On ne peut pas imaginer une politique étrangère fondée sur l’éthique, mais les comportements en flagrante violation des principes démocratiques doivent êtres dénoncés, il y va de la crédibilité des principes proclamés.
« Right or wrong, my country » est l’expression même du refus des principes dont se réclame une démocratie. Ceux qui se disent adeptes de la realpolitik savent, lorsqu’ils sont avisés, qu’il est important de paraître légitime.
Dans la cadre de ses synergies géopolitiques, le diploweb.com est heureux de vous présenter un article de Gérard Chaliand, "De la torture. La fin justifie-t-elle les moyens et jusqu’où", publié dans le n°41 de la revue Agir (décembre 2009), pp. 35-38) édité par la Société de Stratégie.
J’APPARTIENS à une génération qui est entrée en politique bon gré mal gré, lors de la guerre d’Algérie. Pour ma part, comme pour d’autres, nombreux, formés à l’école républicaine, le fait d’apprendre, au cours des années 1956-57 que la torture était largement utilisée au sein de l’armée française a été un choc moral. Ces pratiques, à nos yeux, sans doute naïfs, étaient celles du nazisme. C’est du moins ce que nous pensions à l’époque. L’usage de ces pratiques était d’ailleurs nié par les pouvoirs publics.
Les témoignages cependant ne manquaient pas, qu’il s’agisse de ceux de Djamila Bouhired [1], de Pierre Vidal Naquet [2] ou d’Henri Alleg [3]. Longtemps après, en 2000, on eut les témoignages du général Massu qui se prononça contre l’usage systématique de cette pratique et du général Aussaresse qui, au contraire, la justifia.
Il va de soi que la fin et les moyens employés ne se bornent pas à la torture. Au cours d’un film retraçant son itinéraire politique, Robert Mc Namara, qui fut secrétaire à la Défense à partir de 1961, évoque les bombardements massifs de la seconde guerre mondiale contre le Japon et rapporte que 100 000 personnes moururent lors des bombardements massifs de Tokyo (1945) et qu’environ 900 000 civils furent tués ou total par l’US Air force. Á quoi le général Curtis Le May (celui-là même qui, en 1965, proposait de faire retourner le Vietnam à l’âge de pierre) répond : « Si nous avions perdu la guerre, nous aurions été accusés d’être des criminels de guerre. » Et Mc Namara de commenter : « Je pense qu’il avait raison, nous nous comportions comme des criminels de guerre… Qu’est ce qui fait que vous êtes moral quand vous gagnez et immoral si vous perdez ? » [4]
Depuis que les guerres sont surtout irrégulières, l’usage de la torture s’est généralisé. Ces guerres se déroulent, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, dans des pays coloniaux ou qui furent coloniaux jusqu’à très récemment. Bien sûr, si ma génération, ou du moins une très large partie d’entre elle, n’avait pas été aussi naïve, nous aurions su que la pratique de la torture n’était pas apparue en Algérie. Dans SOS Indochine, la journaliste Andrée Viollis, préfacée par André Malraux, relatait les conditions de la répression du nationalisme vietnamien au cours des années 1930. [5]
Reste que si les dictatures impliquent l’arbitraire et l’usage implicite sinon officiel de la torture, les démocraties, elles, se prévalent de n’en pas user et de s’en tenir au respect des droits de l’homme. Ce sont les adversaires qui sont des terroristes. Or, comme le dit très justement Paul Wilkinson [6] : « La torture est la forme extrême de la terreur individualisée. » Dans les faits, cependant, il est notoire, par exemple, que les Israéliens ont torturé officiellement (sous « surveillance médicale »), tout comme les Britanniques en Irlande.
Á cet égard, les États-Unis, sous G.W. Bush, ont été particulièrement gangrenés par des pratiques aujourd’hui réprouvées et qui ont singulièrement entaché l’image de la démocratie qu’ils entendaient apporter en Irak. Avec les révélations concernant la prison d’Abu Graïb (2005), la guerre psychologique était perdue. Les images diffusées montraient non seulement l’évidence de la torture, mais encore la volonté d’humilier le plus intensément possible l’Autre dans ce qu’il considère comme une part essentielle de sa dignité.
La torture a été, de fait, ouvertement autorisée comme un élément de la « guerre globale contre le terrorisme » au lendemain du 11 septembre 2001. Le vice-président Cheney allant même jusqu’à prétendre, en 2008, que le supplice de l’eau ne constituait pas une torture. L’exemple destiné à convaincre le public de l’utilité de la torture est toujours le même : « Si un détenu peut révéler où se trouve une bombe qui va tuer des innocents, est-il acceptable de le torturer ? » Or, on sait que ce cas de figure ne se produit quasiment jamais. On torture pour démanteler un réseau en supposant avec plus ou moins d’exactitude qu’on détient quelqu’un sachant quelque chose.
