Shuangsheng Zhao est étudiant au doctorat en Sciences Géographiques à l’Université Laval (Québec, Canada). Il est titulaire d’une maîtrise en Géopolitique à l’Université Paris VIII. Son projet de recherche actuelle porte sur l’influence chinoise sur les États insulaires du Pacifique. Ses champs de recherche s’articulent autour de la géopolitique de l’Indo-Pacifique, de la rivalité des grandes puissances et des États insulaires du Pacifique. Il parle le chinois, le français, l’anglais et le coréen.
Vous voilà en mesure de connaitre l’essentiel d’un événement organisé au Québec à propos de l’Indo-Pacifique. En effet, voici la synthèse inédite d’un colloque hybride organisé au Canada par la Chaire de recherche en Études indo-pacifiques de l’Université Laval (CREIP), les 5 et 6 octobre 2023, Pavillon La Laurentienne. Plusieurs dizaines d’intervenants sur ce sujet majeur auquel la France s’intéresse depuis déjà plusieurs années. Tous les noms des intervenants sont placés en pied de synthèse, ce qui vous aidera aussi à connaitre une partie de la communauté scientifique qui s’intéresse à ce sujet clé. Vous pourrez ainsi faire des recherches bibliographiques efficaces.
Frédéric Lasserre commence ce colloque en mettant en contexte l’émergence du concept d’Indo-Pacifique. Selon lui, ce concept se caractérise par une géométrie variable selon les différents acteurs. En effet, il identifie trois types de visions : une vision projective et normative, incarnée par les États-Unis et le Japon, qui met l’accent sur des idées et des valeurs partagées. En revanche, une vision inclusive, promue par des pays comme l’Indonésie et l’Inde, encourage la coopération régionale. Enfin, une vision mixte combine à la fois la projection d’influence et le dialogue, comme le font l’Australie et la France. Il souligne que, malgré les multiples définitions proposées par les différents acteurs, tous mettent l’accent sur l’Asie maritime, englobant l’ouest de l’océan Pacifique et l’est de l’océan Indien, qui constitue le cœur de la nouvelle région indo-pacifique. Cependant, tous ces acteurs partagent une préoccupation commune face à l’ascension politique et militaire de la Chine, bien que leurs réponses divergent. En conclusion, il évoque les répercussions possibles de cette diversité de perspectives, tant sur le plan économique, politique que sécuritaire, dans un Indo-Pacifique qui manque actuellement de cohérence.
Jean-Pierre Cabestan argue que la Chine privilégie l’utilisation du terme Asie-Pacifique plutôt que le concept d’Indo-Pacifique en raison de son caractère moins stratégique et plus géographique. Cette préférence découle du fait que le terme Indo-Pacifique est souvent associé à des initiatives visant à contrer l’influence chinoise dans la région. De manière paradoxale, certains éléments de la propagande chinoise ont utilisé plus fréquemment le terme Indo-Pacifique que Asie-Pacifique pour contester ce premier concept, comme l’a observé Olga V. Alexeeva.
Jean-Pierre Cabestan ajoute que les discours sur l’Indo-Pacifique, émanant du gouvernement chinois ou du milieu universitaire, ont évolué progressivement d’une approche retenue à une approche plus critique au fil du temps. Cette transformation peut être attribuée en partie aux inquiétudes concernant la sécurité maritime, qui ont un impact significatif sur les importations d’énergie et sur les projets des Nouvelles Routes de la Soie chinoises.
Pour sortir de l’embarras en Indo-Pacifique, Jean-Pierre Cabestan évoque trois stratégies que la Chine adopte : renforcer ses relations avec la Russie, établir des partenariats privilégiés avec les pays du Sud, y compris les pays insulaires du Pacifique, ainsi que renforcer ses liens avec des partenaires asiatiques tels que l’ASEAN, tout en cherchant à diviser les acteurs impliqués dans la région.
Ces approches peuvent être expliquées en utilisant les analyses de Pascale Massot, qui considère que la Chine est une puissance hétérogène, d’un côté, elle est un pouvoir unitaire avec des objectifs stratégiques cohérents, tandis que de l’autre, elle se positionne en fonction des domaines d’intérêt dans différents contextes.
