L’auteur s’exprime à titre personnel. Colonel de la gendarmerie nationale, Florian Manet est essayiste, expert en sûreté globale, chercheur associé à la Chaire « Mers, Maritimités et Maritimisation du monde » de Sciences Po Rennes. Auteur du « Crime en bleu. Essai de Thalassopolitique » publié aux éditions Nuvis (2018), il publie un nouvel ouvrage intitulé « Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation » aux éditions EMS avec le soutien financier et scientifique de la Fondation de prospective maritime et portuaire SEFACIL et avec le partenariat opérationnel d’IRENA GROUP et de « Global Initiative Against Transnational Organized Crime » (GI-TOC). Cet ouvrage est préfacé par le général de corps d’armée (Gendarmerie) Jean-Philippe Lecouffe, directeur exécutif adjoint en charge des opérations à EUROPOL, l’agence européenne de police, tandis que Pierre Verluise, docteur en Géopolitique et fondateur du Diploweb.com clôture par la post-face cette réflexion géopolitique thalassocentrée.
L’ouvrage complet de Florian Manet, « Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation » peut être téléchargé gratuitement sur le site de la Fondation SEFACIL
La maritimisation irrésistible du narcotrafic a façonné une main d’œuvre criminelle parfaitement adaptée aux contraintes maritimes et portuaires. Structurée et évolutive, elle s’intègre dans les réalités d’une thalassocratie criminelle internationalisée qui contribue, de manière décisive, à la prospérité des chaînes de valeurs au sein d’une géo-économie illicite. La logistique portuaire offre, certes, l’efficacité du commerce international mais aussi l’opacification et les sécurisations des flux commerciaux noyés dans le gigantisme d’une mondialisation fortement maritimisée.
Illustré d’un schéma et d’une carte. Avec en bonus un podcast.
Lire le premier article de cette série de quatre F. Manet, I. Le marché mondial des drogues, une géo-économie singulière particulièrement dynamique ?
Lire le deuxième article de cette série de quatre. F. Manet. II. Le marché mondial des drogues, une maritimisation irrésistible du narcotrafic ?
SCENES de violences armées à Guayaquil, port maritime équatorien, en janvier 2024, corruption d’agents portuaires ou de policiers, blanchiment d’argent dans des véhicules de luxe ou dans l’immobilier, homicides de journalistes ou de magistrats imputés la MokroMafia au cœur des cités néerlandaises… Tels s’expriment concrètement les effets du narcotrafic aussi bien dans les zones de départ que de destination des flux illicites.
Les conventions internationales ont régulièrement réglementé l’usage des substances stupéfiantes et psychotropes. Ainsi, selon les termes de la Convention de Vienne de 1988, par « trafic », il faut entendre « la culture, la production, la manufacture, l’extraction, la préparation, l’offre, la mise en vente, la livraison, le courtage, l’expédition, le transport, l’importation et l’exportation de tout stupéfiant ou de toute substance psychotrope ». De même, l’organisation, la gestion, le financement ou la facilitation des opérations ou activités sus-mentionnées sont constitutives du trafic. Dés lors, se dessine, in fine, une chaîne de valeurs propre à une activité hybride fondée sur la culture d’une matière première (fleur d’opium, feuille de cocaïer...) ou des processus chimiques qui sont, ensuite, transformée, conditionnée et acheminée vers un marché de consommation illicite d’échelle internationale. Elle génère simultanément un écosystème criminel prolifique qui fragilise la stabilité interne des États ainsi que celle des relations internationales. Le président équatorien n’a-t-il pas déclaré l’état de conflit interne en janvier 2024 ?
Le narcotrafic met en présence des acteurs issus de la criminalité organisée internationale qui ont recours aux vecteurs comme aux espaces maritimes pour déployer leurs activités marchandes à travers le monde. Au vu de son ampleur, il est opportun d’évoquer l’émergence d’une thalassocratie criminelle . Par ses agissements, elle interroge quotidiennement le droit international ainsi que les modalités de la globalisation économique. Masquée et perturbatrice de l’ordre public socio-économique, elle s’impose assurément comme un acteur des relations internationales.
De fait, le narcotrafic nourrit un écosystème criminel particulièrement prolifique aussi bien dans les zones de production ou de rebond que de consommation (I). Son développement se fonde de manière croissante sur le phénomène de maritimisation (II).
