Après avoir été conseiller diplomatique de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur et au ministère de l’Economie, puis porte-parole de la présidence de la République, David Martinon a été consul général à Los Angeles, puis conseiller à la Représentation permanente à l’ONU à New York. Ambassadeur pour le numérique entre 2013 et 2018, il est ambassadeur en Afghanistan depuis novembre 2018, relocalisé à Paris depuis la fin août 2021. Ministre plénipotentiaire, il est chevalier de la légion d’Honneur. Il est l’auteur de Les 15 jours qui ont fait basculer Kaboul, éd. de l’Observatoire, 2022.
Marie-Caroline Reynier, étudie les relations internationales en Master 2 à Sciences Po Paris. Elle contribue au Diploweb.com depuis l’été 2021.
Comment expliquer le retour au pouvoir en Afghanistan des taleban, en août 2021 ? Durant la crise, comment s’est déroulé le processus de décision entre Paris et l’ambassadeur de France à Kaboul ? Comment l’important dispositif sécuritaire français autour de l’ambassade s’est-il inséré dans la vie de la mission diplomatique ? Au vu de l’expérience afghane, existe-il une diplomatie de l’Union européenne ? L’Ambassadeur de France en Afghanistan, David Martinon, répond à Marie-Caroline Reynier pour Diploweb.com.
Le Diploweb.com recommande son livre : David Martinon, « Les 15 jours qui ont fait basculer Kaboul », éditions de l’Observatoire, 2022.
Marie-Caroline Reynier (M.-C. R.) : Votre livre « Les 15 jours qui ont fait basculer Kaboul » (Editions de l’Observatoire, 2022) relate votre expérience d’un moment de bascule pour l’Afghanistan, la prise de pouvoir par les taleban en août 2021, alors que vous étiez ambassadeur de France à Kaboul depuis 2018. Vous mentionnez le « succès éclatant de la stratégie » suivie par les taleban pendant deux mois. Comment expliquez-vous la rapidité de leur retour au pouvoir ?
David Martinon : La chute de Kaboul est en réalité le point d’aboutissement d’une guerre de 20 ans. En janvier 2021, on m’avait demandé lors d’une réunion au Quai d’Orsay ce que je voyais comme chronologie possible. J’avais répondu que Kaboul tomberait entre 45 jours et 3 mois après le départ du dernier soldat de l’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord). Et ce fut 45 jours : au 1er juillet 2021, le général Austin Scott Miller, commandant de toutes les troupes étrangères en Afghanistan, avait terminé sa manœuvre de retrait. Il n’y avait plus de troupes étrangères sur le théâtre afghan, si ce n’est quelques centaines de US Marines et de soldats turcs à l’aéroport Hamid Karzai de Kaboul, et peut-être une centaine à l’ex-quartier général de la Mission Resolute Support (mission dirigée par l’OTAN en Afghanistan de 2015 à 2021), devenu une annexe de l’ambassade américaine. C’est la perte de combativité des soldats de l’armée nationale afghane qui a permis une reconquête rapide de tout le pays par l’insurrection taleb. Et, en effet, bloqués dans le grand sud pachtoune par les forces spéciales, les taleban ont fait converger leurs forces vers le nord et l’ouest, où elles ont pris de court les grands seigneurs de guerre non-pachtounes (Tadjiks, Ouzbeks, Turkmènes), ce qui leur a permis de contrôler tous les points de passage frontaliers et les recettes de contrebande qu’ils génèrent. Dès lors, les taleban se sont mis à encercler les villes, sans les prendre, conformément aux annexes secrètes de l’accord américano-taleb de Doha (signé le 29 février 2020), à l’exception des prisons, qu’ils libéraient pour rallier plus de combattants. Puis, à partir du 2 août 2021, les villes et en particulier les capitales provinciales sont tombées une à une, jusqu’au 15 août 2021.
M.-C. R. : Vous évoquez la communication permanente avec les agents du Quai d’Orsay pour gérer la crise à partir de la prise de Kaboul le 15 août 2021. Comment s’est déroulé le processus de décision entre Paris et Kaboul ?
