Quelle est l’histoire secrète des liaisons franco-arabes ? Entretien avec Pierre Vermeren

Par Pierre VERLUISE, Pierre VERMEREN, le 19 avril 2020  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Pierre Vermeren, ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé d’histoire, historien et professeur des universités à Paris 1/Panthéon-Sorbonne. Spécialiste du Maghreb et des mondes arabo-berbères. Membre du Laboratoire SIRICE. Il a vécu huit ans dans le Nord de l’Afrique. P. Vermeren a notamment publié « Déni français. Notre histoire secrète des liaisons franco-arabes », éd. Albin Michel ; et une nouvelle édition de « La France en Terre d’Islam » (éd. Tallandier). Pierre Verluise, docteur en géopolitique est fondateur du Diploweb.com, auteur, co-auteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages.

Quelles sont les failles intellectuelles partagées par la société et les services de l’État français au sujet des relations entre la France, le monde arabe et l’islam ? Quelles sont les stratégies d’influence et même d’ingérence de certains États ou organisations islamiques en France ? Comment fonctionnent les recruteurs de l’État islamique ? Comment les Frères musulmans font-ils de l’agit-prop islamiste ? Pierre Vermeren, auteur de « Déni français. Notre histoire secrète des liaisons franco-arabes », (Paris, éd. Albin Michel) répond aux questions de Pierre Verluise, fondateur du Diploweb.

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Pierre Verluise : Dans l’approche des relations entre la France, le monde arabe et l’islam, vous insistez sur les failles intellectuelles partagées par la société et les services de l’Etat français, pouvez-vous nous dire à quoi elles correspondent ?

Pierre Vermeren : Commençons par un paradoxe historique : pendant près de 150 ans, la France a été un des grands experts des islams et des sociétés musulmanes à travers le monde, en particulier en Méditerranée. Inutile d’épiloguer sur la question coloniale, mais retenons que la France, par ses diplomates, ses militaires, des hauts fonctionnaires et des policiers, mais aussi des savants, religieux et universitaires, avait accumulé, au cours de la période coloniale, un savoir et un savoir-faire considérable en matière de civilisation musulmane. Ce que l’on appelle encore aujourd’hui l’administration coloniale (civile ou militaire) était principalement, en Afrique du nord, au Sahara et au Sahel, dans l’Océan Indien ou au Levant, une administration d’affaires musulmanes. Il ne s’agissait pas tant d’une connaissance savante ou intellectuelle des textes, comme trop souvent l’est devenue l’islamologie actuelle, mais d’une connaissance des sociétés, des réseaux, des routes et des rites, des pouvoirs et des liens hiérarchiques ou confrériques, etc. Or pour notre plus grande difficulté actuelle, cet héritage a été bradé dans les années 1960. Au lendemain de la chute de l’Algérie française, la dernière grande (et principale) colonie française en terre d’islam, De Gaulle et ses contemporains ne veulent plus en connaître, comme disent les juristes.

Certes, quelques fils ont été maintenus dans le renseignement ou à l’université, mais grosso modo, la France est revenue à son ignorance en la matière. Or c’est aussi à partir des années 1960 que la France et les Français se sont éloignés du religieux en général. La sortie du christianisme, en tant que civilisation englobante, s’est peu à peu déroulée jusqu’à la fin du XXe siècle. Les Français sont passés à la société de consommation, et l’économisme est devenu l’idéologie dominante. Résultat, quand le religieux islamique revient en pleine force et par étapes à partir de la révolution islamique iranienne en 1979, puis au cours de la guerre civile algérienne des années 1990, et à l’échelle européenne et mondiale avec les réseaux islamistes internationaux financés par le Golfe (et leurs conséquences bien connues), non seulement les responsables français ont perdu le fil avec les sociétés islamiques, mais ils n’ont plus les moyens intellectuels et les connaissances de base pour comprendre les phénomènes religieux. Dans les années 1970, il était de bon ton de regarder la religion comme une survivance ancienne vouée à disparaître, que l’on soit marxiste ou non. Or le marxisme a disparu, mais le religieux est revenu en force.

