Régis Genté est correspondant depuis vingt ans dans l’ex espace soviétique pour RFI, France 24, Le Figaro. Il est installé en Géorgie et s’intéresse notamment aux conflits post-soviétiques, aux cercles dirigeants (en Russie, Ukraine…), et aux questions géopolitiques et énergétiques.
Stéphane Siohan est correspondant à Kyiv depuis 2013 pour Libération, Le Temps et RFI. Il a observé l’ascension du phénomène Zelensky depuis 2018 et couvre actuellement la guerre de la Russie en Ukraine.
Régis Genté et Stéphane Siohan publient, « Volodymyr Zelensky. Dans la tête d’un héros », éd. Robert Laffont, mai 2022. Ils répondent aux questions de Pierre Verluise, docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb.com.
Comment durant les dernières décennies ont évolué les relations entre l’Ukraine et la Russie ? Comment, depuis 2014, la guerre de la Russie contre l’Ukraine accélère-t-elle la cristallisation d’une identité nationale ukrainienne ? Avec la relance de la guerre le 24 février 2022, quel est l’objectif majeur de V. Poutine à l’égard de l’Ukraine ? Quelles sont les intentions du Président Vladimir Poutine à l’égard des 14 autres Républiques ex-soviétiques ?
Régis Genté et Stéphane Siohan répondent avec précision à ces questions de Pierre Verluise pour Diploweb.com. Il viennent de co-signer un livre que le Diploweb.com recommande : Régis Genté, Stéphane Siohan, « Volodymyr Zelensky. Dans la tête d’un héros », éd. Robert Laffont, mai 2022. A paraître en plus de 15 langues.
Pierre Verluise (P. V.) : Votre livre débute par l’actualité, mais il met aussi brillamment en perspective les relations entre les acteurs, étatiques, politiques et économiques. Avant d’en venir à l’actualité et aux perspectives, comment durant les dernières décennies ont évolué les relations entre l’Ukraine et la Russie ?
Stéphane Siohan : L’Ukraine vient de célébrer les 30 ans de son indépendance en août 2021. Il s’agit à la fois d’un anniversaire symbolique autant que d’un signe du passage de l’adolescence à l’âge adulte de l’Ukraine comme État indépendant. Dans la première décennie post-soviétique, à bien des égards, les élites politiques ukrainiennes et russes étaient semblables. L’idée nationale ukrainienne avait survécu tant bien que mal à sept décennies de domination soviétique. Mais elle avait peine à devenir une évidence au sein d’une population diverse. La conception de l’identité ukrainienne reposait avant tout sur une base culturelle, linguistique et ethnique, et non sur l’idée d’un pacte politique et civique commun. Enfin, les populations ukrainienne et russe avaient un vécu commun, les sociétés communiquaient et la Russie disposait de relais politiques, culturels et religieux forts en Ukraine. Mais il faut comprendre qu’en 30 ans, l’Ukraine a connu un basculement complet, ainsi qu’un « reset » complet de son identité politique. En France, on a tendance à exagérer le prise géographique, l’opposition Ukraine de l’ouest vs. Ukraine de l’est, ou bien l’aspect linguistique, pour définir qui est « pro-ukrainien » ou « pro-russe ». Or, selon moi, la clé de compréhension de l’évolution des relations Ukraine-Russie est générationnelle : un Ukrainien qui avait 40 ans en 1991 a aujourd’hui 71 ans, tandis qu’un Ukrainien qui a 40 ans en 2022 avait 9 ans en 1991, c’était un enfant. La génération qui est arrivée à l’âge des responsabilités durant la dernière décennie, depuis la révolution de Maïdan (2013-2014), n’a jamais connu une expérience de socialisation à l’âge adulte à l’époque soviétique et n’éprouve aucune nostalgie pour ce temps révolu. Moscou n’est plus la métropole vers laquelle on regarde. L’ADN politique ukrainien s’est reconstitué en puisant à différentes sources : l’Hetmanat cosaque au XVIIème siècle, la République populaire d’Ukraine (1917-1921)… Mais les Ukrainiens se sont aussi mis à regarder l’Union européenne, à assumer leur part d’héritage austro-hongrois, à travailler leur relation complexe avec la Pologne (ex-satellite soviétique), à lorgner vers le modèle de développement des Pays baltes (ex-Républiques soviétiques)… Les révolutions constituent bien entendu des moments d’inflexion : la Révolution orange de 2004 constitue un tournant, car l’Ukraine tourne le dos à la Russie en instaurant le principe d’une compétition politique libre et la culture de l’alternance démocratique. Les dérives autoritaires du régime kleptocratique de Viktor Ianoukovitch, pourtant élu librement, feront l’effet d’un repoussoir. La révolution de Maïdan pose les bases d’un projet européen, mais aussi d’une interrogation fondamentale : projet d’Etat-nation européen