus. Ce que lon attend des politiciens, cest quils soient convaincants, proches du public, quils lui renvoient une image positive et narcissique. Cela nexclue pas laffrontement télévisuel. Simplement, les "joutes verbales" des politiques font partie du spectacle. Elles napportent pourtant rien ou très peu au débat (40). Ce dévoiement de la politique tiendrait au fait que les citoyens naiment pas la dure et cynique réalité (dans la réflexion, car ils sont pourtant attirés par des images pénibles de la réalité, surtout de celle des autres), mais préfèrent la douceur, le réconfort et un discours qui leur ressemble, et qui les rassemble. Est-ce réellement vrai ? Car lon sait bien que moins on aiguise sa réflexion, plus grandes sont lindifférence et la paresse intellectuelle. Or la télévision est devenue plus distractive quéducative (même dans lhorreur, la laideur et le mauvais goût). Du divertissement au travestissement A ce cruel constat, les professionnels des médias rétorquent que lon peut réfléchir et séduquer tout en se distrayant. Cest ce que les anglo-saxons appellent edutainment, contraction des mots education et entertainment (divertissement). On parle également dinfotainment (information et divertissement). Il est à ce propos intéressant de citer un extrait dun dossier consacré aux journalistes, paru dans lhebdomadaire Marianne (41) : " Voyez les docus télé, réalisés, dans une majorité des cas, par des " sous-traitants ". Témoignage dune pigiste régulière (et anonyme, bien sûr, car celle-ci veut rester régulière) : " On nous demande des choses incroyables. Lautre jour, pour un sujet sur les chambres de bonnes, on a exigé que je trouve un étudiant asiatique et une coiffeuse. Bref, que je procède à un casting ! " Pourquoi de telles précisions dans ce cahier des charges ? Parce que linfotainment ( ) chère aux grands du multimédia, dicte désormais sa loi dans le secteur : on ne cherche plus linfo, on la met en scène et en sauce, en fonction de la façon dont lémetteur se représente le public et ses goûts. La précarité, montante dans la profession (20% des journalistes sont précaires), facilite les choses, cest-à-dire la " souplesse " de ces journalistes. " La confusion des genres Ainsi, cette confusion entre information, éducation et divertissement se développe dans tous les domaines (notamment avec les CD-ROM et Internet). Elle a pour particularité de maintenir lindividu dans lisolement, quoique collectif, et le narcissisme : son partenaire nest quun écran (dordinateur, de télévision) quil peut éteindre à tout moment, a fortiori lorsque ce quil transmet est contrariant ou dérangeant. Serait-ce pour contrer ce risque de " décrochage " des téléspectateurs que lessentiel des programmes fait appel non pas à lintelligence et à la raison de lindividu, mais à ses pulsions (parfois les plus primaires ) ? Tous les sujets de lactualité peuvent donc se prêter à la mise en scène, y compris la politique. Mais la politique nest ni un jeu ni un spectacle. Pour cette raison, la télévision consacre bien la négation dun des fondements de la politique, à savoir laffrontement des idées. Télévision, éducation et sens critique Il nous paraît utile de souligner le déclin des chaînes de télévision généralistes au profit dune multitude de chaînes thématiques (par le câble ou le satellite). De prime abord, on peut se réjouir davoir un choix plus vaste, et surtout, de pouvoir regarder ce qui nous plaît le plus (pour les uns, des films, pour dautres, des documentaires ou du sport ). Pourtant, il sagit là dune regrettable évolution. Le peu démissions de qualité sur les chaînes généralistes (qui nous semble tout autant relever dune politique délibérée que dune simple réponse aux attentes du public) incite les téléspectateurs à sabonner à des chaînes payantes, et, de plus en plus, à ne regarder que ce qui les "passionne". Cette tendance sous-tend inévitablement une déculturation croissante des citoyens. En effet, comment être à même, individuellement, de juger les événements, de faire le tri dans cette surabondance dinformations, de prendre du recul par rapport à lactualité, quand on na plus (ou de moins en moins) de culture générale et de sens critique ? Bien évidemment, la télévision (et les médias plus généralement) nest pas la seule coupable. De la démocratie cognitive Il faut effectivement constater que, compte tenu de la suprématie de la science et de la technique dans nos sociétés, les politiques déducation tendent, de plus en plus, et de plus en plus