Le narcotrafic est un biais pédagogique utile pour mieux appréhender ce qu’est la criminalité organisée (11) et définir les moteurs de l’activité criminelle par différence avec le terrorisme (12).
Les opérateurs criminels qui s’impliquent dans les différents volets constitutifs du narcotrafic relèvent de la « criminalité organisée ». Grâce à la criminologie théorique, la définition de ce concept s’est affinée au fil du temps et des conventions internationales. Des traits communs émergent néanmoins. Ainsi, retenons l’énoncé de l’incrimination de participation à une organisation criminelle telle que définit [1] par le conseil de l’Union européenne le 21 décembre 1998. Il s’agit de « l’association structurée, de plus de deux personnes, établie dans le temps, et agissant de façon concertée en vue de commettre des infractions punissables d’une peine privative de liberté (..), que ces infractions constituent une fin en soi ou un moyen pour obtenir des avantages patrimoniaux et, le cas échéant, influencer indûment le fonctionnement d’autorités publiques ». Elle trouve déjà de puissants échos avec les agissements propres au narcotrafic maritime, notamment en ce qui concerne la pluralité d’auteurs et la gravité des faits.
Appliquons donc ce concept au domaine maritime et portuaire. Toute entreprise ou toute expédition en mer ne saurait être réalisée en solitaire. L’équipage d’un voilier nécessite à minima deux à trois skippers. La contamination d’un conteneur ou celle des superstructures d’un navire marchand requiert plusieurs compétences distinctes, - qui plus est – quand le lieu de chargement et la destination s’opèrent sur des continents distants. En conséquence, le critère de la pluralité d’auteurs est un lieu commun qui va de soi en matière de narcotrafic maritime.
En outre, le deuxième élément fondamental réside dans la gravité des actes répréhensibles. Dans cette perspective, certaines législations nationales énumèrent, de manière précise, les infractions relevant du champ de la criminalité organisée. Pour le cas français, l’article 706-73 [2] du code de procédure pénale liste seize infractions. Certes, les différentes incriminations varient d’un pays à un autre mais un tronc commun émerge à quelques nuances près. Il s’agit essentiellement d’atteintes aux personnes (meurtre en bande organisée (BO) ; crime et délit de trafic de produits stupéfiants ; enlèvement et séquestration commis en BO), d’atteintes aux biens (extorsion ; destruction et dégradation d’un bien commis en BO), des délits en matière d’armes commis en BO et du blanchiment. L’analyse sommaire de ces infractions énoncées dans cet article du code pénal français permet de comprendre que le narcotrafic peut en épouser nombre d’entre elles et, ce, de manière simultanée.
Le moteur de l’action criminelle se résume à deux logiques complémentaires : l’appât du gain financier et l’exercice d’une influence dans la société, cercle du pouvoir compris. Élément distinctif du terrorisme qui, par construction, est mû par des considérations d’ordre politique ou idéologique, le fondement du crime relève principalement de motifs financiers. Les organisations criminelles opérent comme des entrepreneurs audacieux qui poursuivent un plan de développement centré sur un client. Dans ce cadre, le narcotrafic illustre parfaitement cette logique de création de valeurs, ici, sur la base d’une dépendance physiologique qui fidélise une clientèle captive. Il met en mouvement une dynamique complexe associant les producteurs des substances psychotropes et stupéfiantes aux logisticiens chargés d’acheminer le produit ainsi qu’aux revendeurs de gros comme de détail. Ces derniers alimentent, ensuite, graduellement, les divers marchés de consommation. Le modèle économique repose sur les critères de la rareté et de la pureté des produits. Du fait de son statut de trafic illicite, la notion de risque est omniprésente et justifie les cours de revente tout au long de la chaîne. En effet, la perte de tout ou partie des produits illicites et la perspective d’une interpellation des acteurs par des services répressifs sont préalablement inclues dans le schéma financier. De fait, une géo-économie illicite voire hybride vise à collecter des fonds issus de ce commerce et, ultérieurement, à les blanchir, c’est-à-dire à les intégrer dans les circuits licites des économies au prix d’un complexe processus d’opacification. C’est bien là que réside la motivation centrale de l’activité criminelle. Cet argent « sale » est susceptible de déstabiliser les marchés, d’artificialiser des secteurs d’activité et de financer le