vs. Etat-croupion adossé au monde russe. Cependant, l’annexion de la Crimée comme la guerre du Donbass et l’intervention militaire directe de la Russie constituent une rupture majeure dans la perception qu’ont les Ukrainiens de la Russie. Je considère aussi que la suppression du régime des visas pour les Ukrainiens dans l’espace Schengen en 2017 est une étape sous-estimée : les Ukrainiens se mettent à voyager en masse, sans contraintes, dans l’UE, y émigrent parfois, et sont à même de comparer le projet politique, économique et social de pays comme la Pologne, la République tchèque ou la Lituanie avec celui de la Russie. Enfin, le 24 février 2022 restera la cassure historique entre les deux pays : selon un sondage récent de l’Institut international de sociologie de Kyiv, seuls 2% des Ukrainiens ont encore une vision positive de la Russie. Quant à la langue, son importance dans les crises des dix dernières années est à mon sens surestimée. Il n’existe en aucun cas une répression des populations russophones en Ukraine, comme le clame Moscou. Je suis bien placé pour le savoir, pratiquant la langue russe au quotidien depuis dix ans à Kyiv. On constate un processus d’Ukrainisation lente, dû au fait que depuis 1992, l’ukrainien est la langue d’Etat, la langue d’enseignement et celle par laquelle on passe ses examens d’entrée à l’université. La carte linguistique de l’Ukraine ressemble à camaïeu sans frontières, où les langues s’entremêlent et se mélangent dans les géographies et dans le quotidien des gens. Les talk-shows politiques populaires sont bilingues. Les deux langues sont pratiquées au sein des mêmes familles, avec une tendance à l’ukrainisation des jeunes générations. Même le Donbass n’y échappe pas. On observe donc une situation de bilinguisme dynamique, mais non conflictuelle : les questions liées aux langues sont âprement discutées, comme ailleurs, et ne sont pas sans créer des problèmes politiques, des polémiques. De manière générale, le russe est plus relégué à la sphère domestique et l’ukrainien devient la langue de l’expression en public, ainsi que celle de la culture. Au final, on observe la montée progressive d’une identité nationale civique basée sur des valeurs incluantes, qui transcendent les appartenances linguistiques, ethniques ou religieuses, autour d’une valeur cardinale : la liberté, et la volonté de vivre-ensemble et de défendre ce pays.
P.V. : Comment l’agression russe de 2014 contre l’Ukraine viole t’elle le droit international et les engagements de la Russie par le mémorandum de Budapest (1994). Comment cette guerre, en Crimée puis dans le Donbass contribue-t-elle progressivement à la cristallisation d’une identité nationale ukrainienne, accélérée par la relance de la guerre russe le 24 février 2022 contre l’Ukraine ?
Stéphane Siohan : Il y a plusieurs lectures contradictoires des obligations inhérentes aux cosignataires du mémorandum de Budapest de 1994, aussi bien sur le principe de la non-agression que sur celui de l’assistance des pays signataires et associés (Etats-Unis-Grande-Bretagne et France) à l’Ukraine si celle-ci était agressée. Mais en réalité, l’émotion et la psychologie sont là plus importants que le juridique : les élites ukrainiennes post-Maïdan considèrent que l’Ukraine avait donné ses ogives nucléaires en échange de garanties pour sa sécurité. Donc, beaucoup d’Ukrainiens considèrent que la Russie a déchiré le contrat, et que les Occidentaux les ont trahis. La guerre du Donbass de 2014 constitue une rupture majeure. Par exemple, lors de la bataille d’Ilovaïsk, en août 2014, l’armée russe bombarde un corridor humanitaire agréé par Petro Porochenko et Vladimir Poutine et massacre plusieurs centaines de soldats ukrainiens. Dès ce jour, c’est fini, la parole russe est totalement démonétisée. Depuis au moins 2014, l’erreur stratégique russe a été de considérer que les bassins industriels russophones du sud et de l’est allaient se rallier en masse au projet de « Monde russe ». En fait, dans leur pluralité, Kharkiv, Dnipro, Zaporijjia, Odessa, etc, acceptent l’évolution politique liée à Maïdan. Seul le Donbass, vase clos industriel à la sociologie spécifique et très complexe, prête le flanc au projet russe. Le phénomène majeur de 2014 est l’éveil massif des jeunes populations adultes du centre-est et du sud de l’Ukraine à l’idée nationale ukrainienne. Il est notoire que parmi les soldats mobilisés dans la guerre du Donbass, il y ait une surreprésentation de combattants de l’est, notamment de Dnipro, ville russophone d’un million d’habitants, qui devient un bastion de cette nouvelle identité ukrainienne moderne.
