L’auteur s’exprime à titre personnel. Colonel de la gendarmerie nationale, Florian Manet est essayiste, expert en sûreté globale, chercheur associé à la Chaire « Mers, Maritimités et Maritimisation du monde » de Sciences Po Rennes. Auteur du « Crime en bleu. Essai de Thalassopolitique » publié aux éditions Nuvis (2018), il publie un nouvel ouvrage intitulé « Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation » aux éditions EMS avec le soutien financier et scientifique de la Fondation de prospective maritime et portuaire SEFACIL et avec le partenariat opérationnel d’IRENA GROUP et de « Global Initiative Against Transnational Organized Crime » (GI-TOC). Cet ouvrage est préfacé par le général de corps d’armée (Gendarmerie) Jean-Philippe Lecouffe, directeur exécutif adjoint en charge des opérations à EUROPOL, l’agence européenne de police, tandis que Pierre Verluise, docteur en Géopolitique et fondateur du Diploweb.com clôture par la post-face cette réflexion géopolitique thalassocentrée.
L’ouvrage complet de Florian Manet, « Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation » peut être téléchargé gratuitement sur le site de la Fondation SEFACIL
Excellente nouvelle : la recherche et la connaissance permettraient de lutter plus efficacement contre le crime organisé.
En effet, le trafic des drogues obéit à des logiques complexes mais il est possible de dessiner une thalassopolitique du narcotrafic pour localiser et appréhender les dynamiques criminelles à l’œuvre. Il devient donc envisageable de mettre à jour des connexions criminelles sur lesquelles concentrer la contre-attaque. Ce regard thalasso-centré est susceptible d’expliquer, par ailleurs, des facteurs d’instabilité internationale, voire des tensions apparentes. Il temps que la France, à la tête de la deuxième Zone économique exclusive du monde se saisisse de cet outil. La recherche, la connaissance et la méthode existent, il ne manque plus que la volonté de s’en servir avec des moyens à l’échelle de la menace sur nos territoires et nos sociétés.
Avec quatre illustrations dont deux cartes.
Lire le premier article de cette série de quatre F. Manet, I. Le marché mondial des drogues, une géo-économie singulière particulièrement dynamique ?
Lire le deuxième article de cette série de quatre. F. Manet. II. Le marché mondial des drogues, une maritimisation irrésistible du narcotrafic ?
Lire le troisième article de cette série de quatre. F. Manet. III. La thalassocratie criminelle, moteur du narcotrafic international ?
Lire le quatrième article de cette série de quatre. F. Manet. IV. Comment le développement d’une thalassopolitique internationale des flux de drogues permettrait de combattre véritablement le narcotrafic ?
ANALYSER le narcotrafic implique de cartographier les zones de production des différents produits tout comme les aires de consommation. Ce travail couplé aux investigations judiciaires et à la collecte de renseignement autorise, ensuite, l’identification des flux physiques reliant ces points. Des lors, émerge une thalassopolitique. Fondamentale, cette étape contribue à une meilleure compréhension du phénomène et jette ainsi les bases d’une coordination au bénéfice d’une lutte efficace et ciblée malgré l’immensité des espaces océaniques et le gigantisme des navigations maritimes.
La thalassopolitique désigne, en effet, une posture thalasso-centrée dans l’appréhension des relations internationales dans un monde de plus en plus liquide. Ce point de vue original s’impose au regard des modes opératoires mis en œuvre par les narco-organisations. Il paraît, de surcroit, en totale cohérence au regard de la maritimisation des échanges, des modes de vie et de la compétition entre États et économies à l’échelle internationale.
Certes, l’exercice est particulièrement complexe à réaliser du fait de la nature illicite des trafics (1) et d’une thalassopolitique façonnée par une multitude d’acteurs (2). Néanmoins, une organisation spatiale du trafic émerge, distinguant des zones de départ, des rebonds logistiques et des aires de destination (3) selon les substances considérées.
Dessiner les dynamiques du narcotrafic à l’échelle internationale est un exercice complexe à réaliser. Il nécessite, en effet, de s’appuyer sur des sources fragiles et évolutives du fait du caractère illicite de l’activité (11). Mais il se trouve facilité par les contraintes propres au milieu (12).