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Pierre Vermeren
Vermeren

Quatre facteurs aggravant s’ajoutent à ce postulat de départ. Un, ce qui a subsisté de l’orientalisme, pour l’essentiel, est devenu une esthétique, un peu ce que l’on appelle l’art pour l’art ou le refuge dans la tour d’ivoire. Au lieu de traiter des sociétés musulmanes d’aujourd’hui dans leurs complexités et leurs réseaux de pouvoirs, beaucoup se sont réfugiés dans les textes anciens, les langues et la philologie, parfois les minorités. C’est évidemment très intéressant, mais ça n’aide pas à comprendre le présent du monde musulman. Deux, une partie des islamologues qui ont étudié les sociétés musulmanes, notamment l’islamisme contemporain dans ses différentes versions, sont tombés amoureux de leur objet si l’on peut dire, et sont parfois devenus plus islamistes que les islamistes, jusqu’à en oublier leur position scientifique, voire à rejeter leur condition d’occidental (sauf pour le traitement). Résultat, le conseil aux politiques s’est parfois fait à front renversé. Trois, ignorant les affaires d’islam, mais ayant gardé une connaissance souvent affadie du catholicisme, les Français ont projeté leur vision mimétique : l’islam serait un autre christianisme, une religion fondée sur l’amour et la charité (ou la paix). C’est une vue de l’esprit, mais les islamistes ayant trouvé que c’était un bon moyen de valoriser leur religion, ils ont diffusé cette idée. Or l’islam existe : c’est à la fois un monothéisme impérieux et une religion normative très complexe, mais il a peu à voir avec le christianisme. Il s’est même construit à l’origine contre lui et pour se substituer à lui, ce qui a été en partie réussi ! Quatre, nos dirigeants impuissants et désorientés, ont fini par s’en remettre aux dirigeants du Maghreb ou du Moyen-Orient. Certes, les dirigeants de ces Etats savent de quoi ils parlent : mais ils pensent d’abord à la défense de leurs intérêts, avant de répondre aux attentes souvent naïves de leurs interlocuteurs.

Le résultat, c’est une somme de failles intellectuelles qui ne nous ont pas permis d’interpréter à bon escient des évènements aussi fondamentaux que les guerres du Liban, d’Algérie et de Syrie, les printemps arabes, la lutte entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, ou encore les attentats qui nous sont tombés sur la tête, nous qui nous pensions à l’abri parce qu’on s’était opposé à la destruction de Saddam Hussein !

Pierre Verluise : Dans les chapitres où vous revenez sur les grands attentats islamistes de 2015-2016, vous insistez sur les failles du renseignement français, que voulez vous dire ?

Pierre Vermeren : Je le disais à l’instant, les grands attentats de 2015 et 2016, et les attentats de moins grande ampleur qui ont suivi (sans parler des dizaines d’attentats déjoués et de ceux ayant visés nos compatriotes à l’étranger), nous sont tombés sur la tête. Nous pensions avoir les meilleurs services de renseignements et la meilleure police du monde, ce qui n’est pas totalement faux, et de surcroît les meilleures relations possibles avec les services de renseignements arabes. Mais nous n’avons pas anticipé, en tout cas pas assez, que de 2011 à 2016, la plupart de nos connexions avec les Etats arabes et musulmans ont été peu à peu désactivées. Le choc initial (en ce qui nous concerne) a commencé avec les Etats arabes devenus révolutionnaires en 2011. En quelques mois, les services français ont perdu contact avec la Tunisie, puis l’Egypte, la Libye et la Syrie. Or les trois derniers d’entre eux étaient des pays clefs dans le dispositif de renseignement français en Méditerranée.

Ces États policiers consacrent des sommes et des moyens humains très importants au renseignement dans leur lutte contre les islamistes et contre les Etats ou organisations qui leurs sont hostiles ; et comme ils ne s’embarrassent ni des règles de l’Etat de droit et qu’il recourent abondamment aux écoutes sauvages ou à la torture, ils obtiennent des renseignements précieux dont les alliés occidentaux (Français et Américains) sont informés. Lors de la révolution égyptienne, le bâtiment emblématique de la police au Caire, Amn ed-Daoula (la Sécurité d’Etat) a été brûlé avec ses archives. La France a ainsi perdu le contact avec ces Etats pour plusieurs années. Le chaos était tel en Libye et en Tunisie qu’il n’était plus question d’obtenir quoi que ce soit. En Egypte, les Frères musulmans ont pris un temps le contrôle de l’Etat. Puis en 2013, Sissi n’allait pas se précipiter pour collaborer avec ceux qui avaient soutenu les Frères. Quant à la Syrie, les autorités françaises ayant décrété que Bachar était l’ennemi du genre humain, et la fermeture de l’ambassade de France, il a décidé sine die de cesser toute coopération avec le renseignement français.