tôt, à spécialiser les individus dans un domaine précis. Cela les rend certes compétents dans leur profession, mais plus enclins, pour le reste, à se contenter de lanalyse proposée par dautres professionnels (journalistes, hommes politiques, économistes ). Comme laffirme Edgar Morin: "Dans de telles conditions, le citoyen perd le droit à la connaissance. Il a le droit dacquérir un savoir spécialisé en faisant les études ad hoc, mais il est dépossédé en tant que citoyen de tout point de vue englobant et pertinent. ( ) Aujourdhui, on demande à chacun de croire que son ignorance est bonne, nécessaire, et on lui livre tout au plus des émissions de TV où les spécialistes éminents lui font quelques leçons distrayantes. La dépossession du savoir, très mal compensée par la vulgarisation médiatique, pose le problème historique clé de la démocratie cognitive. La continuation du processus techno-scientifique actuel, processus du reste aveugle et qui échappe à la conscience et à la volonté des scientifiques eux-mêmes, conduit à une régression forte de démocratie." (42) Ainsi, lhyper-spécialisation de nos sociétés modernes aboutit au paradoxe suivant : jamais la connaissance, et les moyens de la diffuser nont été aussi performants, et parallèlement, jamais le citoyen na été à ce point dépossédé de sa capacité à appréhender le monde qui lentoure, et à prendre part aux décisions qui préparent le monde de demain. Le psychanalyste Erich Fromm ne dit pas autre chose lorsquil constate que " Linstruction, à tous les niveaux, a atteint son apogée. Pourtant, alors que les individus sont plus instruits, ils ont moins de raison, de jugement, de convictions. Au mieux, leur intelligence est améliorée, mais leur raison, cest-à-dire la capacité de pénétrer au-delà de la surface et de comprendre les forces sous-jacentes de la vie individuelle et sociale, est de plus en plus appauvrie. " (43) Cependant, nous pensons que ce nest pas vraiment linstruction qui, " à tous les niveaux, a atteint son apogée. " mais plutôt léducation, ce qui nest pas tout à fait la même chose ! Instruction et éducation Si lon peut affirmer que, dune certaine manière, les citoyens sont de plus en plus éduqués parce quils acquièrent régulièrement des habitudes et des pratiques techniques (informatique, Internet, et le multimédia en général), il nous faut en effet constater quils ne sont pas forcément plus intelligents et plus instruits pour autant. Rappelons simplement la différence fondamentale entre les termes " éducation " et " instruction ". Tous deux dorigine latine, le mot " éducation " provient du terme " ducere ", qui signifie conduire ; le terme " instruction " provient lui du vocable " struere ", dont la signification est construire, élever. Précisément, linstruction revient donc à accompagner lindividu, à fournir les connaissances lui permettant de sélever et de se construire. A linverse, léducation est un processus visant, non pas à construire, mais plus simplement à conduire lindividu dans un sens choisi, autrement dit, à le conformer. Il va sans dire que linstruction na donc aucun rapport avec léducation, tant au niveau étymologique quen terme de théorie et de pratique. Assurément, instruire cest accompagner, éduquer cest conduire. Instruire, cest construire, éduquer cest conformer. On peut donc être éduqué, sans pour autant être instruit Or que pouvons-nous constater ? Léducation dans son ensemble est réellement sous lemprise du scientisme : même la philosophie, lhistoire, etc., sappellent " sciences humaines ", " sciences sociales ", et ce nest pas pour rien ! Toutes les disciplines sont, peu ou prou, soumises à une démarche "rationnelle" faite dautomatismes de pensée et daction qui cloisonnent grandement la réflexion. De plus, cette démarche éducative laisse peu de place, et peu de temps, à la confrontation des idées et des opinions ; elle ne permet que très rarement de recentrer un sujet ou une matière dans un contexte bien plus général. Comment dès lors relativiser linformation, lévaluer et la juger en faisant appel à sa culture générale, à son sens critique, et tout simplement, au bon sens ? 