Par construction, le trafic de produits stupéfiants constitue une infraction à la loi pénale qui est révélée par l’action de services répressifs. Il se différencie, par exemple, avec le vol d’un bien où la victime sollicite, d’elle-même, les autorités publiques pour obtenir réparation de son préjudice. La plainte qu’elle dépose est le moyen de donner une existence légale à cette infraction. Elle la révèle. En matière de narcotrafic, les victimes portent rarement plainte. En effet, serait-il concevable de voir un trafiquant lésé dans la qualité ou la quantité des substances illicites livrées pousser la porte d’une brigade de gendarmerie pour « porter plainte » ? En conséquence, la connaissance des routes et des modes opératoires relève soit des dysfonctionnements dans l’organisation du trafic qui en révèle, de fait, l’existence soit du fruit d’un travail, méticuleux de renseignement et d’investigation judiciaire. Tracer cette géographie criminelle nécessite, d’une part, de disposer d’une information qui est, par nature, confidentielle et, d’autre part, de procéder, ensuite, à des recoupements pour fiabiliser les données. Au total, ces données sont inévitablement parcellaires car tributaires des opérations réalisées par les réseaux criminels et celles menées par les services répressifs.
Naviguer en mer est, certes, synonyme de liberté. Mais les gens de mer doivent aussi se confronter aux aléas climatiques, aux courants ou encore à la géographie des îles et fonds marins. Il en va de leur sécurité physique. De fait, la navigation maritime se trouve cloisonnée sur des routes pré-définies reliant des installations portuaires entre elles selon des temporalités prévisibles. Ainsi, en voile, les alizées, ces vents d’est réguliers qui soufflent dans la zone intertropicale, conditionnent la navigation transatlantique sur des routes et une temporalité favorable. Les sous-marins de fortune des narcotrafiquants (narco-submarine) réalisés dans des chantiers navals clandestins ne peuvent prendre la mer que dans certains estuaires de la forêt amazonienne sur la côte Pacifique comme Atlantique. Un navire marchand tel un porte-conteneurs ne peut pas emprunter n’importe quel canal ou entrer dans n’importe quel port. Le tirant d’eau comme le gabarit du navire déterminent sa route et, partant, ses escales. Un PANAMAX [1] peut emprunter sans difficulté le canal de Panama, verrou entre le Pacifique et l’Atlantique. Pour autant qu’il y ait suffisamment d’eau pour alimenter les écluses...
Par ailleurs, il convient d’ajouter les effets de l’infrastructuration des littoraux qui répond au gigantisme des flottes de commerce mais aussi aux dynamiques logistiques. On détermine même de véritables autoroutes des mers qui concentrent le flux de navires marchands. En outre, les installations portuaires sont en mesure d’accueillir une typologie de navires selon leur tirant d’eau ou les équipements spécifiques de manutention. Émergent, de plus en plus, des hubs régionaux construits ex nihilo, souvent en eaux profondes. Le port marocain de Tanger-Med est l’illustration réussie d’une infrastructure dédiée à l’accueil des navires de commerce dans leur circumnavigation. Cette géographie s’enrichit régulièrement de nouveaux projets qui redessinent les flux logistiques au sein de nouvelles chaînes de valeur internationalisées. Ainsi, dans un avenir proche, vont entrer dans une phase opérationnelle le nouveau hub régional sud-américain de Chancay, au Pérou et celui de Dakhla sur la côte atlantique du Maroc. Ils ont vocation à ravitailler les mastodontes des mers et agissent comme une gare de triage pour conteneurs dans leur sous-région d’ancrage. De même, les liaisons transocéaniques connaissent des points de passage obligés, les choke-point, à l’image du canal de Panama pour les flux Côte Pacifique – Europe ou du détroit de Gibraltar dans les liaisons Atlantique- océan Indien via la mer Méditerranée.
Les flux maritimes sont conditionnés par des choix humains et des décisions commerciales. Les stratégies de déception mises en œuvre par les opérateurs criminels (21) comme les choix de la chaîne logistique (22) modèlent les navigations.
Les routes maritimes des trafics illicites sont volontairement évolutives. En effet, des stratégies de déception sont développées par les organisations criminelles afin de prendre le contrepied des opérations menées par les services répressifs. Prenons quelques exemples pour illustrer le propos et apprécier les enjeux perçus par tous les acteurs impliqués dans le trafic de drogue.