Mais la liste n’est pas close. Quand le Hezbollah et ses alliés ont pris par étapes le contrôle du gouvernement libanais, ils ont cessé d’être des partenaires fiables du renseignement occidental, a fortiori quand le « Parti de Dieu » est devenu le bras armé de Bachar el Assad en guerre civile. A l’inverse, la Turquie, membre de l’OTAN, longtemps alliée loyale de l’Occident, aurait pu jouer un rôle important, puisqu’elle était sur la même ligne anti-Bachar que la France. Or la Turquie d’Erdogan, qui se rêve en capitale néo-ottomane de l’islam politique depuis 2011, a misé sur les Frères musulmans et les organisations djihadistes en guerre contre Damas. Du moins jusqu’à ce que Daesh se retourne contre elle en commettant des attentats sur son sol. Pendant trois ans, la Turquie a servi de sas d’accès aux djihadistes, sans qu’Ankara ne prévienne les pays du Maghreb ou d’Europe de l’Ouest que des milliers de candidats au djihad syrien transitaient par son territoire. De même, quand le mouvement s’est inversé, la Turquie a laissé rentrer en Europe des commandos terroristes (comme le fameux Abaoud) noyés dans le flot des réfugiés poussé par Erdogan.

Enfin, la France a un temps perdu le contact avec le Maroc : pour des raisons strictement franco-marocaines, une très grosse crise diplomatique a eu lieu entre la France et le Maroc en 2014 et 2015. Or la coopération franco-marocaine en matière de renseignement est essentielle car elle couvre toute l’Europe de l’ouest, de l’Espagne jusqu’à l’Allemagne et aux Pays-Bas, territoire de la diaspora marocaine. En outre, le Maroc est très lié aux autres services de renseignement arabes et occidentaux, et sa surveillance est très active. Si l’on ajoute que plus de la moitié des terroristes djihadistes en Europe de ces années étaient marocains ou d’origine marocaine (notamment les commandos de Paris et Bruxelles), on mesure l’ampleur des dégâts causés par la coupure complète de ces relations franco-marocaines.

Au fond, tous les canaux habituels et les plus efficaces étant coupés (à l’exception de l’Algérie, relativement peu connectée à ces groupes extérieurs à son territoire), la France du renseignement est devenue aveugle, provoquant un trou noir dans lequel se sont précipités les commandos envoyés par l’Etat islamique pour frapper la France. Depuis, certains fils ont été rétablis, et l’on observe que les attentats sont de plus en plus difficiles à conduire en dépit d’une volonté intacte…

Paris (avec Londres) est le lieu de rendez-vous des élites arabes, et la France abrite la principale communauté musulmane d’Europe (hormis la Russie). Elle est perçue par ces Etats comme un levier d’influence, même si les services de l’Etat Français tentent de maîtriser la situation.

Pierre Verluise : Vous évoquez les stratégies d’influence de certains Etats ou organisations internationales islamiques en France, et vous allez même jusqu’à parler d’ingérence dans notre démocratie, qu’entendez-vous par là ?

Pierre Vermeren : Le sujet est complexe mais ne peut plus être passé sous silence, parce que les conséquences sont majeures. Par exemple, j’essaye de montrer dans mon livre que les élections présidentielles françaises sont devenues un enjeu international très investi par plusieurs Etats arabes du Maghreb et du Moyen-Orient, sans présumer d’autres Etats. Cette élection ouverte dans le pays de l’Union européenne le plus investi dans la région MENA [1], et le plus dépendant d’elle, attise toutes les convoitises parce que ses implications sont grandes : la France est le pays européen le plus présent dans la région - et est à certains égards son porte-parole -, et elle entretient des relations privilégiées avec les pays du Maghreb, le Liban, l’Egypte un peu moins désormais, et les pétromonarchies du Golfe. Paris (avec Londres) est le lieu de rendez-vous des élites arabes, et la France abrite la principale communauté musulmane d’Europe (hormis la Russie). Elle est perçue par ces Etats comme un levier d’influence, même si les services de l’Etat Français tentent de maîtriser la situation.