Régis Genté : Je confirme. En 2014, 2015, 2016, lorsque je sortais du Donbass occupé, je rencontrais dans des villes comme Konstantinivka, Kramatorsk ou Sloviansk une humeur pro-russe. Cela ne voulait pas forcément dire que les habitants de ces petites villes soutenaient la guerre et voulaient rejoindre la Russie immédiatement. Et puis, après que le front se soit stabilisé en 2016 disons, que les entités soi-disant « séparatistes » ont commencé à vivre indépendamment de l’Ukraine et sous la domination russe, peu à peu les populations de cette partie non-occupée du Donbass ont perdu cette humeur pro-russe. Chacun avait un ami ou un parent côté « séparatiste » et a découvert ce que cela voulait dire de vivre là-bas : les mines « noyées » et les usines fermées, les arriérés de salaire sur des mois, les services sociaux qui ne marchent pas, la corruption, la brutalité et l’indifférence à leur sort de la part des autorités fantoches de Donetsk et de Louhansk. Peu à peu donc, depuis huit ans, ces populations se sont détournées du projet séparatiste russe et retournées vers l’Ukraine. J’ai récemment rencontré des gens du sud de l’Ukraine qui se sont réfugiés en Géorgie, ils me confirmaient cette tendance. Kherson ou Melitopol sont devenues largement pro-ukrainiennes, seule Marioupol a des proportions relativement équilibrées de prorusses et de pro-ukrainiens, notions très complexes qui mériteraient de long développements et que j’emploie ici par facilité.
P. V. : Quel est l’objectif majeur de V. Poutine à l’égard de l’Ukraine ?
Régis Genté : Je crois qu’il s’agit pour V. Poutine de contrôler Kyiv, physiquement ou via un gouvernement fantoche. Ce n’est certainement pas de reprendre des bouts du Donbass, dont il se fiche au fond. C’est une illusion de croire que, pour éviter une guerre longue, il faut lui proposer un compromis au sujet d’une nouvelle ligne de front dans le Donbass afin de l’apaiser. En fait, c’est ce qui s’est passé en 2014… et la guerre a repris en 2022. Alors, si on commet la même erreur en encourageant les Ukrainiens à accepter une nouvelle ligne de front, alors il y a fort à parier que nous aurons une nouvelle guerre, encore pire, afin de prendre Kyiv. Et je ne parle pas des énormes conséquences que cela aura dans tout l’ancien espace soviétique, où Moscou se sentira en droit d’imposer sa puissance. C’est Kyiv que M. Poutine veut, pour des raisons de puissance, de géographie mentale, de politique intérieure russe aussi.
P.V. : Quelles sont les intentions du Président Vladimir Poutine à l’égard des 14 autres Républiques ex-soviétiques ? Les trois pays Baltes, entrés dans l’OTAN et dans l’UE en 2004 sont-ils sur sa « to do list » ?