2/ Du citoyen cultivé au consommateur "éduqué" Cette concordance de la télévision et de léducation dans le phénomène général de déculturation massive nest pas vraiment leffet du hasard. Elle est, à maints égards, recherchée et programmée depuis de nombreuses années. Lintérêt est, bien sûr, économique, mais également social et politique. Ainsi, comme le rappelle Armand Mattelart, " Cest aux Etats-Unis, dès les années 70, que commence à sélaborer une réflexion sur larticulation entre nouvelles technologies de linformation et politiques gouvernementales. Dans un double but : affaiblir la tutelle de lEtat et installer le modèle libéral concurrentiel. Cela commence par lapplication de lélectronique aux " besoins sociaux " et se termine, provisoirement, par des mégafusions, comme celle de Vivendi-Canal Plus et Universal, dont on sait quelles menacent désormais la diversité culturelle. " (44) Mais la menace ne porte pas que sur la diversité culturelle, elle porte aussi sur la diversité dopinion. Elle touche en effet la capacité de lindividu à appréhender individuellement et personnellement le réel, à le juger, à exercer un sens critique, en résumé, à penser puis à (ré)agir en conséquence. Education collective et épanouissement personnel A titre dexemple, lentrée en force des médias électroniques dans léducation mènera rapidement au télé-enseignement, et peut-être, à plus long terme, au télé-travail. Cela nest pas un problème en soi. Quoique la relation entre individus par lintermédiaire doutils de communication ne peut jamais se comparer, ni remplacer de vrais échanges, de vraies rencontres Mais cela peut tout de même avoir un certain intérêt. Tout réside encore une fois dans la manière dont nous est présentée et proposée cette évolution. Or cette dernière est conditionnée par deux éléments : dune part, la privatisation et la collectivisation de léducation et de laccès aux connaissances, dautre part lappauvrissement de la culture et lexclusion des savoirs jugés inutiles et/ou non rentables (par qui ? pourquoi ?). Privatiser la connaissance Privatisation et marchandisation, parce que les industriels poussent les instances publiques à libéraliser léducation (45). Constatons, parallèlement, que la dégradation de la qualité de lenseignement résulte de choix politiques (par exemple en France, 80% de bacheliers par classe dâge, rejet du redoublement de classe pour les élèves qui en auraient besoin, sur-notation des examens pour "homogénéiser" le niveau des élèves, etc.) qui encouragent les parents à se tourner vers lenseignement privé (payant) et bientôt vers lenseignement par Internet, par CD-ROM, etc. (également payant). De plus en plus, le système éducatif tend, non pas à permettre aux individus de "tirer" le meilleur deux-mêmes pour leur propre épanouissement, non pas à aider chacun à développer ses potentialités personnelles, mais à "tirer" le maximum de chacun pour le mettre au service de la collectivité, selon les orientations que celle-ci sest fixée. Cest dans ce contexte que lon peut parler de collectivisation de léducation. Collectiviser lintelligence Cet enseignement " collectif " doit amener les individus à travailler en équipe, pour augmenter la connaissance " collective ". En conséquence, tout ce qui tend à différencier les individus, à promouvoir loriginalité, nest pas forcément le bienvenu, sauf si cela ne remet pas en cause lesprit déquipe, lesprit collectif. On retrouve dès les années 60 ce souci de collectiviser la connaissance et lintelligence dans un ensemble de remarques de M. Jacques Maisonrouge (à lépoque président français de IBM-Europe). Selon M. Maisonrouge, lEurope et la France quil observe à lépoque sont caractérisées par une structure de lenseignement qui ne favorise pas lémergence de "bons dirigeants" et de "bons chefs dentreprise". Ce problème provient, selon lui, du fait que lenseignement est trop individualisé, trop académique (et surtout, avec un manque de formation en gestion et marketing, dont lindustrie a besoin) : " Or lenseignement tel que nous le connaissons, cest-à-dire basé sur une attitude constante de compétition avec les camarades détudes, ne favorise pas lesprit déquipe. LEuropéen préfère encore le travail isolé au travail de groupe. " (46) Le travail de groupe permet en effet un meilleur ajustement de chacun aux besoins de lensemble, plus spécifiquement ici aux besoins de lentreprise Selon ce raisonnement fallacieux, si chacun cherche trop à développer son intelligence et son potentiel pour lui seul, en conclut M. Maisonrouge, cela est nuisible au groupe ! Cest totalement contestable car on sait fort bien que, par de nombreuses études en psychologie, ce que lon peut appeler " lauto-accomplissement " de lindividu (réalisation de soi) le libère dune grande part son agressivité, de sa méfiance à légard des autres, et quil pourrait alors permettre une société bien plus