Autre facteur de faiblesse, la France a reconfiguré son économie : elle a partiellement détruit ses capacités productives, ce qui a aggravé sa dépendance aux gros contrats : en devenant le troisième exportateur mondial d’armements, le premier exportateur européen d’aéronautique, de blé et de viande vers la région, et en possédant la principale société pétrolière d’Europe, elle a lié ses intérêts économiques les plus politiques à cette région. Rappelons-nous la politique des gros contrats de dizaines de milliards signés par Sarkozy et Hollande avec le Qatar, l’Egypte, l’Arabie Saoudite, la Syrie, Kadhafi… On allait construire des centrales nucléaires partout ! Et on se félicitait de recevoir des investissements de pays autocratiques dans nos secteurs stratégiques. Tout cela s’est révélé le plus souvent illusoire, mais dans la tête de nos dirigeants, c’est le moyen de sauver nos emplois…

Pourtant, c’est la Chine qui bâtit aujourd’hui en Algérie, l’Allemagne qui construit une industrie solaire au Sahara, et le Maroc comme l’Egypte dépendent des pétrodollars saoudiens pour acheter nos gros équipements ou avions. Tout cela est trop aléatoire pour soutenir notre économie, mais suffisant pour être sous influence. Bien sûr, cette influence se monnaye en espèces sonnantes et trébuchantes auprès d’un nombre indéterminé de responsables divers. Une vraie politique d’influence passe toujours par la corruption des acteurs.

L’autre composante de l’ingérence, moins visible celle-là, concerne les affaires d’islam. La Turquie est à cet égard l’exemple étatique le plus flagrant et le plus décomplexé, puisqu’elle forme et rémunère sur notre sol la totalité des imams de ses émigrés, dont elle annonce clairement qu’ils ne doivent pas s’intégrer en Europe de l’ouest. Mais il faut ajouter les organisations islamistes qui, à un moment ou à un autre, ont un acteur étatique qui les protège : les Frères musulmans sont sous influence turco-qatarie, les salafistes sous influence saoudienne, le tabligh sous d’autres influences moyen-orientales. Dans ces conditions, l’Algérie et le Maroc sont autorisés à s’occuper directement de leurs ouailles et de leurs mosquées - ce qui entrave là aussi l’intégration qu’ils ne désirent pas -, entrant en concurrence directe avec les acteurs précédents. En fait, l’islam de France est une sorte de foire d’empoigne dans laquelle les acteurs de l’islam mondial interviennent et se font concurrencent : et cela rebondit avec les questions migratoires, économiques et politiques. Le rachat du PSG par le Qatar lui a offert des droits politiques, religieux et financiers tout à fait exorbitants, dont je ne suis pas certain que nos responsables aient eu conscience…

L’ingérence dans les affaires politiques de la France, dans les questions migratoires et d’islam, mais aussi maintenant dans notre économie et nos institutions publiques, est devenue une réalité de plus en plus embarrassante.

Pierre Verluise : Comment analysez-vous le contexte et les stratégies des recruteurs de l’Etat islamique en France, et la question est-elle toujours d’actualité ?

Pierre Vermeren : Ces stratégies sont évidemment beaucoup plus discrètes par rapport à ce qu’on vient de décrire, et de plus en plus entravées. Les services de renseignement ont repris la main, la traque financière des transferts financiers est permanente, la coopération internationale a été réactivée à la suite des grands attentats, et l’Etat islamique (alias Daesh) a perdu sa principale base territoriale. L’heure n’est donc plus au triomphalisme du milieu de la décennie. Mais les causes qui ont produit cette catastrophe n’ont pas disparu, et la foi millénariste des combattants du djihad est intacte, puisqu’elle agit au nom d’Allah. D’ailleurs, les communiqués de l’organisation font toujours montre d’arrogance et de détermination. Est-ce dire que des recruteurs sont toujours actifs en France ou en Europe, car le précédent de Bruxelles prouve que ces réseaux se jouent des territoires nationaux ?