Régis Genté : Obtenir un droit de regard sur leurs grandes orientations stratégiques, sans doute parce que le Kremlin croit que cela est encore possible grâce à divers instruments qu’il y cultive depuis trente ans : dépendance énergétique, liens avec les élites dirigeantes et les oligarques locaux, zones de conflit, menaces sécuritaires… Il s’agit aussi certainement d’y soutenir des types de régimes similaires au sien, autoritaires, parce qu’une contagion démocratique dans la région « contaminerait » inévitablement la Russie. D’où par exemple l’insistance en 2010 de Dmitry Medvedev (alors président) auprès du Kirghizstan pour qu’il renonce aux amendements constitutionnels visant à affaiblir la fonction présidentielle, d’où les conseils de 2018-2019 de Vladimir Poutine à Noursoultan Nazarbaïev pour qu’il ne quitte pas le poste de chef de l’Etat et dirige le pays informellement à la tête du Conseil de sécurité, d’où l’inconfort avec la révolution de velours arménienne de 2018 qui a amené Nikol Pachinian au pouvoir, d’où encore le soutien au dictateur biélorusse Alexandre Loukachenko en 2020 après une élection manifestement « volée ». Les pays Baltes ne sont pas sur la « liste » de Vladimir Poutine, il se contente de s’appuyer sur elles en tant qu’ex-républiques soviétiques pour dire son mécontentement face à l’avancée de l’OTAN et d’y exploiter quelques outils, réels ou fantasmés, comme les populations russes qui y vivent et qu’il croit donc de facto être pro-russes. Mais on ne peut exclure que les pays Baltes soient un « lieu » où la Russie pourrait provoquer l’OTAN bien sûr.
Stéphane Siohan : En ce qui concerne les pays Baltes, il est difficile de dire qu’ils sont dans le viseur de la Russie, sachant qu’ils bénéficient de la protection de l’article 5 du traité de l’OTAN. En revanche, ces trois pays sont indispensables pour comprendre l’évolution politique de l’Ukraine. On dit souvent que les Etats-Unis veulent intégrer l’Ukraine dans l’OTAN. En réalité, en 2014, avant l’annexion de la Crimée, seulement 30% de la population ukrainienne souhaite l’adhésion à l’OTAN. Ce n’est pas Washington, mais Moscou, qui fait monter le taux d’adhésion en déclenchant en Ukraine un conflit qui a fait 14 000 morts avant même la relance de la guerre le 24 février 2022. Mécaniquement, les Ukrainiens s’interrogent sur les mécanismes pouvant assurer leur protection. Poutine a fait bien plus pour rapprocher l’Ukraine de l’OTAN que les chefs d’Etat américains et européens ! Là encore, il faut sortir du prisme géopolitique pour accorder aux Ukrainiens le droit d’exprimer une vision du monde et de leurs intérêts. Dans ce contexte, beaucoup à Kyiv regardent vers Vilnius, Riga et Tallinn. Ce sont des modèles politiques et économiques évidents, mais également des partenaires militaires de premier plan, qui ont contribué à la modernisation de la doctrine militaire ukrainienne depuis les échecs de 2014. Si l’OTAN n’est pas partie prenante au conflit, des pays comme la Turquie, la Lituanie ou l’Estonie ont fortement contribué au renforcement de capacité militaire ukrainienne.
P.V. : Avec son partenariat oriental (2009) et les accords d’association avec la Géorgie, la Moldavie (2013) et l’Ukraine (2014) – largement inspirés par la Pologne, la Lituanie, la Suède voire le Royaume-Uni – l’UE a-t-elle fait preuve de naïveté ?
Régis Genté : Je crois que le « Partenariat oriental » était surtout un projet bancal, affaibli par les divergences de vue entre États-membres de l’UE. Pour certains pays européens, ce « partenariat » était une alternative à l’adhésion à l’UE, pour d’autres un tremplin pour celle-ci. Du coup, il n’y avait pas de vraie politique pensée et capable d’intégrer ce qu’aurait pu être la réaction russe. Réaction qui, curieusement, a été très longue à venir. De 2009 à août 2013, Moscou ne dit rien à ce sujet pour ainsi dire. Puis en août 2013, l’Arménie est sommée de renoncer à l’accord d’association avec l’UE, puis cela a été au tour de l’Ukraine dirigée par Viktor Ianoukovitch trois mois plus tard… avec l’histoire tragique que l’on sait qui s’en est suivie. J’ai l’impression que les Européens ne savaient pas pourquoi ils voulaient ce Partenariat oriental, d’où derrière une stratégie confuse et une impréparation pour répondre à la Russie. Cela trahit aussi au fond l’absence d’une politique russe de la part de l’UE.
P.V. : Comment la relance de la guerre russe contre l’Ukraine a-t-elle changé le président Zelensky ?