harmonieuse, du moins basée sur une toute autre relation entre ses membres (ceci nest toutefois pas lobjet de notre propos, nous ne le développerons donc pas ici). De cette collectivisation de lenseignement découle largement le "nivellement par le bas" que lon peut observer chaque jour un peu plus. Là encore, il est indéniable que ce fait résulte de choix politiques, eux-mêmes déterminés par la suprématie de léconomique (47). Education et société industrielle marchande Il est, à cet égard, intéressant de citer Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui dans son ouvrage Le défi américain, révèle notamment pourquoi et comment léducation des citoyens doit se conformer aux besoins de lindustrie. Ainsi, celui que lon surnomme " JJSS " affirme : " Dabord, le développement systématique des relations " client-fournisseur " : les laboratoires, ceux des ministères comme ceux de lUniversité, doivent trouver naturel de travailler sous contrats et dans les directions déterminées par les industriels " (48). Les étudiants et la société dans son ensemble doivent donc se mettre au service de lindustrie Censure ou loi du marché ? Précisément, parce que léducation est de plus en plus programmée en fonction des buts et des intérêts de la société marchande industrielle, ou post-industrielle dailleurs (49), la culture sappauvrit inéluctablement, dès lors que sont de plus en plus délaissés les savoirs et les arts qui, soit ne correspondent plus aux besoins techniques auxquels sont désormais accoutumés les citoyens, soit noffrent pas (plus) une valeur commerciale et marchande justifiant de les maintenir en vie. Selon Armand Farrachi: "De même quelle sentend à neutraliser linformation sans la supprimer mais en la noyant dans un flot continuel dinformations indifférenciées, la censure économique na pas besoin de ciseaux ni de cartons pour interdire les uvres non conformes au principe de rentabilité. Il lui suffit dempêcher celles qui nauraient pas de public constitué par avance, et par elle-même. Luvre na plus à créer son public mais à répondre à la demande dun public " formaté " par le marché. Le vide sera comblé par des ersatz, sur le modèle de ces musiques dascenseurs, de salles dattente et de supermarchés, faites non pour être écoutées mais pour vendre et pour faire patienter, art de charmeurs de serpents ou damuseurs desclaves à qui labrutissement sert dextase et lAudimat de jugement. Tandis quils sapplaudissent entre eux, on sennuie, avouons-le, on sennuie énormément." (50) En effet, la culture rime surtout maintenant avec loisirs et divertissements payants (parcs à thème, par exemple) et avec consommation sans limite. Consommer ou posséder ? Notons, à ce propos, que lon évolue de plus en plus vers la location, et non plus lachat, dinformations, de services et de biens, doù une dépendance accrue envers les fournisseurs. Cette dépendance ne fera que saccroître dans le futur : par exemple, sachez que le développement dInternet amène de plus en plus de spécialistes, de fabricants et de consommateurs à utiliser et à considérer le " réseau des réseaux " comme un gigantesque disque dur global Plus besoin de stocker les informations sur son propre ordinateur, forcément limité en terme de mémoire Une marque informatique na-t-elle pas du reste lancé sur le marché une gamme dordinateurs où certes, subsiste encore un disque dur personnel, mais où le lecteur/enregistreur de disquettes est en option !. Cest un peu comme si lon nous encourageait à emprunter des livres en bibliothèque, mais à ne jamais en posséder véritablement chez soi. Conséquence : toujours pour des raisons pratiques, et pour plus de simplicité, lindividu se dépossède de plus en plus de ses propres moyens daccéder à la connaissance. Autre exemple, lon nous annonce depuis longtemps lagonie des encyclopédies version papier, mais maintenant on prévoit que, dici quelques années, ce sont les encyclopédies version CD-ROM qui "prendront leur retraite" : lon consultera directement sur le Net les encyclopédies électroniques, on accédera enfin au savoir planétaire depuis chez soi. Ce que lon appelle désormais la culture rime aussi chaque jour un peu plus avec les adjectifs éphémère et périssable (51). Le " mieux " se résume maintenant au " plus ". Et le " plus " implique forcément le " neuf ", le " nouveau ", le " dernier cri ". Or si lon a toujours tendance à vanter les avantages du progrès, du changement, de la nouveauté, on met relativement moins laccent sur les inconvénients que ces derniers