Disons d’abord qu’ils ont prouvé leur grande efficacité, puisqu’ils ont recruté apparemment 3 à 4000 Français, binationaux ou étrangers vivant en France. Plus de la moitié ont toutefois été empêchés de se rendre en Syrie, interceptés à un moment ou à un autre. Les propagandistes agissent par Internet ou par réseaux cryptés à distance, mais le principal danger vient des recruteurs de proximité. Le contexte humain est déterminant, et nombre de foyers de recrutement l’ont prouvé, que ce soit à Trappes ou à Lunel ; c’est souvent par dizaines que les apprentis terroristes (souvent en famille) ont été convaincus de partir au « Levant ». Ce mouvement de recrutement n’est que la partie émergée de l’iceberg, car des communautés entières ont été marquées par cette propagande : la radicalité islamique a pénétré des nouvelles couches de la population, ainsi qu’en témoigne la croissance des groupes salafistes, ou les progrès du port du voile dans de nombreuses villes.

Il y a donc un terreau, d’autant plus fertile que les prisons ont été contaminées à grande échelle, et que des salafistes ont été envoyés dans la grande vague migratoire de 2015-2016. Certains d’entre eux sont en Europe et déjà formés. Bien sur ils peuvent changer de vie. Mais certains sont déterminés et très idéologisés, il n’y a pas de raison qu’ils deviennent des socio-démocrates ! Ils attendent des instructions, ou une opportunité, ou un contexte. Ils savent qu’ils ont perdu une grosse bataille, mais que les circonstances changent. Ils ont vu qu’un attentat de masse contre plus d’une centaine de jeunes Français et étrangers tués et atrocement mutilés en plein Paris ne jette pas les Français dans la fureur, ce qui les a peut-être surpris. Mais ils ont leurs certitudes et leur agenda n’est pas limité par telle ou telle échéance.

Dès lors que vous fonctionnez dans une pensée providentialiste, vous pouvez très bien considérer que le coronavirus a été envoyé pour punir l’arrogante Chine (qui maltraite ses musulmans), ruiner les Etats occidentaux et faire trembler (ou tomber) les Etats arabes qui sont les principaux ennemis des djihadistes, il ne faut pas l’oublier. Donc des opportunités de lutte ne vont pas manquer dans les années à venir pour les plus déterminés (même s’il faut distinguer les recruteurs idéologues des terroristes embrigadés par eux, ces derniers ayant un niveau intellectuel et social beaucoup plus faible).

Est-ce que les recruteurs ont de la latitude ? En prison certainement, puisque les Européens ne regroupent pas ces prisonniers à problème dans des pénitenciers isolés ou lointains. A l’extérieur c’est peut-être plus difficile, mais le contact humain direct n’est pas répréhensible, et il y a maintenant assez de gens formés en France et en Europe pour que cette idéologie de combat recrute de manière endogène. Pour l’instant, les passages à l’acte, même meurtriers, semblent espacés, isolés et relever d’initiatives individuelles. Mais si le besoin se fait sentir d’appuyer là où ça fait mal dans quelques temps, qui peut dire que les choses vont demeurer ainsi ?

Pierre Verluise : Dans plusieurs passages de Déni Français , vous insistez sur les capacités manœuvrières, l’organisation et l’omniprésences des Frères musulmans dans l’islam et l’agit-prop islamiste en France, à quoi l’attribuez-vous ?