La première manœuvre peut consister à jouer sur la nature du produit illicite. Ainsi, il est apparu récemment, que le processus de transformation des substances pouvait être interrompu alors qu’il était initié traditionnellement dans les zones de culture. Il est finalisé au plus près des marchés de consommation où sont implantés, désormais, les laboratoires. C’est attesté pour la cocaïne où l’étape ultime produisant le chlorhydrate de cocaïne peut se dérouler en Europe par exemple. La pâte ou la cocaïne-base sont donc transportées et, plus difficilement, décelées lors des opérations de contrôle. Ce dispositif est susceptible de déstabiliser la chaîne répressive.
De plus, les organisations criminelles mettent sur pied des schémas logistiques jugés irrationnels pour des entrepreneurs… rationnels. Les drogues de synthèse tel le Captagon illustrent parfaitement cette logique d’opacification. Ce marché progresse au Proche et au Moyen-Orient, étant plus timide en Europe. La Syrie et le Liban [2] sont identifiés comme les principaux centres de production de cette substance même si des laboratoires sont localisés en Europe (Pays-Bas). Il apparaît, alors, une décentralisation de la chaîne de production de cette drogue : la phase technique de synthèse des molécules permet de constituer de la matière première qui est ensuite expédiée en vrac afin d’être affinée, coupée et conditionnée principalement au Liban. Une telle organisation pose de nombreux défis en terme de détection des flux et d’identification des acteurs répartis sur plusieurs continents. Les circuits d’expédition du Captagon par voie maritime sont rarement directs. Ils comportent systématiquement des escales intermédiaires souvent lointaines de la destination finale (qui, elle, est paradoxalement très proche de zone d’expédition !). Les cargaisons partent du Levant (République arabe syrienne et Liban) à destination des pays du Golfe, où elles arrivent soit directement par voie terrestre, soit indirectement en passant par d’autres régions comme l’Europe (du Nord et du Sud) ou la Turquie. Les autorités autrichiennes mettent en évidence un cas concret où 10 tonnes de captagon ont été saisies en Autriche en provenance du Liban via la Belgique. En Autriche, les substances illicites étaient reconditionnées dans des fours à pizza et des machines à laver avant de rallier l’Arabie Saoudite. Ce montage n’est pas exceptionnel mais démontre encore une fois l’enjeu de la détection des flux de transit.
Le choix du mode opératoire illicite au sein des chaînes logistiques détermine aussi la thalassopolitique criminelle. Elle lui procure soit une autonomie stratégique soit, au contraire, une dépendance délibérée à un acteur licite. Voici résumés ci-après les schémas possibles qui impactent la géographie criminelle :
. Option 1 « l’autonomie stratégique » : il s’agit de flottes de navires affrétés tels des cargos d’usage général ou des remorqueurs de haute mer acquis sur le marché de l’occasion et arborant des pavillons peu regardant. De plus, le dispositif est complété par des flottilles de pêche ou de voiliers qui offrent une raison sociale cohérente. Enfin, citons aussi le cas des narco-submarine et des stocks-tampon flottant de produits illicites mis à l’eau sur le principe d’une privatisation de facto de l’espace public maritime. L’organisation criminelle est alors maître de la route à suivre et choisira des itinéraires propres. Cette option offre une maitrise des espaces océaniques transformés de fait en théâtre d’opération criminelle [3] sur lequel vont s’affronter les volontés.
. Option 2 « la dépendance délibérément choisie » : Le réseau criminel se greffe sur un flux logistique pré-établi sur lequel il n’a aucune prise. Ceci se déroule à l’insu de l’armateur et contrevient à l’ensemble des conventions internationales en matière de sûreté maritime. Il subit les décisions d’un opérateur économique même si des outils numériques lui permettent un suivi en direct de la navigation (cap, vitesse, heure estimée d’arrivée, etc). S’offrent deux possibilités à savoir la contamination des superstructures du navire ou celle du fret transporté (conteneur, reefer et même intégration de la substance illicite dans des articles). Dans cette perspective, la route est celle qui relie un port d’arrivée à une destination en escalant éventuellement au cours de l’expédition. De fait, la cartographie criminelle se superpose aux routes maritimes et à l’architecture portuaire du commerce international.
La carte ci-après réalisée sur le fondement des opérations coordonnées par le MAOC-N [4] illustre concrètement les choix stratégiques retenus par les narco-organisations dans leurs expéditions maritimes.