terrorisme. Au-delà du train de vie ostensiblement injustifié, c’est bien souvent l’immobilier ou des investissements commerciaux et industriels qui en constituent le réceptacle. Cette infraction financière démontre le caractère matriciel du narcotrafic qui génère et alimente un complexe écosystème criminel (blanchiment, trafic d’arme, trafic d’influence, traite d’êtres humains, homicide,..). Toutefois, déterminer avec précision le volume et l’ampleur des flux financiers illicites relatifs au narcotrafic demeure un défi majeur. Ce calcul complexe et fragile résulte d’extrapolations fondées sur des données liées aux cultures, aux achats de précurseurs chimiques, au potentiel de production illégale de drogues, aux saisies réalisées par les services répressifs, aux estimations des ventes et de la consommation. Voici résumés ci-après des ordres d’idée de ces flux illicites :
. Le montant susceptible d’être blanchi annuellement par le système financier est l’équivalent de 2,7 % du PIB mondial soit 1 600 milliards de dollars (évaluation de 2009 [3]) ;
. la part du trafic de drogue est évaluée à 20 % dans le produit du crime mondial dans son ensemble, à 50 % dans celui de la criminalité organisée soit entre 0,6 et 0,9 % du PIB mondial ;
. le marché mondial de la drogue « valait » en 2014 entre 426 et 652 milliards de dollars soit un tiers de la criminalité organisée transnationale (évalués entre 1600 et 2200 milliards de dollars) [4].
Ces données sont à actualiser avec la tendance haussière des productions et de la demande cumulée à une massification mondiale des usages de substances psychotropes et l’ouverture de nouveaux marchés plus rémunérateurs.
La criminalité organisée s’adapte à l’objet même du trafic comme à ses contraintes logistiques et sécuritaires. Ainsi, intermédiaire obligé du narcotrafic, l’environnement maritime et portuaire a façonné un milieu criminel spécifique parfaitement connecté aux structures terrestres (21). De plus, il apparaît qu’une authentique thalassocratie criminelle se lance, masquée, à la conquête des océans et des ports maritimes (22).
Ces entreprises illicites révèlent une architecture criminelle complexe qui témoigne d’une certaine diversité adaptée au « terrain » des affaires. De manière générale, elle prend la forme d’une pyramide. Le sommet est occupé par les commanditaires, les « barons de la drogue », les chefs de cartel, qui organisent ou, plus exactement, font organiser ce commerce prospère. Par sécurité, physique comme juridique, ils prennent de la distance et laissent leurs proches collaborateurs « les mains dans la poudre ».
Les cartels savent identifier, cibler, corrompre et fidéliser les ressources humaines indispensables à la bonne marche du narcotrafic.
Pour ce faire, ils s’appuient sur des relais, des lieutenants - au sens propre du terme, qui « tiennent lieu » de chefs, chargés de mettre en mouvement l’organisation. Enfin, la base de forme plus ou moins élargie est constituée des manœuvres, des exécutants qui mettent en œuvre des savoir-faire qui, associés les uns aux autres, contribuent à l’acheminement des substances tout au long de la chaîne logistique. Il s’agit, souvent, de techniciens et de logisticiens en charge de la préparation ou de la transformation des matières premières, de conducteurs, de guetteurs, de fournisseurs de moyens matériels ou de mobilité, d’agents de renseignement comprenant des fonctionnaires corrompus au sein des autorités ou exploitants portuaires, des compagnies de transport, des douanes ou des services de police. Des marins, de métier ou de fortune, complètent la galerie afin d’armer les embarcations dédiées. Ils peuvent, aussi, être « recrutés » au sein d’équipages déjà constitués, agissant tels des relais de l’organisation criminelle au sein des armements. L’exemple du MSC Gayane [5] est, à ce titre, illustratif des capacités des cartels à identifier, cibler, corrompre et fidéliser les ressources humaines indispensables à la bonne marche du trafic. Ils sont rémunérés à la tâche en numéraire ou en nature sous la forme de quantité de produits stupéfiants. 20 tonnes de cocaïne ont été découvertes, le 17 juin 2019, à bord de ce porte-conteneurs lors d’une opération logistique au port de Philadelphie, aux États-Unis. Cette saisie record est évaluée à 1,3 milliard de dollars. En provenance de Colombie, il faisait escale aux États-Unis avant de rallier Rotterdam (Pays-Bas). Les membres d’équipage de nationalité monténégrine ont été approchés avant le départ du navire, recevant des sommes d’argent supérieur à 55 000 dollars en échange de leur complicité.
