La Grèce figure parmi les premiers pays à avoir envoyé des armes à l’Ukraine, tout en adoptant un langage très dur à l’égard de Moscou. Elle semble donc rompre avec sa position traditionnelle qui consistait à suivre certes sans ambigüité, mais aussi sans excès, la politique de l’Union européenne et de l’OTAN face à la Russie, du fait que son problème sécuritaire fondamental n’est pas la Russie mais la Turquie.
Or, l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine impacte les fondamentaux stratégiques de la Grèce et tout le spectre de ses relations avec la Turquie. Confirmant sa transition doctrinale, qui consiste désormais à co-façonner les réalités régionales et non plus simplement à s’y adapter, la Grèce a fait le choix de rebondir sur le conflit ukrainien pour tenter de renforcer son positionnement régional dans le processus de construction de l’architecture sécuritaire régionale, mais aussi pour contrer la tentative turque de faire de même. Un pari ambitieux, somme toute rationnel, mais comportant aussi des inconnues non négligeables.
Cette étude nous permet de rentrer dans une compréhension fine des effets de la relance de la guerre russe en Ukraine pour un pays de sa proximité. Une publication en synergie avec l’Institut FMES, en amont des Rencontres stratégiques de la Méditerranée RSMED. Les 27 et 28 septembre 2022 à Toulon, au palais Neptune ! L’entrée est gratuite, mais l’inscription obligatoire via cette page
LA GRECE a été parmi les premiers pays à fournir en 2022 de l’armement à l’Ukraine. Il s’agit là d’une première rupture, Athènes n’envoyant - par principe - jamais d’armes à l’étranger [1]. Dans le même temps, elle a adopté vis-à-vis de Moscou un langage très dur, semblable à celui des pays d’Europe orientale et des États-Unis. Cela signale une seconde rupture : l’éloignement d’une position traditionnelle qui consistait à remplir sans ambigüité, mais aussi sans excès, ses obligations de membre de l’UE et de l’OTAN, du fait que - contrairement à ses partenaires - son problème sécuritaire fondamental est la Turquie et non la Russie.
Il convient donc d’expliquer cette posture grecque et, par là-même, en quoi ce conflit impacte les fondamentaux stratégiques de la Grèce ; les conséquences de cette guerre ne se sont d’ailleurs pas fait attendre en Méditerranée orientale.
L’annonce d’une coopération franco-gréco-turque pour une mission humanitaire à Marioupol ainsi que la visite du premier ministre grec K. Mitsotakis en Turquie à la mi-mars 2022 ont laissé croire à l’installation d’une accalmie durable en Méditerranée orientale pour assurer une image de cohésion de l’OTAN face à la Russie. Cependant, ce décor a rapidement volé en éclats, laissant place à une reprise des tensions en mer Égée et à une escalade verbale sans précédent de la part de la Turquie. À la fin mai 2022, Ankara a fini par suspendre unilatéralement sa coopération avec la Grèce, s’enfermant dans une rhétorique nationaliste extrême. En parallèle, la coopération stratégique entre Paris et Athènes semble se confirmer en dépit d’un flottement initial liée à la focalisation exclusive de l’Alliance atlantique sur la Russie. En effet, la conjoncture rendait peu audible la critique des agissements turcs à l’égard de la Grèce et de Chypre, l’OTAN espérant atteler de nouveau la Turquie au char occidental.
Dans ce contexte de recomposition - donc d’incertitude –la Turquie a tenté d’accélérer la normalisation de ses relations avec certains acteurs régionaux : Israël, l’Égypte, l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis. Les résultats mitigés de cet effort confirment que le cap d’un retour à la situation précédente - celle d’une solitude d’Athènes dans un « tête-à-tête » avec Ankara - paraît désormais franchi, ce qui est un gain réel pour la Grèce. En effet, chaque démarche de rapprochement de ces États avec la Turquie est systématiquement précédée ou suivie de démarches à l’égard de la Grèce et/ou Chypre. En outre, cela montre que les accords d’Abraham – critiqués par la Turquie - fonctionnent. La Grèce semble dès lors se rapprocher de son objectif. D’abord, devenir un acteur crédible sur lequel il est possible de compter pour désamorcer en première ligne le projet régional turc face auquel la région semble peu tolérante, consciente qu’il s’agit d’un hégémonisme et non d’un leadership. Ensuite, assumer le rôle d’interface énergétique, stratégique et économique principal entre l’Europe et la région Afrique du Nord et Moyen-Orient (ANMO) via la Méditerranée orientale, un objectif qui regagne toute son importance dans le contexte du conflit ukrainien.