Stéphane Siohan : Zelensky a sans doute connu durant la nuit du 24 février 2022 une expérience personnelle inouïe. Il ne croyait pas au scénario de l’invasion totale, se préparant tout au plus à des provocations militaires mesurées dans le Donbass, voire dans la région de la mer d’Azov. Lorsqu’il est prévenu de l’invasion imminente, sans doute un ou deux jours avant la guerre par des chefs d’Etat amis, il doit accepter son destin de diriger une guerre alors que rien dans son parcours ne l’y prédestinait. Il faut comprendre qu’il est arrivé au pouvoir en promettant la paix à son peuple. Quiconque a pu le rencontrer ou l’interviewer, c’est mon cas, comprend que c’est un homme qui porte en lui un rejet profond de la violence. Zelensky est un russophile du sud de l’Ukraine, son meilleur ami humoriste qui l’a remplacé à la tête de ses shows télévisés depuis 2019, est un enfant de Louhansk, où réside encore sa mère. Zelensky est en prise avec les préoccupations des populations directement affectées par la guerre. J’imagine que le 24 février 2022, Zelensky a du se faire violence pour accepter d’endosser le rôle de leader d’une nation en guerre. Mais s’il l’a fait, s’il n’a pas fui, c’est qu’il n’avait pas le choix : il avait été porté par 73% des Ukrainiens trois ans auparavant. On verra jusqu’où ce crédit fonctionnera, sans doute jusqu’aux premières phases de négociations sérieuses avec les Russes, quand la ligne de front se figera après la période de guerre à haute intensité.
Régis Genté : Je soulignerais que sans doute, enfin Volodymyr Zelensky a compris que faire la paix avec Vladimir Poutine, comme il en a rêvé lorsqu’il s’est lancé en politique début 2019, était une illusion. Il faut quand même rappeler que jusqu’au 21 février 2022, il ne veut pas croire à la guerre. Il le dit et critique Washington, qui affirme depuis l’automne 2021 qu’il y aura la guerre début 2022, presque jusqu’au dernier moment avant l’agression russe. Cette guerre lui a donné une autre dimension, pas celle d’un « chef de guerre », j’ai l’impression que les militaires ukrainiens fonctionnent de façon relativement autonome vis-à-vis du pouvoir politique, mais celle d’une sorte d’incarnation de l’unité de l’Ukraine. Le pedigree socio-culturel de Volodymyr Zelensky fait de lui un concentré de ce pays dans sa lutte pour l’émancipation du « monde russe » cher à Vladimir Poutine. Ce pedigree est celui d’un quadragénaire que tout pouvait attirer du côté de ce « monde russe », étant né dans une ville et une famille russophone du sud de l’Ukraine et ayant connu la célébrité grâce à des productions télévisuelles dont le gros du marché se trouvait en Russie. Mais Zelensky est né dans une région, celle de Krivyi Rih, qui est aussi riche d’une histoire cosaque, et surtout dans une époque, il avait treize ans en 1991 à la chute de l’URSS, où le lien à Moscou s’est relâché, où l’on a rêvé d’Occident, s’est laissé fasciner par la modernité technologique, a joui de la liberté que l’Ukraine a offert à ses citoyens, fut-elle chaotique.
P.V. : Une grande partie de l’emploi du temps du président V. Zelensky en guerre est consacré à la communication à destination des pouvoirs exécutifs et législatifs des pays susceptibles de soutenir l’Ukraine. Comment ces interventions sont-elles ciblées, préparées et réalisées ? Leur efficacité ne risque-t-elle pas de s’amoindrir ?
Stéphane Siohan : Il semble que M. Zelensky a adopté un mode de « management » où il fait désormais confiance à différents acteurs étatiques et de la société civile. C’est nouveau. Il fait entière confiance au ministre de la Défense, Oleksiy Reznikov, ainsi qu’au commandant en chef des armées, Valerii Zaloujniy, en ce qui concerne la stratégie militaire. Il semble donner une grande amplitude décisionnelle aux autorités régionales pour la défense des villes et des territoires, quand bien même elles ne lui étaient pas affiliées. Ainsi, il se présente comme un grand coordinateur, il se concentre sur ses tâches de communication aussi bien à destination de sa population que de la communauté internationale. C’est un professionnel de la production de messages. Il maitrise à la perfection les codes de la communication visuelle. Son principal bras droit, le chef de l’administration présidentielle, Andriy Yermak, est un ancien producteur de cinéma. Le chef adjoint de l’administration présidentielle, Kirill Timochenko, 33 ans, omniprésent au côté de Zelensky depuis le 24 février 2022, était le dirigeant de GoodMedia, la principale agence de communication audiovisuelle politique d’Ukraine. Le dénommé Iouri Kostyuk, précédemment scénariste pour les séries de Zelensky, pilote maintenant une rédaction sans doute assez participative des discours et des messages du président. L’Ukraine est un cas unique au monde de pays dirigé par une bande d’amis producteurs audiovisuels et entrepreneurs événementiels. A Kyiv, nous connaissons leur créativité flamboyante et parfois déroutante depuis 2019, leurs conférences de presse montées comme des spectacles, leur goût des travelling et des « steady-cam »… Maintenant, la stratégie de Zelensky de saturation des espaces médiatiques pourrait atteindre ses limites. Ses astuces de langage, ses références culturelles dirigées à chaque pays, sont désormais connues. Il va devoir se renouveler.