Pierre Vermeren : Effectivement, c’est un aspect capital, et pour le coup parfaitement visible si on s’intéresse à cette question. Les Frères musulmans ne se cachent pas, ils font de la politique et jouent à fond le jeu des relations sociales, c’est même à cela qu’on les reconnaît. La confrérie d’El Banna créée en 1928 l’a été selon le modèle léniniste du parti politique de militants soumis au « centralisme démocratique ». C’était à l’époque la modernité politique. Cet appareil politique efficace et centralisé utilise l’islam sunnite salafisé comme carburant idéologique ; il place ses militants formés et obéissants sous la dépendance d’une idéologie et de chefs coordonnés. Les Frères musulmans ont démontré pendant les printemps arabes qu’ils sont de mauvais gouvernants (même si l’exemple d’Erdogan en Turquie doit nous inciter à relativiser ce propos), mais ils sont très bons pour construire des grosses organisations sociales ou politiques, se rendre indispensables aux plus pauvres, séduire les classes moyennes et des intellectuels à leur service. Les pays sunnites n’ont pas eu de partis communistes de taille conséquente, mais ils ont eu les Frères ! D’ailleurs en France, nombre d’intellectuels de gauche, voire anciennement communistes ou proche du PC, sont devenus leurs compagnons de route (et peut être parfois davantage). Ça surprend dans un pays comme la France qui a mis la religion à l’écart, mais la jonction (certains diraient la convergence des luttes) se fait autour du parti révolutionnaire, et non pas sur le Coran. C’est pourquoi Tariq Ramadan a toujours été très proches d’anciens (ou peut-être toujours) intellectuels communistes avec lesquels il a beaucoup travaillé et écrit des livres en Suisse et surtout en France.

Pour nos élus locaux de tous bords, très ignorants de l’islam comme nous l’avons dit, les Frères musulmans présentent bien ; il n’ont pas des barbes hirsutes et des djellabas comme les salafistes, mais sont rasés de près, et en costume-cravate s’il le faut ; des femmes sont à leurs côtés (...)

La famille El Banna (devenue famille Ramadan), chassée d’Egypte par Nasser, s’est installée en Suisse dans les années 1950. Elle a servi de tête de pont à l’organisation mondiale des Frères musulmans pour prendre pied en Europe et y créer une structure puissante financée par l’Arabie Saoudite, puis par le Qatar après 1991, et désormais par la Turquie et l’Azerbaïdjan. La Branche française, qui s’appelait l’UOIF, est devenue « Musulmans de France » (MF). Les FM sont donc devenus MF. Ils regroupent autour d’eux une myriade d’associations, d’instances, de revues, de sites Internet et de médias, de blogs, d’associations étudiantes, humanitaires, prétendument féministes, de mosquées, de centres sociaux et de formation de laïcs ou d’imams… Ils contrôlent près de 200 mosquées, mais en réalité davantage, car il faut ajouter les 150 mosquées turques, parmi les plus grandes de France. Leurs moyens financiers sont considérables grâce aux dons et transferts financiers de Turquie et du Qatar.

Enfin, comme les Frères sont organisés et ont le sens de la politique, ils ont su partout se mettre en bonnes relations avec les élus locaux, sauf quand le Maroc ou l’Algérie contrôlent les mosquées et les imams, ce qui a en principe un effet barrage (même si ces pays peuvent avoir intérêt à récupérer leurs « nationaux » pour les remettre dans le « droit chemin »). Pour nos élus locaux de tous bords, très ignorants de l’islam comme nous l’avons dit, les Frères musulmans présentent bien ; il n’ont pas des barbes hirsutes et des djellabas comme les salafistes, mais sont rasés de près, et en costume-cravate s’il le faut ; des femmes sont à leurs côtés, et ils présentent des revendications très pratiques ; enfin, ils garantissent des voix aux plus offrants - car leurs militants sont disciplinés-, si leurs exigences en termes de mosquées, de salles de prières ou autres avantages sont exaucées. C’est comme cela que Martine Aubry, certainement de bonne volonté, s’était retrouvé embarquée dans l’affaire des horaires de piscine. Mais bien d’autres exemples existent partout, notamment dans les départements de Seine- Saint-Denis (93), des Yvelines (78) et du Rhône (69), comme dans les agglomérations de Bordeaux, Poitiers, Nantes, etc. Je me suis intéressé dans le livre aux noms de conquêtes et de batailles que les Frères attribuent à leurs mosquées, c’est tout à fait édifiant quant à leurs ambitions !

Pierre Verluise : En fin d’ouvrage, vous suggérez que l’Etat, pour répondre à ses failles dans ses relations avec les pays du Moyen-Orient et du Maghreb, mais aussi à ses carences dans la gestion de l’islam en France, devrait « désorientaliser » et renforcer la formation de ses étudiants et fonctionnaires ?