Aux côtés de cette pyramide, les commanditaires se sont constitués une « caisse à outils criminels » dans laquelle ils actionnent des compétences rares, à haute valeur ajoutée, et, bien souvent, de nature hybride. Il s’agit de prestataires de service (ou « service provider »). On y trouve, par exemple, des skippers de multicoque et des « architectes navals » en mesure de concevoir l’aménagement de caches au sein de voiliers ou, même, des « Narco-Sub », ces sous-marins artisanaux transocéaniques. Ces talents peuvent travailler pour plusieurs types de trafic. Ainsi, les galiciens d’Espagne produisent des embarcations, « Narcolanchas », à la fois au profit des trafics de drogue comme de migrants en mer Méditerranée. Des « financiers » sont à même d’effectuer des transactions en vue d’acquérir les substances stupéfiantes auprès des fournisseurs ainsi que des moyens. Ils sont, aussi, dédiés à la conduite d’opérations de blanchiment de fonds dans des réseaux internationaux, maitrisant la géo-économie mondiale de la « non-compliance » des établissements financiers comme des autorités publiques. Agiles et forts d’un large réseau, ils exploitent opportunément leurs connaissances juridiques et les mécanismes de la finance internationale. Parmi d’autres talents dévoyés, figurent de véritables digital officer en charge de faciliter et de sécuriser les communications entre acteurs clés du trafic. Ils ont recours à des solutions numériques chiffrées comme l’actualité judiciaire l’a récemment illustré avec le démantèlement des solutions ENCROCHAT et Sky ECC respectivement par la gendarmerie et la police françaises. Cette structure pyramidale repose sur le cloisonnement entre les différents maillons d’une chaîne criminelle souvent très autonome : chacun ignore l’activité et l’identité du maillon précédent. Cette mesure organisationnelle d’opacification absolue s’inscrit dans une recherche permanente de sécurité des opérations, facteur majeur de la réussite. Elle a vocation à mettre en échec les services répressifs.
Cependant, la réalité des trafics opérés de manière transcontinentale impose un schéma caractérisé par une juxtaposition de plusieurs pyramides criminelles chacune en charge d’un segment de l’opération. Seules les organisations les plus solides seraient, en effet, en mesure d’assurer en autonomie l’ensemble. Le Primeiro Comando da Capital assure un suivi de bout en bout depuis l’achat de la matière première, sa transformation, son acheminement jusqu’aux ports brésiliens (notamment São Paulo), les ports de rebond voire la mise sur les marchés de consommation. Ces différents segments relèvent notamment d’aires géographiques distinctes qui correspondent, in fine, à des séquences du trafic (récolte/ préparation, transformation, conditionnement/ acheminement logistique multimodal/ récupération de la cargaison illicite à destination du marché de revente/ reconditionnement/ ventilation/ mise en vente sur le marché). La coordination entre ces différentes pyramides est, de fait, une tâche sensible au vu des enjeux financiers encourus. Comment se faire confiance entre acteurs particulièrement méfiants et soupçonneux ? Tel n’est pas le moindre paradoxe de cette activité commerciale.
Des recrutements locaux qui « ouvrent » des portes notamment dans la chaîne logistique portuaire.
Les organisations criminelles adaptent en permanence leurs dispositifs en créant des « bureaux locaux » ou « narco-comptoirs » sur de nouveaux hubs. Ainsi, il semblerait que les groupes criminels brésiliens (PCC), mexicains (Cártel de Sinaloa), organisations balkaniques (Albanais notamment) ou encore la mafia italienne aient pris pied dans le Cône Sud ou sur les rebonds africains (Afrique de l’Ouest, Mozambique). Elles s’appuient aussi sur des recrutements locaux qui « ouvrent » des portes notamment dans la chaîne logistique portuaire.
Néanmoins, les tendances actuelles font émerger un mode d’organisation alternatif fondé sur le modèle de l’auto-entrepreneur. Le metteur sur le marché s’efforce de limiter au maximum le nombre d’intermédiaires, se rendant sur les lieux de production. Privilégiant le contact direct, il s’affranchit - autant que possible - du recours à une organisation criminelle régionale. Il s’agit, pour ainsi dire, d’une application à l’écosystème criminel du principe d’uberisation.