Régis Genté : J’ajouterais que les petits pays et puissances de second ordre doivent en permanence se battre pour être entendus. La scène internationale est telle que dès qu’ils réclament quelque chose, ils ennuient les grandes puissances. Chacun préférerait qu’ils se fassent oublier. Les diplomates expérimentés Géorgiens, par exemple, expliquent cela très bien. Si vous vous taisez et restez sagement dans votre coin, tout le monde vous aime bien… mais personne ne prend plus en compte vos intérêts. Zelensky a conscience de cela, il sait qu’il ne doit pas se relâcher pour mobiliser les opinions à l’étranger, qui tôt ou tard se détourneront de l’Ukraine.
P.V. : Comment le président V. Zelensky perçoit-il les efforts du président français E. Macron de maintenir le dialogue avec son homologue russe ?
Régis Genté : Je pense qu’au fond Volodymyr Zelensky n’est pas contre le fait qu’Emmanuel Macron s’entretienne avec V. Poutine. L’Elysée affirme d’ailleurs que ces entretiens se font avec l’accord de Kyiv. Ce qui irrite Kyiv, c’est qu’un pays ami fasse le jeu de la Russie, veuille l’aider à sauver la face, suggère de faire des concessions territoriales dans le Donbass alors que l’on sait que le but de Poutine n’est certainement pas de reprendre l’Est ukrainien. Tout cela est perçu à l’Est, avec raison je crois, comme de la naïveté. E. Macron avait cru en 2019, et l’histoire a prouvé qu’il avait eu tort, qu’il pouvait pousser Kyiv à mettre en œuvre les accords de Minsk II, de 2015. Des accords qui revenaient à abandonner sa souveraineté à Moscou. Même un président ukrainien pro-russe ne pouvait pas faire accepter cela par son peuple.
P.V. : Quelles sont les relations de l’Ukraine du président Zelensky avec l’Allemagne ? Quels sont les pays de l’OTAN et de l’UE qui soutiennent plus franchement l’Ukraine ?
Stéphane Siohan : Il s’agit là de relations ambiguës. L’Allemagne est un des principaux partenaires commerciaux de l’Ukraine. Ces relations se sont dégradées depuis plusieurs mois en raison de la réticence de Berlin à livrer des armes à l’Ukraine. Fin 2021, il a été prouvé que Berlin bloquait la participation de Kyiv à des appels d’offre de l’OTAN sur des armes anti-sniper. De manière générale, la classe politique ukrainienne accuse l’ex-Chancelière Angela Merkel d’avoir joué un double jeu entre Moscou et Kyiv, et vu d’Ukraine, la politique d’Olaf Scholz en est la continuation. L’ establishment ukrainien estime que l’Allemagne est intoxiquée par le gaz russe, un état de fait symbolisé par l’affaire Nord Stream 2. Enfin, courant mai 2022, les Ukrainiens constatent que les équipements militaires promis par l’Allemagne n’arrivent pas sur le terrain, à la différence des équipements américains, britanniques, français ou slovaques. Kyiv estime au final que les alliés militaires sûrs de l’Ukraine sont les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la Pologne, les trois pays Baltes et la Turquie. Ces derniers permettent à l’Ukraine de se rapprocher des standards de l’OTAN alors que d’autres pays majeurs de l’Alliance bloquent tout processus d’adhésion.
P.V. : Quels scénarios semblent envisageables pour la candidature de l’Ukraine auprès de l’OTAN et de l’UE ?