Des similarités entre les deux conflits
Même si leur impact sur la sécurité internationale est différent, les conflits ukrainien et chypriote partagent des similarités juridiques et factuelles : invasion et occupation au nom de la protection d’une population, sécession et reconnaissance de pseudo-États [2]. Dans son allocution devant le Congrès américain, K. Mitsotakis a d’ailleurs fait le lien entre ces deux conflits, car la Grèce et Chypre ont tout intérêt à voir le principe fondamental d’intégrité territoriale et d’indépendance être appliqué partout, donc aussi en Ukraine, pour discréditer la posture turque sur Chypre.
À l’opposé, la démarche diplomatique de R. T. Erdogan vis-à-vis du conflit ukrainien, initialement surjouée par la presse pro-gouvernementale, suggère davantage une volonté de gérer - plus que d’annuler - les conséquences territoriales et politiques issues des faits accomplis militaires. Cela a deux avantages. D’abord, de positionner la Turquie en médiateur, même si, en dépit de l’euphorie initiale, la diplomatie turque n’a mi-septembre 2022 pas réussi à sponsoriser un cessez-le-feu. Ensuite, d’éviter un échec total de la logique russe en Ukraine, ce qui a le mérite de banaliser une logique expéditionnaire et de recomposition territoriale et politique à l’image des rapports de force, élément fort utile à Ankara dans le cadre de ses propres interventions (Chypre, Syrie, Irak, Libye). Or, nous sommes précisément dans une phase de durcissement de la position turque sur Chypre. S’orientant désormais vers une solution à deux États et une ouverture à la colonisation de la zone de Famagouste [3], la Turquie accroît la militarisation des zones occupées de Chypre tout en organisant les conditions politiques et économiques d’une annexion de fait.
L’urgence énergétique et Chypre
La déconnexion du gaz russe à destination de l’UE remet forcément sur la table la question épineuse de l’exploitation et du transit des ressources naturelles de la Méditerranée orientale. Or, la pression pour leur exploitation – et par là-même pour le règlement ou la neutralisation des conflits régionaux - ira dès à présent en s’accroissant. Dans ce contexte, Chypre est susceptible de devenir le réceptacle d’une telle pression, qui viendra s’agréger aux défis suscités par le détricotage de ses relations historiques avec Moscou.
Dès lors, plus que d’un manque de vision, le retrait du soutien américain au gazoduc East Med – à la veille d’un conflit que Washington avait clairement entrevu - relève d’abord d’une volonté d’organiser la déconnexion russo-turque. Un des effets de cette déconnexion sera forcément l’accroissement de l’étanchéité stratégique entre la Russie et la Turquie. Si la Turquie finissait par faire le choix de cette déconnexion – ce qui ne semble pas être pour l’instant le cas - on pourrait s’attendre à ce que la porosité stratégique sur le flanc sud de la Turquie s’accentue. À l’inverse, tant que la Turquie maintient sa stratégie d’équilibriste, les États-Unis signalent clairement leur opposition à des initiatives turques en Méditerranée orientale et en Syrie. Tel semble être le message de J. Biden à R. T. Erdogan lors du sommet de l’OTAN, selon lequel « il faut maintenir la stabilité en mer Égée et en Syrie », ce à quoi la Turquie a jusqu’à présent obtempéré du point de vue opérationnel. En outre, les déclarations de la sous-secrétaire d’État V. Nuland, selon lesquels « la Méditerranée orientale a besoin d’énergie, quelles que soient les conditions », suivis de l’appel du ministre turc des Affaires étrangères M. Cavusoglu à l’UE de faire pression sur Nicosie pour accepter la solution d’un gazoduc reliant Israël à la Turquie via Chypre sans résolution préalable du problème chypriote, montrent bien la logique à l’œuvre au lendemain de l’intervention russe. Dans le même temps, la Grèce, Chypre et Israël restent dans l’expectative sur l’East Med. En effet, les prix du gaz pourraient finalement le rendre viable, sous une forme ou sous une autre. En revanche, c’est l’idée d’un transport du gaz régional par navire qui semble gagner du terrain, ce qui est aussi dans l’intérêt de la Grèce, qui développe ses terminaux et qui possède une des plus grandes flottes de transport de gaz naturel liquéfié (LNG) au monde.