Elle souligne que la Chine est un acteur indispensable pour la coopération visant à résoudre certains défis existentiels à l’échelle internationale, compte tenu de sa taille et de son influence. Barthélémy Courmont ajoute également qu’un Indo-Pacifique trop résolument tourné contre Pékin est voué à l’échec, car cela ne correspond pas à la réalité. En parallèle, il est d’avis que les États-Unis ne sont pas un acteur régional, même s’ils cherchent à revenir sur la scène de la région indo-pacifique. Le retour des États-Unis s’accompagne d’une intensification des tensions, voire d’une escalade, avec Pékin. En effet, l’administration Trump a introduit le concept de l’Indo-Pacifique lors de sa tournée au Japon en 2017, dans le but de rejoindre certains des partenaires régionaux déjà engagés dans ce concept. D’ailleurs, les États-Unis ont choisi de réaffirmer leur engagement envers l’Indo-Pacifique en privilégiant une approche bilatérale plutôt que multilatérale avec leurs alliés traditionnels pour rétablir des liens et des connexions dans la région.
Sur la rivalité sino-américaine dans l’Indo-Pacifique, Roromme Chantal analyse l’énigme de la puissance chinoise. Tout d’abord, il met en évidence la réticence de certains pays à adopter une politique d’endiguement des États-Unis à l’égard de la Chine, même s’ils participent à des alliances telles qu’AUKUS. Ces pays, bien qu’alliés des États-Unis, semblent plutôt opter pour une approche nuancée, cherchant à collaborer avec les deux puissances, à la fois sous le parapluie sécuritaire américain, tout en profitant des opportunités économiques offertes par la Chine. En parallèle, la menace chinoise est perçue en raison du changement de politique de la Chine sous Xi Jinping, qui a abandonné la politique de profil bas suivie depuis l’époque de Deng Xiaoping, ce qui a conduit à l’absence du mouvement de hard balancing. Dans la même veine, l’absence de ce mouvement d’équilibre traditionnelle a fait place à une troisième voie de l’Asie. Comme l’a mentionné par Olga V. Alexeeva, la Chine a également avancé sa propre stratégie, appelée la Communauté de destin pour la région Asie-Pacifique, en tant qu’alternative, visant à transformer la région voisine de la Chine en un espace interconnecté propice à la coopération multilatérale.
Toru Yoshida commence par souligner que le concept d’Indo-Pacifique libre et ouvert est la continuation d’un discours politique intitulé « l’Arche de la liberté et de la prospérité » donné par le ministre japonais des Affaires étrangères Aso Taro en 2007. Au cours des deux mandats du gouvernement Abe, le Japon a adopté une politique proactive en matière de diplomatie et de défense. Le gouvernement actuel poursuit la voie tracée par ses prédécesseurs.
Selon lui, la trinité du régime qui a soutenu la stabilité du Japon depuis la Seconde Guerre mondiale, à savoir la présence militaire américaine, la croissance économique et le pacifisme, est en train de s’effriter avec le déclin de l’hégémonie américaine et l’expansion de la Chine. L’opinion publique japonaise exprime des inquiétudes quant à l’éventualité d’être abandonnée par les États-Unis, ce qui remet en question le maintien du pacifisme.
De ce fait, le Japon se trouve confronté à des dilemmes. D’une part, le désir du gouvernement de s’affranchir de la dépendance à l’égard des États-Unis se heurte aux impératifs de sécurité nationale. D’autre part, l’expansion dans le domaine de la sécurité est limitée en raison de l’attachement général de la population au pacifisme. Ces deux facteurs ont conduit le Japon à maintenir le statu quo dans un environnement sécuritaire en constante détérioration. Cependant, un changement majeur dans la politique de sécurité japonaise est survenu à partir de décembre 2022 avec l’adoption de trois documents-cadres (NSS, NDS, DBC) définissant sa politique de défense. Ces documents mettent en avant trois axes principaux : le renforcement des capacités des Forces d’Autodéfense, le développement de la capacité de riposte, et un engagement à doubler le budget de la défense pour atteindre 2 % du PIB d’ici 2027.
Parallèlement, selon Kei Hakata, le Japon a développé quatre axes majeurs pour sa stratégie dans la région indo-pacifique : les discours, la diplomatie avec des pays partageant des idées similaires, la coopération économique, et le réalignement militaire. Un exemple significatif de cette approche est le QUAD, considéré comme le moteur de la coopération dans la région indo-pacifique et un élément essentiel de la politique étrangère. Cependant, Kei Hakata souligne que l’Inde est perçue comme un partenaire potentiellement peu fiable en cas de conflit, ce qui a conduit à l’émergence d’un Nouveau QUAD, remplaçant l’Inde par les Philippines.