Stéphane Siohan : Il faut distinguer le souhait des Ukrainiens et le principe de réalité. Depuis le début de la guerre, le nombre d’Ukrainiens souhaitant l’adhésion à l’UE a dépassé 90%. Dans les premiers jours de l’invasion, pas loin de 80% souhaitaient l’adhésion à l’OTAN, mais en avril 2022, ce chiffre est redescendu à 55-70% fin mai 2022. Les Ukrainiens ont sans doute ouvert les yeux lorsque l’Alliance atlantique a refusé d’imposer une « No Fly zone » au-dessus de l’Ukraine. Dans les circonstances actuelles, début juin 2022, une adhésion à l’OTAN semble peu envisageable, car elle accélérerait la confrontation entre l’Alliance atlantique et Moscou, bien que les lignes bougent, avec l’adhésion probable de la Finlande et de la Suède. Tout dépendra sans doute du verdict du champ de bataille.
Il en va tout autrement pour l’adhésion à l’Union européenne : le Conseil européen étudiera en juin 2022 la possibilité d’accorder à l’Ukraine le statut d’Etat-candidat, un geste symbolique fort. Néanmoins, il existe une opposition forte entre la position polonaise et balte, qui consiste à soutenir une adhésion rapide à l’UE, et celle des Français et des Allemands, qui consiste à repousser de plusieurs décennies une possible adhésion, tout en amadouant l’Ukraine en lui promettant de la faire adhérer dans une Communauté politique européenne que Paris envisage. Reste à savoir la place de la Russie dans cette communauté. [1]
P. V. : Entre les lignes de certaines sanctions à l’encontre de la Russie et des livraisons d’armes à l’Ukraine, il est possible de lire une intention de déstabiliser le régime poutinien en Russie, dont l’armée apparaît moins performante que nous l’imaginions. Qu’en pensez-vous ?
Régis Genté : Je ne crois pas qu’il y a une intention de déstabiliser la Russie. Il y a même un souci de ne pas la déstabiliser, de peur que des personnalités encore plus radicales que Poutine, issues aussi des rangs des organes de force et du nationalisme, viennent au pouvoir. En revanche, il y a probablement une intention d’en finir avec un régime qui déstabilise son pourtour et qui défie les démocraties occidentales, travaille à instaurer une gouvernance mondiale menées par les régimes autoritaires et dictatoriaux.
Pour redonner un peu d’éléments de contexte, je propose de revenir à ce qui se passe en 2021 dans les relations américano-russes. Washington a une obsession : contenir l’influence de la Chine qui, estime-t-on à Washington, a déjà gagné la compétition pour devenir la première puissance mondiale. Au printemps 2021, lorsque la Russie mobilise 100 000 hommes autour de l’Ukraine, J. Biden est forcé de discuter avec V. Poutine alors qu’il cherchait alors à éviter la confrontation avec Moscou. Je rappelle par exemple qu’au début de son mandat, le président américain a voulu nommer comme conseiller pour les affaires russes Matthew Rojansky, un expert considéré comme très « compréhensif » à l’égard de Moscou, voire comme prorusse par certains (de façon exagérée). Cela n’a pas pu se faire, une partie de l’establishment américain s’opposant à cette nomination. Mais cela donne une idée des intentions de l’administration américaine. Dans l’été 2021, J. Biden renonce aux sanctions contre le gazoduc Nord Stream 2. A lire la séquence, il me semble qu’il s’agissait d’un geste d’apaisement à l’égard de la Russie pour justement pouvoir se concentrer sur la compétition avec la Chine. Maintenant, la guerre déclenchée le 24 février 2022 change la donne, même si l’obsession chinoise de Washington demeure un fondamental de la politique américaine désormais. Je crois que, par-delà les dynamiques politiques internes aux États-Unis et les questions budgétaires, l’ambition de faire perdre la Russie en Ukraine sera aussi fondamentalement liée pour la Maison Blanche à son grand problème de « containment » de la puissance chinoise.
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Dans ce passionnant entretien, A. de Tinguy donne à la fois de la profondeur et des clés pour saisir les causes de l’impasse dans laquelle la Russie de V. Poutine s’est mise. Alors que l’armée ukrainienne vient de reprendre Kherson (11 novembre 2022), ce propos résonne encore plus fort. Anne de Tinguy répond aux questions de Pierre Verluise pour Diploweb.
P. V. : Avez-vous l’impression que l’UE saura saisir cette tragédie pour devenir une puissance à la hauteur de ses intérêts ?