Il convient d’identifier à présent les zones d’exportation des substances psychotropes (31) et les destinations (32) en évoquant les zones de rebond (33). Elles varient naturellement en fonction des produits et des réalités géopolitiques mais aussi au regard des contraintes logistiques.
Les zones de production de matières premières nécessaires à la production de drogue sont des aires géographiques restreintes. Même si la plupart des drogues sont cultivées sur tous les continents [5], il n’en demeure pas moins que quelques bassins principaux concentrent une majorité des cultures :
. L’Amérique du Sud, à savoir, d’une part, la Colombie, la Bolivie et le Pérou pour la feuille de coca et, d’autre part, le Mexique et la Colombie pour l’opium mais aussi le Mexique pour la production de drogues de synthèse ;
. Le Moyen-Orient et l’Asie du Sud-Est pour la culture de l’opium. Les principaux producteurs sont situés dans le « Triangle d’or » (Birmanie, Thaïlande, Laos et Vietnam) et le « Croissant d’or » (Afghanistan, Iran, Pakistan) ;
. Le Maghreb (Maroc) mais aussi l’Afghanistan, le Mexique, l’Inde, l’Afrique du Sud pour le cannabis.
. L’Asie : précurseurs chimiques pour les drogues de synthèse.
Avec l’exception notable de l’Afghanistan ou de la Bolivie qui sont totalement enclavés, tous les pays producteurs possèdent un accès à la mer. Des pays voisins jouent le rôle d’intermédiaire stratégique. Du fait de leur position géographique comme de leur connectivité portuaire, ils constituent des bases avancées pour l’exportation. La figure 2 illustre le rayonnement commercial de la cocaïne sous toutes ses formes (base, pâte et chlorhydrate de cocaïne) depuis les pays producteurs auxquels est associé le Brésil.
Au fur et à mesure, et notamment, pour des raisons combinant des aspects logistiques comme les impératifs de sûreté, il est noté l’extension progressive des zones de départ ou des aires d’influence à l’image d’une tache d’huile. L’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (ONUDC) a, ainsi, recensé plus de 900 routes au départ du bassin de l’Amazone à destination des marchés de consommation. L’Amazone traverse le Brésil, ce pays-continent au contact des trois pays producteurs. Par son ouverture maritime atlantique, sur sa façade orientale, il est en relation commerciale avec l’Amérique du Nord, l’Europe, l’Afrique occidentale mais aussi, de manière plus lointaine, avec l’Asie et l’Océanie. Dans ce contexte de maritimisation généralisée, le narcotrafic traduit, à sa manière, le potentiel maritimo-portuaire du Brésil. Rappelons quelques données caractéristiques du Brésil qui permettront au lecteur de mesurer l’ampleur des enjeux sécuritaires posés au Brésil certes, mais aussi aux pays destinataires de ces flux logistiques. Le Brésil compte 7500 kilomètres de littoral et 175 ports maritimes dont 32 relèvent de l’autorité de l’État. Ces ports maritimes interagissent avec de très nombreux ports fluviaux irrigués par 50 000 kilomètres d’artères fluviales. Ceux-ci sont, bien souvent, les seules voies de communication, notamment dans le bassin amazonien. Ports fluviaux et ports maritimes sont parfaitement intégrés au sein des chaînes logistiques et à l’économie de ce pays-continent. Les aires de production et les foyers de consommation sont, ainsi, reliés par ces traits d’union logistiques que sont les vecteurs maritimes. L’économie brésilienne est véritablement tributaire de la mer pour ses importations et ses exportations. Exprimé en volume, cela représente plus de 90 % soit 700 millions de tonnes de matière manipulées par an dans les ports maritimes. Cette ossature logistique en plein développement repose sur un réseau fort de 36 ports en eau profonde qui constituent des poumons entre l’hinterland brésilien et le reste du monde. Puissance économique régionale, son aire d’influence dépasse le seul Brésil et ses 212 millions d’habitants. Il diffuse largement à l’échelle de la sous-région. La révolution logistique en cours en Amérique du Sud se traduit par la création de ports en eau profonde sur la côte Pacifique alimentés par des artères routières, ferroviaires et fluviales. Quels seront les impacts du futur hub régional de Chancay au centre du Pérou ? Certes, il facilitera à coup sûr l’exportation de la cocaïne vers l’Asie. Mais ne sera-t-il pas vecteur d’importation de précurseurs nécessaires à la production des drogues synthétiques ? Ce phénomène de contamination territoriale s’illustre jusqu’aux extrémités du cône Sud puisque – grâce aux liaisons aériennes comme fluviales – le Paraguay comme l’Argentine sont devenus des fenêtres de sortie à destination des marchés européens ou de l’Indo-Pacifique.