comportent, encore moins laccent sur lintérêt dune société volontairement fondée sur la perpétuelle insatisfaction des individus. Des conséquences possibles du progrès Prenons lexemple très concret du livre. Les progrès techniques en matière informatique font que nous aurons bientôt la possibilité, au lieu dacheter un livre fait dencre et de papier, de le télécharger sur une sorte de livre-écran. Nous pourrons faire de même avec les quotidiens, les magazines, etc. Cela est fort séduisant, dans la mesure où, sans sortir de chez soi, chacun pourra se procurer de la lecture et "sinformer". Pourtant, cela pourrait signifier, peut-être à long terme, la disparition de lécrit sur papier, la fermeture des bibliothèques (lieu de rencontres physiques, réelles, où lon peut se cultiver gratuitement, alors que par Internet, laccès à la culture est logiquement payant et conditionné par un environnement extrêmement commercial ) (52). Cela implique surtout, une dépendance accrue envers lordinateur, la technique et ceux qui la produisent. En admettant quen effet, le papier disparaisse comme moyen de communication, que se passerait-il en cas de simple panne délectricité (cas relativement bénin) ? Que se passerait-il si les propriétaires des " autoroutes de linformation " bloquaient laccès à certaines informations, à certains ouvrages (cas bien plus inquiétant) ? Pour revenir aux encyclopédies électroniques, constatons simplement la différence entre un savoir imprimé et que lon possède chez soi, et un savoir peut-être bien plus important, mais qui reste immatériel et que lon ne possède pas : lon pourrait rapidement se retrouver, dans un cas extrême, avec des informations modifiées, réécrites, en fonction des impératifs du moment, en fonction des modes et des intérêts des uns et des autres, etc. La novlangue qui sévit dans 1984 de Orwell pourrait bien plus facilement devenir une réalité avec Internet quavec la presse à imprimer La liberté de choix et le choix de la liberté Il est sûr que beaucoup trouveront ce dernier cas de figure impossible, et que certains ny trouveront quune méfiance, voire un rejet, de ce que lon appelle les " nouvelles technologies ", et du progrès technique en général. Cest pourtant loin dêtre le cas. Car nous ne cesserons de le répéter, la technique importe bien moins que lusage que lon en fait Cest une fois de plus lutilisation de la technique, non pas la technique elle-même, qui peut tout autant libérer lhomme que lasservir. Si lensemble des hommes choisit de dépendre de plus en plus de la technique, cest une option difficilement contestable. En revanche, si ce nest que le choix de certains, et que le reste des citoyens na pas droit au chapitre, autrement dit quils doivent sadapter, suivre le mouvement, alors il y a bien lieu de sinterroger sur la pertinence dun tel choix. 3/ Le citoyen du XXI e siècle : un citoyen flexible Ce vaste mouvement de déculturation des individus, et de marchandisation des connaissances auquel nous assistons apparaît alors plus cohérent et plus construit à la lumière dun rapport datant de 1971, produit par la NASA (agence américaine théoriquement consacrée à lespace, mais également concernée par les télécommunications et les nouvelles technologies). Ce rapport est intitulé "Communications for Social Needs : Technological Opportunities." (53) Dans ce document, nous apprenons, entre autres, que lobjectif de la télé-éducation est " dinstaurer des attitudes qui favorisent la naissance dun citoyen flexible qui, comme beaucoup lont déjà pressenti, sera le citoyen dont le XXI e siècle aura besoin ". Ce rapport définit donc lindividu dont notre nouveau siècle aura besoin ! Un choix quil faudrait assumer ouvertement La personnalisation du mot " siècle " est on ne peut plus révélatrice : elle permet de ne pas ouvertement affirmer que ce nest pas le XXI e siècle qui a besoin dun citoyen flexible, mais bien les dirigeants économiques et financiers, pour le commerce et lindustrie, les dirigeants politiques et sociaux, pour modifier les comportements et gérer les "masses". Il faut effectivement bien comprendre que ce besoin de "citoyens flexibles" provient surtout de notre système occidental de développement, qui désormais simpose, et le mot est faible, partout. Ce système est essentiellement caractérisé, nous lavons vu, par le règne de lindustrie, du progrès technique et scientifique, mais il est aussi conditionné par le règne du citoyen-consommateur, sommé de dépenser toujours plus pour profiter des "prodigieuses avancées" de la connaissance humaine. Sans quoi notre société industrielle, basée sur la croissance infinie et la commercialisation des découvertes, naurait aucune raison dêtre et seffondrerait. De la "nourriture humaine" Pour que le système que nous connaissons perdure, il faut inévitablement le "nourrir". Nous entendons par là quil faut sans cesse de nouveaux individus formés (et formatés) pour rechercher sans cesse, pour perfectionner constamment, pour appliquer (commercialiser) de plus en plus rapidement les découvertes des chercheurs. Une illustration manifeste de cette mécanique nous est à nouveau fournie par Jean-Jacques Servan-Schreiber, dans son essai intitulé Le défi mondial. Cet auteur senthousiasme ainsi pour lavènement de la société de linformation, et pour la révolution que représente la généralisation de lutilisation de lordinateur : " Les robots, ici encore, il faut changer de regard pour ne pas sy tromper, loin de réduire le besoin en hommes, multiplient le nombre dhommes dont on a besoin. Et chaque homme, nous avons même dit chaque enfant, peut en quelques mois être suffisamment informé, entraîné, pour participer utilement, à son niveau, qui ne cessera de progresser, à la " nourriture humaine " de lunivers des circuits informatisés. " (54) Lhomme, maître et esclave Lutilisation de lexpression " nourriture humaine ", avec tout ce quelle peut avoir de répugnant à légard de lêtre humain, témoigne parfaitement de notre dépendance à légard de la technique, qui, de plus en plus, nous asservit autant quelle nous libère (55). En somme, il sagit là dun cercle vicieux : les découvertes techno-scientifiques font progresser les hommes dans leur soif de puissance et de maîtrise de tout ce qui les entoure, mais pour quils puissent continuer à vivre et à toujours plus "progresser", il leur faut se soumettre aux modifications quont engendrées leurs découvertes. Raison ou bon sens ? Mais la réelle question est vraiment jusquoù ? Jusquà quel point devons-nous accepter un environnement de plus en plus déterminé par la " raison ", mais de moins en moins par le " bon sens " (56) ? Ce doute légitime que nous ressentons tous, que nous masquons malgré tout dans cette fuite en avant, dans cette quête absurde de la perfection, Hervé René Martin lexprime habilement dans La mondialisation racontée à ceux qui la subissent : "Après sêtre soumis à Dieu, il [lhomme occidental] se soumet à sa propre raison. Pourtant son projet initial est toujours le même : se rendre maître de la nature. En libérant sa raison de toute contrainte idéologique, lhomme occidental va simplement devenir incroyablement plus efficace. Il y a néanmoins quelque chose quil vient de perdre et qui, sans quil puisse encore sen douter, va le conduire aux plus grands désastres : cest la relation avec sa propre irrationalité. Sous linfluence du matérialisme scientifique, tout ce qui ne peut être vu avec les yeux ou appréhendé avec les mains sera révoqué en doute, nous dit le psychanalyste suisse Carl Gustav Jung. Les représentants les plus avancés de la conscience européenne vont semployer à enfermer lesprit dans une dépendance totale à la matière et aux causes matérielles. ( ) Dieu est mort ? A la place lhomme occidental divinisera la machine, largent et toute chose concrète que sa raison libérée de toute contrainte lui permettra dappréhender." (57) Comme nous laffirmions précédemment, dans un tel système, il faut donc que les individus soient amenés à perpétuer cet inextinguible besoin d" ouvriers du progrès ". Cest dans ce contexte que les programmes déducation savèrent essentiels. De léducation citoyenne à la formation professionnelle Nous avons ainsi pu constater, depuis des décennies maintenant, une valorisation croissante des matières scientifiques et techniques, tandis que ce que lon appelait autrefois les humanités, cest-à-dire la philosophie, la littérature, lhistoire, etc. (en résumé, tout ce qui permet une culture générale indispensable, afin de penser et dagir individuellement) sont dépréciées. Dès 1976, Herbert Marcuse constatait, à propos de la société américaine : " Une attaque concertée est actuellement en cours pour détourner les écoles et les universités dans le sens de la formation professionnelle : réduire la part des humanités et des sciences sociales, et faire baisser le niveau de lenseignement non professionnel. " (58) Le cerveau planétaire Pour que cette société du progrès éternel fonctionne parfaitement, lenseignement doit en priorité assurer le