Par ses réserves en hydrocarbures la Libye pourrait jouer un rôle dans la crédibilisation du projet d’isolement énergétique de la Russie. Ankara reprend d’ailleurs l’initiative dans le pays et a désormais accès aux autorités de Cyrénaïque, jusque-là totalement étanches à l’influence turque. Cela lui permet, le cas échéant, de pouvoir réactiver un levier efficace de pression régionale, tout en espérant rendre - au nom de la lutte contre la Russie également présente en Libye - son intervention plus difficilement critiquable en Occident. Une telle évolution est fort préjudiciable pour la Grèce : celle-ci cherche en effet à dissoudre l’accord turco-libyen de 2019 qui lui dénie l’accès à la Méditerranée orientale et à de grandes zones au sud de la Crète. Malgré son rejet massif par les acteurs régionaux et l’UE, cet accord persiste et continue de servir la stratégie régionale turque.
À cet égard, aucune des concessions que la Grèce a octroyé pour lancer sa production d’hydrocarbures en écho à l’urgence énergétique ne se trouve dans une zone directement revendiquée par la Turquie. Cela montre qu’Athènes ne souhaite pas une escalade dont elle pourrait être considérée comme responsable. En revanche, certains blocs concédés au sud-ouest de la Crète se chevauchent avec la zone que s’est appropriée par l’accord de 2019 le gouvernement de Tripoli. En outre, la Grèce prend très au sérieux le projet - cette fois soutenu par Washington - d’interconnexion électrique par câble sous-marin avec l’Égypte, qui passe par cette même zone.
La Turquie défendra-t-elle les intérêts « libyens » - qui sont en réalité les siens ? Dans un contexte de volatilité en Libye, l’accord turco-libyen sera-t-il rompu ou deviendra-t-il consensuel parmi l’élite politique du pays ? Autant de questions cruciales qui inquiètent Athènes. Car l’accord turco-libyen n’est pas seulement un atout pour Ankara. Il est aussi un levier inespéré de pouvoir pour les autorités en place en Libye, quelles qu’elles soient, peu importe leurs anciennes allégeances et peu importe l’état du pays. Car tant que la Libye restera au stade de quasi-État, Ankara pourra utiliser la quête de légitimité et de pouvoir des divers groupes politiques libyens pour instrumentaliser à sa guise le pays. Autrement dit, une réelle normalisation de la Libye n’est pas dans l’intérêt de la Turquie.
Dans les années 2010, les Russes ont tenté une percée d’influence dans le nord de la Grèce, notamment autour du port d’Alexandroupolis. Par une combinaison d’investissements, d’initiatives socioculturelles et de rapprochement avec les autorités locales, Moscou espérait rendre cet espace – qui est l’interface entre la Méditerranée et la zone Balkans/mer Noire - inhospitalier pour les Américains. L’ambivalence turque croissante servant déjà cet objectif, la Grèce - affaiblie par la crise financière - était la cible suivante : en effet, Grèce et Turquie verrouillent cet espace. Pour contrer cette tentative, le gouvernement grec s’est efforcé, avec le concours du très énergique ambassadeur américain à Athènes [4] et ancien ambassadeur à Kiev lors des évènements de Maïdan (2013-2014), J. Pyatt, d’inverser la tendance en transformant ce port périphérique en nœud énergétique et militaire occidental.
Alexandroupolis évolue désormais en hub pour le gaz naturel liquéfié (LNG) qui y arrivera par mer, avec une capacité de transit de 6,1 milliards m3 par an. Ce projet, soutenu par la Commission européenne et auquel s’associent la Macédoine du Nord et la Bulgarie, bénéficie du plein soutien américain. De ce point de vue, le tournant vers le LNG, accéléré par le conflit ukrainien, est une bonne nouvelle : pour ce port de seconde zone, qui voit son importance s’accroître considérablement ; pour les États-Unis, puisque le LNG qui y transitera sera en partie américain et contribuera à crédibiliser la déconnexion énergétique avec la Russie ; pour les armateurs grecs, qui transporteront une part de ce LNG ; pour la Grèce, qui y voit une phase de concrétisation de son projet d’évolution en interface énergétique.