La conquête de nouveaux marchés de détail se fonde sur un préalable : la création et la maitrise d’une tête de pont logistique. Il s’agit, alors, d’identifier et de tenir un accès « privilégié » à un port maritime ou fluvial, à un terminal ou à une zone logistique située à proximité, dans l’hinterland du continent visé. Fondamentale, cette étape nécessite des contacts opérationnels et de confiance avec des organisations criminelles déjà implantées localement. S’insérant dans une logique de contrôle de territoire, ces dernières offrent leurs services aux « nouveaux entrants », telle la corruption d’agents situés au cœur de la chaîne logistique. De fait, les installations portuaires cristallisent de multiples tensions à la fois du côté des malfaiteurs que des services étatiques comme des compagnies privées. Le choix de la tête de pont est stratégique. Il est conditionné par de multiples facteurs liés à l’histoire, à la géographie physique et économique, à des considérations logistiques mais aussi aux pratiques locales de la criminalité. A bien des égards, ce choix essentiel révèle les réalités caractéristiques de cet environnement socio-économique. Actuellement, deux routes maritimes majeurs approvisionnent en drogue l’Union européenne sur la façade maritime occidentale :
. la Péninsule ibérique,
. la Rangée Nord-européenne [6] (France, Belgique, Pays-Bas et Allemagne).
L’Espagne est, désormais, surpassée par les ports internationaux de la rangée Nord-européenne mais aussi par le port marocain de Tanger-Med, nouvelle porte méditerranéenne de l’Europe. Cette rangée portuaire désigne la concentration des principaux ports européens alignés le long du littoral méridional de la mer du Nord sur un arc de 800 kilomètres. Elle sert de façade maritime à un vaste territoire centré sur l’Europe rhénane. Deuxième façade maritime mondiale après les ports chinois de la mer jaune, on y trouve d’ouest en est :
. en France : Le Havre, Rouen, Calais, Dunkerque ;
. en Belgique : Ostende, Zeebruges, Gand, Anvers ;
. aux Pays-Bas : Flessingue, Rotterdam, Amsterdam, Helder ;
. en Allemagne : Emden, Wilhemshaven, Bremerhaven, Brême, Cuxhaven, Hambourg.
Cette rangée alimente un hinterland correspondant aux régions les plus densément peuplées et les plus riches d’Europe. Cette dorsale européenne est centrée sur la « mégalopole européenne » qui est constituée de la Belgique, des Pays-Bas, de l’Allemagne, du Nord-Est de la France, de la Suisse (hors UE), de l’Autriche et du nord de l’Italie. C’est une zone englobant les régions situées aux carrefours nord-sud et est-ouest qui facilite les opérations commerciales. Et, ce, d’autant plus qu’elle dispose de nombreuses et variées infrastructures de transport (maritime, fluvial, routier et ferroviaire). Soit un bassin de plus de 70 millions d’habitants. Faire transiter les produits illicites par les hubs de la rangée Nord-européenne est un gage de réussite laissant envisager une intégration favorable sur les marchés de détail porteurs en Europe. Ce changement radical de paradigme témoigne, d’une part, de la maritimisation irréfragable de l’économie mondiale au travers du conteneur maritime, unité de compte de la logistique internationale et, d’autre part, du phénomène d’industrialisation observé dans les importations de cocaïne à destination du marché européen. Les saisies moyennes des années 2019 et 2020 [7] désignent le nouvel épicentre des importations sur le marché européen mais aussi le mode industriel des arrivées par voie maritime. Anvers, Rotterdam comme Hambourg sont, avant tout, des ports marchands à conteneurs parfaitement insérés dans les routes maritimes du commerce international. Le haut degré de pureté de la cocaïne constaté aussi bien dans l’Union européenne qu’en Amérique du Nord lors des saisies témoigne de connexions directes entre les aires de production et les foyers de consommation. Il suggère aussi les infrastructures criminelles nécessaires à la préparation du produit avant sa mise sur le marché (coupe, conditionnement, vente en gros et en détail). Elles sont implantées dans l’hinterland de la Rangée.