développement de ce que certains appellent un " cerveau planétaire ", cest-à-dire permettre la coordination croissante de lintelligence de chacun, pour la fondre en une intelligence globale. Pour cela, il faut également assurer la circulation permanente de linformation, dans toutes les strates de la société, et dans le monde entier, doù lenjeu essentiel des autoroutes de linformation-communication. Ces dernières représentent effectivement un prodigieux accroissement de lefficacité potentielle du " cerveau planétaire " Bien évidemment, le système éducatif reste lélément-clé de la dynamique car il doit inciter la grande majorité des individus à se diriger vers les enseignements et les spécialités "porteuses", en terme de progrès scientifique et technique. Du "recyclage humain" Aussi, lensemble de la société doit-il, avec enthousiasme si possible, se soumettre à cette marche en avant quasi-infinie, et dont personne ne peut malgré tout prévoir les véritables conséquences, positives comme négatives. Pour étayer cette évolution, faisons à nouveau appel au talent "prémonitoire" de Jean-Jacques Servan-Schreiber. Dès 1967, dans Le défi américain (déjà cité), cet auteur affirme la nécessité de soumettre les individus à la toute puissance du progrès et de la science (ce quil nomme " la Big science "), et lien de cause à effet, de soumettre la société humaine aux exigences de lindustrie. Concernant limpérialisme techno-scientifique, " JJSS " affirme : "Le besoin fondamental est celui de ladaptation aux techniques modernes, donc le besoin déducation. Au rythme de changement que nous devons envisager, léducation au sens classique, sera, de loin, insuffisante. Il faudra une réadaptation constante, et la possibilité à chaque instant doffrir des " recyclages ", à base de programmes éducatifs organisés ( ). Il y faudra des dizaines de milliers de spécialistes en ordinateurs, de ceux quon appelle les " programmeurs ". Ensuite , les ordinateurs eux-mêmes serviront denseignants et de programmeurs pour leur propre technologie. Avant que cette période narrive, cest-à-dire avant 1980, il faudra que les responsables politiques en aient maîtrisé les implications." (59) Les ouvriers du progrès Le propos est clair et déterminé : le progrès économique et industriel réclame des individus compétents aux plans technique et scientifique. Léducation doit donc fournir ces " ouvriers du progrès ", et les " responsables politiques " doivent élaborer des programmes répondant à cet objectif. Quid du choix des individus ? Quid de leur épanouissement personnel (qui nest pas forcément dordre scientifique ou technique) ? Ces questions trouvent aisément leur réponse chez " JJSS ", comme chez de nombreux prosélytes de la Science et du Progrès collectif : "Une société tout à fait nouvelle est en vue, qui émergera avant que les hommes de trente ans aient pris leur retraite. Ce ne sera pas seulement une société beaucoup plus " riche ". Au-delà dun certain seuil, la richesse se traduit moins par un niveau de vie supérieur que par un mode vie différent. La société " post-industrielle " sera caractérisée par une liberté sans précédent de lhomme à légard des contraintes physiques, économiques, biologiques : quasi-disparition du travail manuel, temps libre supérieur au temps de travail, abolition des distances, développement spectaculaire des moyens de culture et dinformation, pouvoir décuplé sur la nature et sur la vie, etc. Cette société sera-t-elle plus heureuse ? Cest une autre question, qui ne comporte sans doute pas de réponse. Mais il est certain quelle représentera lavant-garde de lhistoire humaine, et ceci nous regarde." (60) Le progrès pour aujourdhui, le bonheur pour demain Cette société, dans laquelle nous vivons maintenant, est-elle plus heureuse ? Pour Jean-Jacques Servan-Schreiber, cette question ne semble effectivement pas essentielle. Le plus important est que lhomme (entendons ici la collectivité humaine, non pas lindividu) progresse éternellement, soit à l" avant-garde ", pour quenfin demain, il devienne un Dieu vivant ou un sur-homme ! Ainsi, lépanouissement de chacun au sein de la société a moins de valeur que le "progrès" collectif de lhumanité Ou encore, sil nest pas moins important, il doit cependant être conditionné, et ne pas contrarier les exigences collectives de la " Big science ". Revenons plus précisément à léducation, et à la forme que doit revêtir celle-ci pour répondre aux impératifs de la croissance et du progrès. Rappelons-le, il sagit dobtenir