Les organisations criminelles sont dans l’obligation de sous-traiter à des experts certaines phases de leurs opérations illicites. Le volet logistique de l’expédition de stupéfiants nécessite de rassembler des compétences particulières. Aussi en est-il des savoir-faire en matière de navigation et d’affrètement maritime. Les équipages de la plaisance, de la pêche maritime ou du commerce représentent une plus-value majeure dans la sécurisation des exportations de substances illicites. Fortement sollicités, ils sont l’objet de séduction, de pression, de menaces voire d’actes de violence.
La situation singulière de l’Équateur [6] est très illustrative des mesures prises par des organisations afin d’acheminer la cocaïne colombienne ou péruvienne sur le marché nord-américain. Pour conduire des opérations de grande envergure, les flottilles de pêche ont été ciblées comme fournissant une dissimulation parfaite du commerce illicite en affichant une raison sociale indiscutable parfaitement intégrée dans l‘économie bleue régionale. Parfois, des licences de pêche falsifiées donnent le change aux Affaires maritimes. En outre, ces vecteurs offrent une capacité d’emport importante ainsi qu’un comportement à la mer endurant et sécurisant. Des équipages dédiés sont constitués usant d’intimidation, de violence physique voire armée ou au regard de la promesse d’une alléchante rémunération. Selon les propos rapportés par des journalistes [7], le commandant des opérations Nord des forces armées équatoriennes estimerait que plus de 300 pêcheurs des provinces [8] d’Esmeraldas, Manabí, Guayas, Santa Elena et El Oro ont été interpellés dans des opérations de narcotrafic et sont détenus aux États-Unis. Après une navigation fluviale, les navires de pêche ou des embarcations semi-rigides appareillent vers les îles Galapagos [9], sur une distance de 15 000 milles nautiques où ils sont recomplétés en carburant et / ou transbordent leur chargement illicite vers d’autres embarcations qui rallient directement les ports du Guatemala, du Costa-Rica et du Salvador. Toutefois, le fret peut, de nouveau, être redistribué sur des navires-fille plus discrets avant de gagner les ports d’Amérique centrale. Dans ce contexte, les marins des ports côtiers comme Jaramiló sont très courtisés du fait de leur connaissance précise des courants et de la topographie marine. Un voyage est ainsi rémunéré près de 30 000 dollars. Certains équipages en font 3 à 4 par semaine. Précisons que le salaire moyen mensuel s’élève à environ 500 dollars. Un réseau de complicité est régulièrement mis à l’eau, le long de la route maritime. Simulant une campagne de pêche, cette flottille de navires assure des fonctions de renseignement, d’alerte et de coordination opérationnelle prévenant toute présence suspecte sur l’itinéraire. En cas de suspicion avérée, le fret illicite est mis à l’eau et suivi à l’aide de balises GPS insérées dans les ballots étanches.
Des ports maritimes infiltrés par des narco-organisations ?
Plus grave encore, les comités de direction des ports maritimes d’Anvers (Belgique), Rotterdam (Pays-Bas) et Hambourg-Bremerhaven (Allemagne) associés à l’Agence européenne de Police EUROPOL [10] ont mis à jour des mécanismes d’infiltration des organisations portuaires par des structures criminelles. Le mode opératoire démontre une maitrise des procédures portuaires et une exploitation des vulnérabilités propres au système de gestion des conteneurs dans les emprises. L’organisation criminelle s’appuie sur des « insiders » ou agents infiltrés dans la structure portuaire soit du fait d’une manœuvre de corruption des acteurs licites soit par projection de membres du réseau criminel au sein des acteurs portuaires. Ces derniers agissent comme le ferait une équipe d’extraction des conteneurs contaminés hors des emprises sécurisées du port. Ils pénètrent physiquement ces enceintes de manière dissimulée à l’image d’un scénario type « conteneur-cheval de Troie ». Un complice à la raison sociale licite achemine un conteneur dans lequel est dissimulée cette équipe dédiée. Ce mode opératoire repose sur la connaissance préalable des codes de référencement propres à chaque conteneur. En effet, la chaîne logistique maritime repose sur plusieurs intervenants aux missions bien définies. Le maillon essentiel qui relie l’expéditeur et le destinataire est le transitaire maritime dont la mission est d’organiser l’acheminement de la cargaison. Au delà de l’organisation matérielle et conformément aux normes internationales, Incoterms, il prend en charge les formalités administratives liées au transport à savoir les attestations d’assurance, les formalités juridiques et douanières, le dossier export (connaissement, colisage, certificat d’origine, factures commerciales). Le « Bill of Lading » est un document délivré par le transporteur ou son mandataire à l’expéditeur. Il atteste de l’exécution du contrat de transport de marchandises. Il sert d’accusé de réception des marchandises, garantit le paiement de l’expéditeur et possède un rôle de titre de propriété des marchandises. Il est déclaratif (« said to be declared »). Ainsi, la compagnie maritime attribue au conteneur un code unique matérialisé par un code PIN ou QRCode qui assure la traçabilité mais aussi la légitimité des acteurs à manipuler ce fret. Les « insiders » ont alors pour objectif de partager ce code d’identification avec l’organisation criminelle.