D’une part, le Japon commence à mettre l’accent sur la promotion d’un ordre international libre et ouvert ainsi que la mondialisation de l’Indo-Pacifique libre et ouvert. Selon Kei Hakata, le maintien d’un ordre international basé sur des règles nécessite de dépasser les limites géographiques. D’autre part, Bernard Bernier avance que le Japon adopte une approche offensive, tant sur le plan économique que stratégique, dans la région, dans le but de contrer certaines politiques de la Chine. Le Japon est en train de forger de multiples alliances, qu’elles soient formelles ou informelles, dans le but de restreindre l’influence de la Chine en Asie du Sud-Est et dans les îles, de rivaliser avec l’initiative Belt and Road (BRI) de la Chine, et de dissuader toute tentative d’invasion de Taïwan.
Comme le souligne Kei Hakata, face aux opérations d’influence et menaces émanant de la Chine, de la Russie et de la Corée du Nord, l’espace domestique du Japon est également vulnérable. En particulier, des courants pro-chinois existent au sein de divers milieux japonais, notamment un narratif favorable à l’amitié sino-japonaise, qui a pu tromper les Japonais en camouflant la véritable nature du régime communiste.
Éric Mottet souligne les caractéristiques de la centralité de l’Asie du Sud-Est en Indo-Pacifique, concept majeur du discours de l’ASEAN, en se basant sur six points majeurs. Cette centralité est d’abord définie par la géographie de l’Asie du Sud-Est, qui en fait une plaque tournante géostratégique et un nœud vital reliant les océans Pacifique et Indien.
De plus, cette région revêt une importance cruciale en matière de sécurité, notamment pour les échanges internationaux, car près de 20% du commerce mondial transite par le détroit de Malacca. Par conséquent, la centralité de l’Asie du Sud-Est est renforcée par son rôle en tant que carrefour géostratégique pour le commerce international et un point d’accès aux ressources naturelles, notamment les hydrocarbures.
Par ailleurs, l’Asie du Sud-Est joue un rôle moteur, de rassembleur et de facilitateur au sein des principaux accords commerciaux en Indo-Pacifique, tels que le PTPGP, le PERG et l’IPEF. En particulier, le PERG, une initiative conjointe de l’ASEA, témoigne de la volonté de l’ASEAN de créer un accord mieux adapté à la région. Cette démonstration révèle que l’ASEAN est solidement positionnée et sait jouer un rôle actif dans le jeu de la coopération régionale.
Confrontés aux diverses initiatives en Indo-Pacifique, les pays d’Asie du Sud-Est ont développé leur propre approche, connue sous le nom de l’ASEAN Way. Celle-ci repose sur un modèle de négociation multilatérale, de consensus, et de non-ingérence. L’ASEAN aspire à exporter ce modèle, avec l’ambition qu’il devienne une référence standard pour la mise en place des dialogues multilatéraux, non seulement en Asie, mais également au-delà de la région.
Malgré sa diversité culturelle et ses systèmes politiques différents, l’Asie du Sud-Est partage un objectif commun qui encourage le dialogue, la négociation, les échanges, la recherche de consensus, et la poursuite de projets communs. En outre, la volonté des États-Unis d’intensifier leur coopération avec l’Asie du Sud-Est renforce cette centralité.
En même temps, E. Mottet indique que la principale faiblesse de l’Asie du Sud-Est réside dans son manque de capacité et de soft power suffisants pour promouvoir un ensemble de valeurs.
Par la suite, les cas spécifiques de l’Indonésie et des Philippines dans la région de l’Indo-Pacifique sont étudiés. Selon Gabriel Facal, l’ambition de l’Indonésie est d’initier l’agenda national ASEAN Outlook en Indo-Pacifique, positionnant ainsi le pays en tant que moteur pour garantir la paix, la sécurité, la stabilité et la prospérité dans la région. L’initiative "Global Maritime Fulcrum" du Président Joko Widodo, lancée lors de son premier mandat en 2014, vise à développer une puissance navale régionale capable de protéger la souveraineté territoriale et les ressources maritimes du pays.