D. M. : J’avais prévenu mes autorités dès juin 2020 que le scenario le plus probable était celui d’une victoire rapide et complète des taleban après le départ des forces de l’OTAN. Dès lors, les autorités françaises n’ont jamais été surprises, et je dois dire que la tâche m’a toujours été facilitée. Nous avions préparé notre planification de sécurité longtemps à l’avance, et terminé d’évacuer tous nos employés afghans plusieurs mois avant la chute de Kaboul. Nous avions défini ensemble des jalons qui, franchis, devaient être les éléments déclencheurs de la décision d’évacuation. Le 14 août 2021 au soir, j’ai prévenu le directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères que le moment était venu d’accélérer les préparatifs, et notamment l’affrètement d’un vol spécial, et j’ai demandé à toute mon équipe de terminer les préparatifs dès le soir même. Le lendemain matin, à 6h00, nous apprenions la chute de Jalalabad, à 150 kilomètres de Kaboul. J’ai dès lors pris seul la décision d’évacuer l’ambassade et de nous regrouper à l’aéroport, conformément à notre planification.
Pour la suite, j’avais le directeur de cabinet du Ministre des affaires étrangères en ligne au moins deux fois par jour, et plus si nécessaire. Celui-ci parlait au Ministre qui reportait au président de la République. Le directeur-adjoint du centre de crise et le directeur adjoint d’Asie ont été en soutien à tout instant.
Ce processus d’aguerrissement était indispensable. Il nous a appris à tous travailler ensemble et à nous mettre au niveau physique requis.
M.-C. R. : Vous soulignez à de nombreuses reprises le rôle central des opérateurs du RAID, des soldats du commandement des opérations spéciales, du commando parachutiste et des agents de la DGSE au sein de votre équipe. Comment cet important dispositif sécuritaire français s’est-il inséré dans la vie de votre mission diplomatique ?
D. M. : A l’exception des militaires du Commando Parachutiste de l’Air n°10 (CPA10), l’unité du Commandement des Opérations Spéciales qui nous a été envoyée en renfort le 17 août 2021, tous les autres étaient des membres de l’ambassade : les opérateurs du RAID constituaient mon escorte de sécurité rapprochée. Dès mon arrivée, j’ai décidé que nous ferions régulièrement des entraînements pour avoir les bonnes réactions aux différentes menaces terroristes : mines magnétiques contre nos voitures blindées, attaques complexes contre l’ambassade, attentats à la bombe, attaques contre mon cortège, etc. J’ai également décidé que toute l’équipe apprendrait les gestes de premiers soins en zone de guerre, comme le fait de savoir se mettre soi-même son garrot, qui ne nous quittait jamais, etc. Ce processus d’aguerrissement était indispensable. Il nous a appris à tous travailler ensemble et à nous mettre au niveau physique requis. C’est la répétition des gestes et des entraînements en commun qui nous a permis de travailler en confiance pendant la périlleuse période d’août 2021. Et c’est parce que j’avais acquis la confiance de mes agents, quels qu’ils soient, que j’ai pu leur demander de dépasser leurs fonctions habituelles pendant la crise, et d’aller au bout de leurs forces pour continuer les évacuations.
M.-C. R. : Vous revenez sur la place qu’a occupé le dossier afghan dans votre carrière, depuis votre poste d’adjoint au porte-parole du ministère des Affaires étrangères en passant par la négociation d’un accord de réadmission des migrants afghans dans leur pays en 2002 jusqu’à votre nomination en tant qu’ambassadeur de France en Afghanistan en 2018. Comment analysez-vous rétrospectivement l’évolution de la situation politique en Afghanistan ?
D. M. : L’Histoire n’est pas toujours prédictive, mais en Afghanistan elle l’est terriblement. L’Histoire afghane est faite de cycles guerriers et, disons-le, de retours en arrière. Les Afghans ont fait un nouveau bond en arrière en termes de libertés et de développement. Nous sommes actuellement dans une phase de relative stabilisation, car les taleban ont une indéniable capacité à se faire craindre et donc obéir. Mais, s’ils persistent à répéter les erreurs du passé, notamment en captant la totalité du pouvoir, et en excluant les groupes ethniques non-pachtounes, et en opprimant les femmes, alors la frustration ne fera que croître dans le pays, et un nouveau cycle de guerre civile commencera. Il est déjà un fait que des foyers de rébellion sont nés, et pas seulement dans le Panjshir [à l’est du pays], sans compter la menace de l’Etat islamique au Khorasan, la branche afghane de Daech.