Alexandroupolis devient également un nœud militaire par lequel les États-Unis peuvent projeter des forces depuis la mer Égée jusqu’en Roumanie, contournant ainsi les limitations imposées par la Convention de Montreux sur le transit de forces armées par le Bosphore et s’affranchissant du transactionnalisme turc. Or, le conflit ukrainien a justement mis en exergue la valeur stratégique de la Roumanie, qui est un des points d’arrivée principaux de l’armement américain destiné à l’Ukraine et qui pourrait se trouver à jouxter une zone sous contrôle russe si Moscou finissait par dominer l’ensemble du littoral ukrainien [5]. Dès le départ, la Russie a donc mal vécu le surclassement de ce port, ce qui confirme l’inefficacité chronique de sa diplomatie et de son soft power en Grèce. À cet égard l’expulsion de 12 diplomates russes en avril 2022 était, selon le renseignement grec, liée à de nouvelles tentatives présumées d’intrusion de Moscou dans la région par la manipulation de militaires, de médias locaux, d’universitaires et de « leaders » du mouvement antivaccin.
La montée de la « cote stratégique » de ce port situé à proximité de la frontière turque irrite aussi Ankara, entraînant une surréaction de la presse pro-gouvernementale. D’abord, car il entame « l’indispensabilité » stratégique de la Turquie, qui est bien l’élément qui permet à Ankara de maintenir à faible coût une ambivalence qui aurait été impardonnable à tout autre membre de l’OTAN. Ensuite, car il sert un projet énergétique régional auquel la Turquie n’est pas associée, ce qui est un chiffon rouge pour Ankara. Enfin, car une présence militaire américaine dans cette région est vue par Athènes comme un gage de sécurité, partant du postulat que plus la Grèce devient un rouage important du dispositif stratégique américain, moins elle est une proie facile pour son voisin.
Le conflit ukrainien sonnant le retour de la puissance conventionnelle comme outil de politique étrangère en Europe géographique, il signale aussi la fin de l’exceptionnalisme grec qui consistait pour la Grèce à être le seul pays européen après la Guerre froide à maintenir, en raison de la menace turque, un format militaire conventionnel massif (et cher). C’est une bonne nouvelle pour Athènes. D’une part, cela désamorce les potentielles critiques liées au coût de son réarmement, malgré les tentatives turques de rebondir sur cette question pour discréditer ce processus. D’autre part, la Grèce espère que le contexte de réarmement décomplexé disqualifie l’exigence turque de démilitarisation des îles de l’est de la mer Égée et du Dodécanèse. C’est là un sujet existentiel pour Athènes, la Turquie remettant désormais en cause officiellement et de façon de plus en plus pressante la souveraineté hellénique sur les îles en question tout en menaçant d’action militaire.
Cependant, cette phase de réarmement occidental pourrait aussi conduire à une levée des mesures restrictives sur la vente de matériel militaire à la Turquie, comme en témoigne l’avis favorable du Département d’État exprimé en mai 2022 pour la modernisation et la vente de chasseurs F-16V aux Turcs. Cela serait néfaste pour la Grèce, qui verrait ses efforts d’acquisition d’une supériorité aérienne durable face à la Turquie compromis à terme. Mais, concernant le matériel américain, cela suppose franchir deux obstacles : les sanctions prises dans le cadre du CAATSA et un passage par le Capitole, qui reste difficile. Conscient que c’est au Congrès que cela se jouera, K. Mitsotakis a évoqué devant ses membres les conséquences d’une vente d’armes à la Turquie, alors que la diaspora grecque des États-Unis semble, pour l’instant, exercer un lobby très efficace sur cette question.
Pour soutenir sa stratégie, la Grèce s’efforce de mobiliser ses trois vecteurs d’influence : le monde maritime, le clergé orthodoxe et la diaspora. Or, il se trouve que le conflit ukrainien les implique tous.