Bonus. Planisphère. Podcast, « Le narcotrafic menace-t-il la mondialisation ? » Avec F. Manet, sur RND
Bonus. Planisphère. Podcast, « Le narcotrafic menace-t-il la mondialisation ? » Avec F. Manet, sur RCF
Lien direct vers cette émission sur RCF
Synthèse rédigée de cette émission, par E. Bourgoin, validée par F. Manet
Au total, la maritimisation irrésistible du narcotrafic a façonné une main d’œuvre criminelle parfaitement adaptée aux contraintes maritimes et portuaires. Structurée et évolutive, elle s’intègre dans les réalités d’une thalassocratie criminelle internationalisée qui contribue, de manière décisive, à la prospérité des chaînes de valeurs au sein d’une géo-économie illicite. La logistique portuaire offre, certes, l’efficacité du commerce international mais aussi l’opacification et les sécurisations des flux commerciaux noyés dans le gigantisme d’une mondialisation fortement maritimisée.
Les impacts désormais documentés du narcotrafic sur l’ordre public et sur les relations internationales appellent une mobilisation internationale structurée car les États sont interdépendants au sein de ces chaînes de valeurs. Alors comment agir avec efficacité dans le brouillard généré par le gigantisme de la flotte de commerce mondial qui achemine – par millions - ces amphores du XXI siècle que sont les conteneurs ? Comment « connaître » la réalité des flux maritimes sur les deux tiers de la surface du globe qu’occupent les espaces maritimes ? Comment imposer, enfin, le respect du droit international aux multinationales du crime non-signataires des Conventions et générant un chiffre d’affaire exponentiel ?
A suivre F. Manet. Thalassopolitique du narcotrafic, la face cachée de la mondialisation ? IV. Une thalassopolitique internationale des flux de drogues
Publication prévue en novembre-décembre 2024. Abonnez-vous à la Lettre du Diploweb.com pour avoir l’information en temps réel
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[1] Cité par Jean PRADEL in Les règles de fond sur la lutte contre le crime organisé, décembre 2007.
[2] https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006071154&idArticle=LEGIARTI000006577776&dateTexte=&categorieLien=cid
[3] Rapport ONUDC, 2011, Estimating Illicit Financial Flows Resulting from Drug Trafficking and Other Transnational Organized Crime.
[4] Channing May et Christine Clough, Transnational Crime and the Developping World, Washington, Global Financial Integrity, 2017, Cité par ONUDC, 2011.
[5] https://splash247.com/msc-guyane-crewmember-provides-details-about-the-largest-drugs-bust-in-us-history/, consulté le 30/09/21
[6] Rapport de l’Observatoire Équatorien du Crime Organisé, Caracterización del crimen organizado, 2023
[7] Voir l’article publié le 22/02/2016 Mafias captana pescadores para llevar droga, https://www.elcomercio.com/actualidad/seguridad/mafias-captan-pescadores-llevar-droga.html, consulté le 25/09/21.
[8] Selon le Secrétariat aux ressources halieutiques d’Équateur, plus de 54 000 pêcheurs étaient recensés dans ces 5 provinces du pays.
[9] 17 % de la cocaïne saisie aux États-unis a transité par ces îles. Source Department of Justice cité par l’OECO.
[10] Criminal Networks in EU Ports, Risks and Challenges for Law Enforcement, EUROPOL, 30/03/2023,
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