Selon Dominique Caouette, les Philippines représentent un autre acteur majeur en Asie du Sud-Est, avec une importance stratégique à la fois pour la Chine et les États-Unis. Face à la Chine, les Philippines renforcent leur alliance avec les États-Unis, en particulier suite à l’accession au pouvoir de Marcos, même si les deux alliés traditionnels ont traversé des périodes de relations tendues sous la présidence de Rodrigo Duterte. L’arrivée de Marcos au pouvoir a marqué un rapprochement significatif, notamment en réponse aux tensions en mer de Chine méridionale. Barthélémy Courmont explique que des acteurs tels que le Vietnam ou les Philippines, qui ont des perceptions négatives de la Chine, sont considérés comme des partenaires prioritaires des États-Unis.
D. Caouette avance que, depuis l’arrivée au pouvoir du président Marcos, des changements et réalignements rapides s’en sont suivis. La Chine a intensifié ses provocations en mer de Chine méridionale, entraînant une augmentation des tensions avec les Philippines. Dans les pays d’Asie du Sud-Est confrontés à la Chine, D. Caouette considère que la Chine teste sa marge de manœuvre en termes de pouvoir d’agir face à un pays qui a adopté une position beaucoup plus ferme aux côtés du bloc occidental. D’après sa perspective, la Chine explore une nouvelle approche et évalue comment les pays d’Asie du Sud-Est décident de se positionner, une dynamique qui pourrait également influencer d’autres pays de la région, ce qui aussi présente le risque d’affaiblir la cohésion de l’organisation face à un défi majeur.
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Liste des intervenants au colloque hybride organisé au Canada par la Chaire de recherche en Études indo-pacifiques de l’Université Laval (CREIP), les 5 et 6 octobre 2023 : Frédéric LASSERRE, titulaire de la Chaire de recherche en études indo-pacifiques, directeur du Conseil québécois d’étude géopolitique (CQEG) et professeur à l’Université Laval ; Yves TIBERGHIEN, professeur à l’Université Colombie Britannique et membre du comité consultatif indo-pacifique de la ministre canadienne des Affaires étrangère ; Zhan SU, professeur à l’Université Laval ; Barthélémy COURMONT, professeur à l’Université catholique de Lille et directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS, Paris) ; Mohammad MOHIUDDIN, professeur associé à l’Université Laval ; Erwoan LANNON, professeur à l’Université de Gand (Belgique) et chef du bureau de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (SEAE) auprès du Secrétariat général du Conseil de l’UE ; Guibourg DELAMOTTE, professeure à l’Institute National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO, Paris) ; Toru YOSHIDA, professeur à l’Université Doshisha, Kyoto et chercheur associé à la Fondation France-Japon de l’EHESS ; Kei HAKATA, Université Seikei à Tokyo et membre associé de la Chaire de recherche en études indo-pacifiques à l’Université Laval ; Emmanuel GONON, directeur des programmes à l’Observatoire européen de géopolitique (OEG, Lyon) ; Catherine LAROUCHE, professeure adjointe au département d’anthropologie à l’Université Laval ; Mathieu BOISVERT, professeur à l’Université du Québec à Montréal ; Usanee AIMSIRANUN, professeure associée à l’Université de Chiang Mai (Thaïlande) ; Éric MOTTET, professeur à l’Université catholique de Lille ainsi que professeur associé à l’Université Laval (Canada), directeur adjoint du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG, Canada), et chercheur associé à l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC, Thaïlande) ; Éric BOULANGER, Université du Québec à Montréal ; Gabriel FACAL, directeur adjoint de l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC, Bangkok) et chercheur associé au Centre Asie du Sud-Est (CASE) ; Bernard BERNIER, professeur à l’Université de Montréal ; Marianne PERON-DOISE, chercheure associée à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS, Paris) ;Roromme CHANTAL, professeur associé à l’Université de Moncton ; Jean-Pierre CABESTAN, professeur émérite à l’Université baptiste de Hong Kong et directeur de recherche émérite au CNRS ; Pascale MASSOT, professeure adjointe à l’Université d’Ottawa et membre du comité consultatif indo-pacifique de la ministre canadienne des Affaires étrangère ; Olga V. ALEXEEVA, professeure à l’Université du Québec à Montréal ; Alexandre SCHIELE, chercheur affilié au Centre Louis Frieberg à l’Université hébraïque de Jérusalem ; Isabelle HENRION-DOURCY, professeure titulaire au Département d’anthropologie de l’Université Laval ; Dominique CAOUETTE, professeur titulaire à l’Université de Montréal ; Claude COMTOIS, professeur émérite de géographie à l’Université de Montréal.
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Vidéo. La France une puissance de l’Indo-Pacifique ? P. Milhiet à Paris, en mars 2023
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