Le SEAE doit en permanence faire la synthèse entre les pays membres de l’UE.
M.-C. R. : Vous décrivez le déni de vos homologues européens qui craignaient « le coût politique et réputationnel » de la fermeture de leur ambassade à Kaboul. Quel regard portez-vous sur l’attitude des pays européens lors de la crise afghane d’août 2021 ? Au vu de votre expérience afghane, existe-il une diplomatie de l’Union européenne ?
D. M. : Il était probablement difficile pour certains Etats, qui avaient massivement investi dans le pays, d’accepter de voir que notre projet commun, qui consistait à aider les Afghans à bâtir une démocratie et une économie moderne, était en train d’échouer. Comme c’est difficile pour un entrepreneur d’accepter de voir que son investissement est en échec et qu’il vaut mieux couper ses pertes. Pour ce qui est de la diplomatie de l’Union européenne, s’agissant précisément du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), c’est un service encore récent, jeune, qui est monté en puissance rapidement. Il compte des agents de grande compétence. Je peux en témoigner s’agissant des équipes à Kaboul. Mais contrairement aux appareils diplomatiques des Etats membres, le SEAE doit en permanence faire la synthèse entre ceux-ci, ce qui ne permet pas toujours d’être aussi réactif que les situations de crise peuvent l’exiger.
M.-C. R. : Vous concluez votre ouvrage par une pensée particulière pour les femmes et filles afghanes. Alors que la France mène une politique de diplomatie féministe depuis 2019, comment poursuivez-vous vos efforts pour les Afghanes 1 an après la prise de pouvoir des Taleban ?
D. M. : Les femmes et les filles constituent la priorité de la politique afghane de la France. Tant que les filles ne pourront revenir à l’école, tant que les droits des femmes seront à ce point niés, les conditions d’un réengagement de la France en Afghanistan ne seront pas réunies. C’est une des raisons pour lesquelles la France ne reconnait pas le régime des taleban. En matière d’aide humanitaire, la France soutient plus que jamais l’Institut médical français de la mère et de l’enfant, qu’elle a fondé à Kaboul en 2006, et qui est opérée par La Chaîne de l’Espoir et l’Aga Khan Development Network. Ce soutien permet d’accueillir des femmes et des enfants toujours plus nombreux au pavillon familial de l’hôpital. Et puis nous soutenons des initiatives pour apporter aux filles, qui ne peuvent plus sortir de chez elles, des programmes éducatifs, via la radio par exemple.
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. David Martinon, Les 15 jours qui ont fait basculer Kaboul , éditions de l’Observatoire, 2022.
Quand on est au mauvais endroit, au mauvais moment, il convient de prendre très vite les bonnes décisions.
Dimanche 15 août 2021. Kaboul, la capitale de l’Afghanistan, tombe aux mains des talibans, quasiment vingt ans après qu’ils en ont été chassés par les Américains.
Après l’évacuation de leur personnel, par hélicoptère pour la plupart, toutes les ambassades occidentales ferment, exceptée celle de la France. Dans l’enceinte du bâtiment, entre 300 et 400 personnes sont ainsi prises au piège. Des milliers de personnes en panique essaient d’entrer dans l’aéroport, tandis que la menace terroriste enfle.
David Martinon, ambassadeur de France à Kaboul, est à la manœuvre. Mais comment secourir le plus de gens possible ? À qui demander de l’aide ? À qui, surtout, ne rien demander ?
Dans ce livre au plus près du réel, sorte de polar sans une goutte de fiction, David Martinon revient non seulement sur la débâcle de Kaboul, mais aussi sur les conditions qui l’ont permise, et sur les signes terribles qui l’annonçaient et que trop peu ont voulu voir.
Une véritable leçon de géopolitique.
Un hommage bouleversant à ceux qui ont pu fuir, comme à ceux qui ont dû rester.
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