Comme il est admis que la torture démocratique ne doit pas laisser de traces visibles, on utilise des techniques appropriées : postures contraignantes prolongées, passages du froid au chaud extrême, suffocation, électricité, etc. Ce que les opinions publiques ont appris, bribe par bribe, sur les pratiques utilisées à Guantanamo donne des États-Unis de la période Bush, Cheney et Rumsfeld, une image en complète dichotomie avec les idéaux proclamés de ce pays. L’administration Bush a estimé que la Convention de Genève ne s’appliquait pas aux combattants talibans ou aux membres d’Al Qaïda. Cette décision a été publiquement annoncée par le président G.W. Bush en février 2002.
L’ouvrage ci-dessous mentionné [7] porte sur l’interrogatoire d’un des terroristes présumés du 11 septembre (le 20e). Le compte rendu de l’interrogatoire détaille les méthodes employées à l’encontre du sujet, Al Kahtani, approuvées par Donald Rumsfeld. Á la fin de 2002, durant 54 jours, le suspect fut interrogé un minimum de dix-huit heures par jour et autorisé à dormir quatre heures par nuit. Soumis à des températures extrêmes, à des bruits assourdissants, aspergé d’eau froide, encapuchonné, il a été sexuellement humilié par des interrogatrices. Des experts du renseignement militaire ont déclaré que le détenu n’a livré aucune information utile. [8]
Le président Barack Obama a officiellement condamné l’usage de la torture, soucieux de restaurer l’image de la première démocratie du monde. Celle-ci s’arrogeait, durant les années écoulées, sans être jamais mise en cause elle-même, de décider quel État dans le monde devait être condamné au nom de la violation des droits de l’homme.
En réalité, nous sommes dans un monde où la définition des droits de l’homme est à géométrie variable et où ce critère n’est que très secondaire par rapport à une compétition destinée à conforter des positions politiques, où le contrôle des ressources naturelles et particulièrement énergétiques est considéré comme essentiel.
La fin, à cet égard, de toute évidence, justifie les moyens et les relations internationales ont été fondées sur des intérêts de cette nature.
Certes, il est naïf de croire, comme on semble le faire en Europe, que le critère des droits de l’homme soit suffisant pour justifier des intérêts d’État. Á moins que l’on estime que s’en tenir à ce seul critère pour l’adhésion à l’Union européenne n’explique la fuite en avant qui a caractérisé l’élargissement de l’Europe, sans autre projet, de 15 à 27 membres et sans doute davantage encore demain.
Par contre, s’il est établi qu’une partie du monde bénéficie, au terme d’un long processus, de l’État de droit qui est la conséquence de la démocratie, il est nécessaire que soient respectés, autant que faire se peut sur des théâtres d’opérations extérieures, les principes et les lois établis ainsi que les engagements internationaux qui ont été souscrits.
Il est indispensable que des voix puissent se faire entendre en cas de flagrantes violations des principes, quel que soit le pays en question. Celles-ci ont été nombreuses lors de la guerre du Vietnam et bien discrètes (ou étouffées) lors de la présidence de G.W. Bush et, plus particulièrement, durant son premier mandat.
On ne peut pas imaginer une politique étrangère fondée sur l’éthique, mais les comportements en flagrante violation des principes démocratiques doivent êtres dénoncés, il y va de la crédibilité des principes proclamés.
« Right or wrong, my country » est l’expression même du refus des principes dont se réclame une démocratie. Ceux qui se disent adeptes de la realpolitik savent, lorsqu’ils sont avisés, qu’il est important de paraître légitime.
Copyright 2009-Chaliand/Agir
La vidéo de la remise du Prix Vauban 2008 à Gérard Chaliand.Voir
Agir, une revue éditée par la Société de Stratégie
Depuis septembre 1999, nous avons tenté de « faire le point » stratégique sur notre monde. Tour d’horizon des principaux acteurs - à l’exception des Etats-Unis -, ceux autour desquels se noue la problématique du futur, et c’est dans cette perspective qu’il fallait lire les dossiers constitués sur l’Europe, l’Afrique, la Russie, l’Amérique latine et, récemment, la Chine. Mais regard circulaire aussi sur les thématiques les plus lourdes de notre époque, celles qui véhiculent, accompagnent ou font les frais de la modernité et qui, toutes, tournent autour du concept de « crise ».
Telle était l’ambition des premiers numéros de faire l’inventaire de la crise du monde moderne et, donc, d’une certaine façon, de la crise de notre modernité. Ce faisant, nous avons dégonflé pas mal de baudruches et constaté nombre de réalités intangibles. Ce que nous avons surtout appris, chemin faisant, c’est que le monde ne s’acceptait pas tel qu’il était devenu. La plupart des analystes cherchent encore dans les doctrines du passé des recettes pour le fonctionnement et pour le développement de nos sociétés. Ils contribuent ainsi au « malheur du monde », comme l’écrivait Camus, car ils se trompent sur les réalités ; leur vision du monde est fausse.