Pierre Vermeren : Il est vrai que nous sommes dans une étrange disposition d’esprit vis-à-vis des affaires arabes et islamiques que nous confondons allègrement, et bêtement. Nous oscillons entre une admiration infondée, mélange d’esthétisme et de culpabilité, de vieil orientalisme et de naïveté, et une sorte de condescendance post-coloniale mêlée d’ignorance. Ainsi, depuis le temps, on aurait pu apprendre qu’une moitié des « Arabes » présents en France sont en fait des Berbères, et que l’islam est une religion normative qui n’a rien à voir avec le catholicisme post-Vatican II (c’est-à-dire celui que nous connaissons) ! C’est stupide de comparer l’islam actuel avec nos temps anciens puisque nous vivons tous au XXIe siècle ! Encore faudrait-il s’intéresser à ces questions, au lieu de se payer de mots.

Cela fait trente ans en France que des étudiants et des fonctionnaires apprennent l’arabe oriental pour communiquer avec les Nord-africains de France ou du Maghreb qui parlent d’autres langues : l’arabe dialectal maghrébin (la langue commune du Maghreb), très différent de l’arabe international, ou le berbère (que l’on retrouve aussi partout) ! C’est dire si l’expérience est vouée à l’échec. Par ailleurs, cela fait des décennies que le procès en « essentialisation » de l’islam et des musulmans est fait par les mêmes personnes qui s’intéressent à la langue arabe et aux auteurs du Moyen-Age (qui sont par ailleurs très intéressants !). Mais c’est paradoxal puisque ces connaissances sont inutiles pour comprendre le référentiel culturel et les idées politiques des musulmans vivants, surtout s’ils sont athées d’origine marocaine ou algérienne !

En fait, nous poursuivons trop souvent le rêve orientaliste et nous aimons les idées : l’Arabie et l’Andalousie heureuses, le rêve orientaliste, la belle langue arabe, la beauté cachée des femmes voilées, la littérature arabe (même si personne ne lit de romans dans le monde arabe : il y a dix fois moins de librairies dans tout le Maghreb que dans la seule ville de Paris), etc. Mais pour traiter sérieusement avec les pays de cette région et leurs ressortissants, et comprendre de quoi il s’agit en matière d’islams réels (et non fantasmés), il faut s’intéresser aux sociétés, à leurs défis, à la montagne de problèmes auxquelles elles ont affaire (y compris la corruption, la violence, le machisme, la misère, la brutalité des rapports sociaux, la dictature, le militarisme etc.). C’est évidemment moins romantique mais plus utile et plus efficace. C’est ce que méritent à mon avis aussi les étudiants et les fonctionnaires amenés à travailler avec ces questions, même si les préoccupations intellectuelles et esthétiques embellissent le tout !

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Pierre Vermeren, « Déni français. Notre histoire secrète des liaisons franco-arabes », Albin Michel, 2019. Sur Amazon

4e de couverture

La guerre d’Algérie n’est pas finie. Elle se poursuit de façon discrète sur le territoire français. Mais le plus préoccupant, c’est que ce conflit larvé se déroule avec la complicité ou le silence embarrassé de nos élites hexagonales.

Les dirigeants français font tout pour éviter de poser les questions qui fâchent, qu’il s’agisse de notre politique arabe en ruines, ou des contours d’une nouvelle société musulmane transférée en quelques décennies sur le sol français avec ses millions de croyants (et d’athées).

Les adeptes de la déconstruction ont voulu présenter la présenter comme un fantasme, ignorant ou refusant de penser que l’Islam, au sens de civilisation, est un tout culturel, social, politique et religieux qui va façonner une partie du destin français dans les prochaines années. Or, la donne a changé en 2001 avec l’irruption du djihadisme terroriste en Occident. Il a bien fallu cette fois ouvrir les yeux, ce qui n’empêche pas le déni français de perdurer.

Ce sont les secrets qui entourent notre relation avec le monde arabe que dévoile Pierre Vermeren, l’un des meilleurs historiens actuels de l’Afrique du Nord.

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[1NDLR : MENA (en anglais "Middle East and North Africa" ) ou ANMO (équivalent français) sont des acronymes utilisés pour désigner une région du monde comportant l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient.

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