C’est une manière déguisée et habile de brouiller les pistes en fractionnant les routes logistiques par des étapes supplémentaires. Le fret illicite primaire acheminé dans les ports africains est reconditionné en flux secondaires. Ces installations logistiques en développement offrent des capacités de stockage et de transbordement entre différents vecteurs maritimes comme terrestres. De manière générale, l’Afrique joue le rôle de zone de rebond pour plusieurs substances psychotropes que cela soit pour :
. la cocaïne, principalement sur la façade occidentale,
. l’héroïne avec un flux initial des côtes orientales du continent et une zone de redistribution maritime à partir de l’Ouest à la suite d’un long transit par voie routière,
. les méthamphétamines.
La distance la plus courte entre les continents sud-américain et africain est de 2850 kilomètres établie entre l’État brésilien du Rio Grande do Norte et le fleuve Casamance entre le Sénégal et la Guinée-Bissau. Cette réalité a émergé en 2016 lorsque les autorités marocaines détectèrent des flux de cocaïne importée depuis le Brésil et transbordée à bord de navires de pêche. Ensuite, l’expérience acquise avec la résine de cannabis et les connections opérées au sein de la diaspora marocaine établie aux Pays-Bas ont démultiplié ce canal. Il a affecté progressivement l’ensemble du Maghreb comme en témoignent des saisies importantes opérées à Oran (Algérie, en 2018). La « contamination » de l’Afrique de l’Ouest devient visible dès 2019 avec la saisie record de 9,57 tonnes opérées au Cap Vert en août 2019. Elle affecte l’ensemble des États d’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Ghana, Côte d’Ivoire, Togo, Bénin..) avant d’impacter le Nigeria. Le flux en provenance du Brésil s’impose car il est estimé actuellement que 60 % des exportations de cocaïne au départ du Brésil et à destination de l’UE transitent par les côtes de l’Afrique de l’Ouest. Les saisies parlent d’elles-mêmes : 435 kilogrammes en 2014, 27 tonnes en 2019.
Dans cette perspective, l’analyse du rôle joué par le continent africain dans ce type de trafic illicite fournit des clés de compréhension singulière de la situation intérieure des États africains. Les connexions avérées entre le trafic de drogue, d’autres réalités criminelles (trafic d’armes à feu, prostitution, violence...) et le terrorisme exercent, en effet, des influences sur la stabilité d’un État en particulier mais, aussi, au plan régional comme international. Ce phénomène de convergence criminelle doit être, aussi, appréhendée par le prisme financier qui est un levier séduisant pour les organisations. Le degré de bancarisation des économies est, à ce titre, un indicateur à exploiter. En outre, l’Afrique devient aussi un marché de consommation de toutes sortes de substances psychotropes dont le dynamisme interroge. Différents pôles sont identifiés :
. la façade atlantique (Afrique de l’Ouest et Golfe de Guinée),
. l’Afrique australe (Afrique du Sud et canal du Mozambique),
. l’Afrique de l’Est (Somalie, Mozambique),
. le Maghreb.
Ainsi, ces États côtiers jouent le rôle de rebond, de reconditionnement des cargaisons illicites et d’éclatement des flux dans une logique multimodale (terre, air et mer). Pour ce faire, des réalités géographiques, historiques et géopolitiques constituent des clés de compréhension utile pour décrypter cette économie globalisée.