Nous sommes un certain nombre d’observateurs du monde et d’analystes de situation à avoir établi un diagnostic : le monde est en crise, cette crise est structurelle et donc durable ; elle est en outre souhaitable puisqu’elle nous permet d’échapper à un manichéisme maléfique - pour faire court, celui de la guerre et de la paix. Il ne s’agit plus, par quelque tour de magie, de sortir de notre univers critique - encore moins de tenter un retour au passé, ce à quoi incite la « puissance » -, mais bien de le comprendre, de l’assumer et de tenter de le maîtriser. Tel est l’enjeu des prochaines années, tel est le seul avenir possible pour une Europe responsable.
Il faut aussi dénoncer les apparences et faire un sort aux fausses bonnes idées. On nous chante depuis quinze ans l’avènement du virtuel, la fin des territoires, le déclin du politique et autres chimères. Ce dossier le montre bien ; ce que la crise nous apprend et nous oblige à reconsidérer, c’est au contraire la permanence des « fondamentaux » : le territoire d’abord, c’est-à-dire notre planète terre hors de laquelle nous ne sommes rien et à laquelle nous devons tout, à commencer par notre pain quotidien, notre oxygène, notre énergie ; les êtres humains tout de suite après, c’est-à-dire la démographie, seule justification de notre démarche et dont la problématique « lourde » doit être notre préoccupation ; l’organisation socio-politique, c’est-à-dire l’Etat, enfin comme seule architecture possible entre les uns et les autres, celle qui abrite nos différences et défend nos intérêts. Tant qu’il y aura des hommes, ces trois-là seront l’alpha et l’omega de l’humanité.
Mais ce que la crise nous apprend et qui est la vraie révolution des temps modernes, c’est que la relation entre ces trois éléments fondamentaux s’est modifiée. L’homme et sa volonté de liberté se sont installés - presque partout - au centre du dispositif. Le « système » du monde n’a de légitimité désormais que pour lui permettre de vivre, selon les diverses valeurs qu’il a privilégiées au gré des civilisations, en relation et en accord indispensables avec son environnement nourricier. Il s’agit là d’une inversion des facteurs stratégiques ; après quelques milliers d’années de domination du « haut » et d’obéissance à toutes sortes d’idéologies, notre époque découvre, parce qu’elle en a les moyens techniques et l’expérience historique, ce que chantait Hölderlin dans La Mort d’Empédocle, les destins liés de l’homme et de la terre, la primauté de l’aval : il n’y a rien qui n’aille vers le « haut » qui ne vienne du « bas ». C’est le principe même d’une démocratie que nous pratiquons peu, mais qui deviendra une ardente obligation dès lors que nous aurons compris qu’il nous faut d’une part échapper au chaos qui menace, d’autre part éviter de sombrer dans de nouveaux et si redoutables totalitarismes.
Autre tentation à laquelle l’analyse stratégique nous montre qu’il ne faut pas succomber : l’orgueil de vouloir changer le monde. C’est dans ce monde qu’il nous faut vivre, c’est ce monde critique qu’il faut savoir intelligemment réorganiser et adapter aux besoins des hommes comme aux ressources limitées de son environnement. Il ne s’agit pas de rêver encore quelque utopie alors que nous savons le prix payé pour les précédentes et que nous pouvons subodorer que ce prix sera incomparablement plus élevé pour d’éventuelles suivantes. La stratégie n’est qu’un mode d’emploi du réel. Rien d’autre, mais tout cela. Ce qui n’est pas peu de chose et qui reste à inventer.
Eric de La Maisonneuve
Le site de la Société de Stratégie Voir
[1] G. Arnaud, J. Vergès, Pour Djamila Bouhired, Minuit, 1957.
[2] P. Vidal Naquet, L’affaire Audin, Minuit, 1958.
[3] H. Alleg, La question. Minuit, 1958.
[4] New York Herald Tribune, 8 juillet 2009.
[5] Andrée Viollis, SOS Indochine, Gallimard, 1937.
[6] Paul Wilkinson, Terrorism and the liberal State, London, 1977.
[7] Philippe Sands, Torture Team. Rumsfeld memo and the betrayal of American values, Palgrave, Macmillan, 2008.
[8] Voir aussi Jane Mayer, The Dark Side. The Inside Show of how the war on terror turned into a war on American ideals. Doubleday, 2008 et Karen Green berg, The least wort place. Guantanamo’s first 100 days. Oxford University Press.
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