le plus de flexibilité, dadaptabilité de la part des citoyens. Léducation, nous lavons vu, est lélément déterminant afin de poursuivre le développement "éternel" de ce que nous pouvons définitivement appeler la " croiscience " (puisque les contractions sont à la mode, pourquoi ne pas contracter les termes phare de notre société, " croissance " et " science " ?). Cette éducation, pour être efficace, doit nécessairement être constante, permanente. Un citoyen employable Cest ainsi que lon peut actuellement constater lapparition dune nouvelle expression (aussi hideuse que révélatrice), lemployabilité. Ce terme, dorigine anglo-saxonne, est en fait la contraction demploi et de flexibilité (adaptabilité). On lentend de plus en plus dans les médias, chez les hommes politiques, les économistes, les industriels. Il est en totale cohérence avec la volonté dorganiser la vie des hommes selon les impératifs de la " croiscience ", et dy soumettre également tout ce qui existe sur la planète, voire au-delà Il sagit en quelque sorte, daccoutumer les populations, dans un premier temps, à linstabilité et à la précarité de lemploi, pour, dans un deuxième temps, les habituer à se (re)convertir régulièrement aux nouveaux métiers dont léconomie et le progrès auront besoin. Le long terme et le court terme Encore une fois, ce qui émerge aujourdhui est le résultat de choix effectués il y a plusieurs décennies. Il serait bien illusoire de croire que les dirigeants nagissent ou ne proposent que des solutions à court terme, ou quils sont totalement dépendants dune actualité imprévisible et mouvante. Cette fausse croyance résulte en grande partie de la surinformation et de la désinformation, phénomènes étudiés précédemment. Sil ne fait aucun doute que les événements conjoncturels ont une certaine influence sur les choix politiques, économiques et sociaux, ils ne remettent pourtant que très rarement en cause les décisions majeures, les orientations structurelles. Or ces dernières sont les plus déterminantes parce quelles modifient en profondeur la société, et modèlent de jour en jour la société de demain. Des vertus de linsécurité, ou le malheur des uns pour le bonheur de tous Comme nous laffirmions, il sagit donc daccoutumer les citoyens à linstabilité et à la précarité de lemploi, pour quils puissent constamment se " régénérer " et être " mobiles ", au sein dune société " ouverte " et globale. Pour les thuriféraires de la " croiscience ", cette incertitude, cette insécurité des citoyens face à lemploi est même une " saine inquiétude " ! Et elle ne date pas du tout du néolibéralisme Là encore, dès les années 60, Jacques Maisonrouge (déjà cité) peut affirmer, à propos du manque de collaboration entre ladministration et les entreprises (à lépoque, car cest loin dêtre le cas maintenant) : " Ce nest pas un stage de quelques mois dans lindustrie qui peut permettre à un élève de lENA de saisir la complexité de léconomie des affaires ni surtout les difficultés des relations humaines. Dautre part, la stabilité et la sécurité des carrières de ladministration créent un état desprit bien différent de celui de lentreprise bien gérée où les cadres éprouvent constamment une " saine inquiétude " pour leur avenir. " (61). Quon se le dise, la sécurité de lemploi est apparemment dangereuse Mobiliser pour avancer, avancer pour être mobiles Notre société moderne est définitivement conditionnée par le mythe de la croissance infinie et lillusion de la toute puissance de la Science, ce que nous avons appelé le règne de la " croiscience ". Ce dogme, cette religion des modernes implique de la part des individus une adaptabilité, une mobilité et une malléabilité maximales. Les médias, tout comme les politiques, sont dès lors conditionnés par la nécessité de promouvoir cette " société ouverte ", cette société globale, société sans frontières, société de la révolution collective permanente. Comme nous avons pu le constater, les orientations choisies par les dirigeants politiques et économiques, orientations qui nous affectent aujourdhui, ne datent pas dhier. Ce que lon appelle maintenant le néolibéralisme est indubitablement la conséquence de décisions adoptées il y a de cela des décennies. Dans le chapitre suivant, nous pourrons également montrer que la pensée actuelle sur lEurope, et sa concrétisation, sont elles aussi laboutissement dun processus de longue date. Partie suivante> Matthieu Périchaud Notes de l'ensemble du chapitre 1:
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