Bonus. Planisphère. Podcast, « Le narcotrafic menace-t-il la mondialisation ? » Avec F. Manet, sur RND
Bonus. Planisphère. Podcast, « Le narcotrafic menace-t-il la mondialisation ? » Avec F. Manet, sur RCF
Lien direct vers cette émission sur RCF
Synthèse rédigée de cette émission, par E. Bourgoin, validée par F. Manet
Il convient de souligner les flux multiproduits qui transitent en Afrique à l’image de l’héroïne, du cannabis et des drogues de synthèse. L’analyse de la situation régionale invite à identifier les connections logistiques avec l’arrière-pays empruntant des routes terrestres. En effet, un tiers des États africains n’ayant pas de littoral, le transport maritime demeure la principale porte d’entrée du continent sur le marché mondial. De fait, le commerce international de l’Afrique dépend fortement de la navigation et des ports. Selon la Conférence des Nations unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED), en 2022, l’Afrique ne représente qu’une part réduite du commerce international de marchandises, en valeur soit 2,87% des exportations et 2,67 % des importations. En volume, l’Afrique représente une part un peu plus importante : les ports africains ont chargé près de 7% du commerce maritime mondial (exporté) et déchargé (importé) 4,6% des flux. Dans le détail, l’Afrique de l’Ouest « pèse » pour 25% du commerce maritime africain derrière l’Afrique du Nord (36%) et devant l’Afrique australe (18%). Le dynamisme de l’Afrique de l’Ouest [8] repose sur la constitution de hubs logistiques de dimension internationale à fort rayonnement régional sur l’hinterland. La conjonction d’un port à conteneurs, d’un aéroport international et d’un réseau routier dense rend possible et efficace l’interconnexion des chaînes d’approvisionnement. Ces hubs sont des pivots dans le commerce illicite, notamment sur l’activité « conteneurs ». Ainsi, la Gambie connaît une croissance du flux portuaire en moyenne de 7 % depuis 2008 dont 75 % repose sur le flux conteneurisé.
Le trafic des drogues obéit à des logiques complexes et souvent irrationnelles. Néanmoins, dessiner cette thalassopolitique est un exercice fondamental pour mieux appréhender les dynamiques criminelles à l’œuvre mais aussi pour mettre au jour des connexions criminelles. Ce regard thalasso-centré est susceptible d’expliquer, par ailleurs, des facteurs d’instabilité internationale, voire des tensions apparentes.
Incomplet, ce travail de réflexion mériterait aussi d’être mis en perspective par une cartographie du blanchiment international. Cette couche supplémentaire apporterait à n’en pas douter des éclairages instructifs.
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Lire le premier article de cette série de quatre F. Manet, I. Le marché mondial des drogues, une géo-économie singulière particulièrement dynamique ?
Lire le deuxième article de cette série de quatre. F. Manet. II. Le marché mondial des drogues, une maritimisation irrésistible du narcotrafic ?
Lire le troisième article de cette série de quatre. F. Manet. III. La thalassocratie criminelle, moteur du narcotrafic international ?
Lire le quatrième article de cette série de quatre. F. Manet. IV. Comment le développement d’une thalassopolitique internationale des flux de drogues permettrait de combattre véritablement le narcotrafic ?
Plus
[1] Le type de navire apte à emprunter le canal est appelé PANAMAX.
[2] Captagon trafficking and the role of Europe, Technical Report, EMCDDA, BKA, septembre 2023.
[3] Le Crime en bleu, essai de thalassopolitique, Florian MANET, Édition NUVIS, 2018.
[4] Maritime Analysis and Operation Centre – Narcotics ou Centre européen d’analyse et de coopération opérationnelle dédiée à la lutte contre le narcotrafic maritime est basé à Lisbonne. Véritable réussite communautaire, il a contribué, en 2023, à la saisie de près de 100 tonnes de cocaïne en Atlantique uniquement sur des vecteurs maritimes en mouvement.
[5] L’exception notable est la culture de la coca qui requiert des conditions climatiques et d’altitude présentes sur différents continents. Toutefois, la coca n’est produite qu’en Amérique du Sud et dans trois pays. Pourquoi cette culture n’est pas développée au Venezuela ou en Équateur par exemple ? Juan Lucas RESTREPO, directeur du CIAT (Centre International d’Agriculture Tropicale) déclarait au journal La Semana, (édition du 05/04/2020) : « il y a des milieux analogues aux milieux colombiens en Afrique ou en Asie, où l’on pourrait produire de la coca ».
[6] Cette notion a été développé par Alain VIGARIÉ en 1964. En anglais « Northern range ». Appelé aussi « le rail du Nord » ou la « rangée Manche-Nord ». En France sont concernés les ports du Havre, Rouen, Boulogne-sur-mer, Calais et Dunkerque.
[7] UNODC and EUROPOL, The illicit trade of cocaine from Latin America to Europe – from oligopolies to free-for-all ?, https://www.unodc.org/documents/data-and-analysis/cocaine/Cocaine_Insights_2021.pdf, Cocaine Insights 1, UNODC, Vienna, September 2021.
[8] Yann ALIX, Histoires courtes maritimes et portuaires, EMS éditions, décembre 2023.
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