Régis Genté : Ma modeste expérience des affaires internationales m’amène à penser que le plus souvent, c’est face au danger imminent que l’on est poussé à prendre des décisions cruciales, historiques. Cela a été parfaitement illustré par la crise déclenchée par la nouvelle agression russe contre l’Ukraine le 24 février 2022. Des pas décisifs ont été faits depuis le 24 février, les Européens ont affiché une forte unité. Mais on a l’impression que beaucoup reste encore à faire pour que l’UE devienne une puissance.
Stéphane Siohan : L’UE est confrontée à un véritable enjeu existentiel et moral, elle voit émerger à sa porte le dernier grand Etat-nation du Vieux continent, qui est animé d’une envie d’Europe ardente. L’idéal européen originel, à bien des égards, est beaucoup plus vivant en Ukraine que dans l’UE elle-même. Pour l’Ukraine, l’UE n’est pas qu’une fin en soi, elle est un levier puissant pour transformer la société en profondeur. Il existe un risque réel que l’UE rate le rendez-vous avec le peuple le plus européen du continent en 2022, qu’elle le repousse, et que ce faisant, elle faillisse à son ambition originelle : empêcher la guerre sur le continent européen.
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Régis Genté, Stéphane Siohan, « Volodymyr Zelensky. Dans la tête d’un héros », éd. Robert Laffont, mai 2022.
Depuis le 24 février 2022, 6 heure du matin, on ne voit plus guère le Président de l’Ukraine Volodymyr Zelensky qu’en pantalon de treillis et tee-shirt et veste kakis. Malgré les tentatives d’assassinat de la soldatesque russe, il est resté à la Bankova, le siège de la présidence en plein coeur de Kyiv, la capitale ukrainienne. Le décor pompeux de l’édifice est devenu surréaliste : les fenêtres ont été obturées de sacs de sable, les gardes du corps ont troqué le costume pour le gilet pare-balles, le Président Zelensky donne des interviews à la presse internationale mal rasé et assis sur les marches du hall d’entrée, au pied des imposantes colonnes.
C’est là que celui qui dirige l’ancienne république soviétique depuis 2019 s’est métamorphosé en chef de guerre, en l’incarnation de l’héroïsme de tout un peuple. C’est là qu’en quelques minutes, l’ancien comédien, jouant volontiers de sa petite taille et de ses mimiques, s’est imposé comme le commandeur d’un jeune pays âgé de 30 ans, qui lutte à la vie à la mort pour sa survie en tant qu’État-nation sur la carte de l’Europe.
Depuis ce 24 février, celui qui a tant fait rire ses plus de 43 millions de compatriotes joue la seule scène qu’il n’avait pas tournée dans sa série comique Slouga naroda (« Serviteur du Peuple ») : la scène de la guerre que lui a imposé Vladimir Poutine. Une scène tragique à souhait, cynique au possible, cruelle à l’extrême. Pour le reste, depuis sa belle élection de mai 2019, Volodymyr Zelensky, 43 ans, vivait sa présidence un peu comme il la jouait à l’écran, lorsqu’il incarnait Vassili Goloborodko, un petit professeur d’histoire devenu par accident Président dans l’Ukraine corrompu des oligarques.
Certes, la réalité l’avait déjà souvent rattrapé : les oligarques s’étaient montrés retors, Poutine s’était joué de sa naïveté de nouveau (vrai) Président, Donald Trump avait tenté de le faire chanter en exploitant une supposée affaire de corruption du fils de Joe Biden en Ukraine. Il aura fallu l’invasion de la Russie pour que cette fois, ce soit lui qui rattrape la réalité et fasse son entrée dans la grande histoire.
Quel est le vrai visage de cet homme arrivé en politique par effraction et sur les épaules duquel reposent une partie du destin de l’Europe ? Ce livre retrace le parcours du chef d’État le plus surprenant d’Europe de ce début de XXIe siècle, un destin qui se construit entre la fiction la plus légère et la réalité la plus brutale.
[1] NDLR : Incluant l’URSS, la proposition de F. Mitterrand en 1990-1991 d’une confédération européenne était d’avance condamnable pour des pays qui sortaient de quatre décennies sous la botte de Moscou. Il est d’ailleurs surprenant que des conseillers de l’Elysée et du Quai d’Orsay ne l’aient pas compris. En 2022, ne pas inclure la Russie dans cette proposition de configuration en changerait la nature. Même si reste entière la question des relations à réinventer avec la Russie, exercice qui ne peut se faire qu’avec la Russie. Reste à savoir quelle Russie.
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