Le monde maritime
Le tournant vers le gaz naturel liquéfié (LNG) s’avère particulièrement favorable aux armateurs grecs qui en contrôlent près d’un quart du transport mondial. En outre, la détention de leur savoir-faire permet de cultiver des synergies régionales. Ils ont également accru leur part dans le transport du pétrole russe, plusieurs compagnies européennes ayant cessé cette activité en raison du conflit ukrainien [7]. De surcroît, l’imperméabilisation croissante des frontières russo-européennes, susceptible de freiner l’essor du vecteur ferroviaire des routes chinoises de la soie, pourrait rediriger une partie des flux vers la Méditerranée et profiter ainsi au port du Pirée, premier point d’entrée régional des produits chinois.
Le conflit ukrainien apparaît donc comme une occasion pour la Grèce de faire un saut qualitatif et quantitatif dans le domaine maritime, à un moment où elle essaie de redynamiser sa maritimité et son rôle dans la sécurité énergétique de l’Europe, deux éléments-clés de sa stratégie régionale.
Le clergé orthodoxe
Si les Slaves, et notamment les Russes, constituent la substance démographique du monde orthodoxe, les « clés » spirituelles et institutionnelles de celui-ci restent principalement en des mains grecques. Or, depuis quelques années, nous assistons à une reconfiguration de la géopolitique de l’Orthodoxie dans laquelle le Patriarcat Œcuménique, sorte de « Vatican » orthodoxe intimement lié à la Grèce, joue un rôle pivot.
Très proche des États-Unis, le Patriarche Œcuménique Bartholomée a fait usage de son pouvoir spirituel et institutionnel pour donner à l’église d’Ukraine son indépendance (autocéphalie) en 2018, une décision controversée. Il a ainsi mis fin à la tutelle séculaire du Patriarcat de Moscou sur Kiev, entraînant, par là-même, la rupture entre le Patriarcat Œcuménique et celui de Moscou. La récente reconnaissance par Bartholomée de l’Archidiocèse d’Ohrid (Macédoine du Nord), jusque-là entièrement dépendant de l’église serbe, confirme bien cette volonté de rompre le tandem « slavité-orthodoxie », dans la mesure où celui-ci est perçu comme vecteur d’influence russe et participe du projet commun de V. Poutine et du Patriarche russe Cyrille de cimenter le « monde russe ». De son côté, l’église russe cherche désormais à déstabiliser le pouvoir du Patriarcat Œcuménique. Or, l’enjeu est majeur. De la perpétuation de la prééminence spirituelle et institutionnelle grecque dans le monde orthodoxe dépendent deux choses. D’une part, l’enrayement de la stratégie de puissance russe dans sa dimension religieuse, ce que Washington a parfaitement compris. D’autre part, l’accès d’Athènes au réseau international dense et performant du clergé orthodoxe.
En revanche, une mauvaise gestion d’un alignement trop prononcé sur les intérêts d’une puissance non orthodoxe contre une puissance orthodoxe - avec pour effet secondaire d’adopter une posture de plus en plus libérale sur des questions politico-sociétales qui restent controversées pour un partie du clergé et des croyants - risquerait à terme d’éroder la légitimité institutionnelle et spirituelle du Patriarcat Œcuménique, et donc son réel pouvoir.
La minorité grecque d’Ukraine
Fondateur de Marioupol en 1780 et comptant pour le quart de ses 400 000 habitants, les Grecs d’Ukraine sont établis précisément dans l’arc de crise allant d’Odessa au Donbass. Pour Athènes, l’enjeu est double : jouer un rôle leader dans leur protection et, par là-même, sceller son rapprochement avec cette communauté longtemps éloignée de la Grèce en raison du rideau de fer, afin d’acquérir un vecteur d’influence en Ukraine où la pénétration turque s’est considérablement accrue. En revanche, parce qu’ils vivent dans la zone où l’influence russe est historiquement importante, voire dominante, il n’est pas sûr que les Grecs d’Ukraine prêtent dans leur ensemble allégeance à Kiev. Les communautés de Crimée et de Donetsk semblent s’être accommodées de la tutelle russe. En outre, il est difficile de prévoir quelle sera la future répartition géographique des Grecs entre zones contrôlées par Kiev et par Moscou, ce qui est un élément-clé de la future relation entre la Grèce et cette communauté.
Devant ces incertitudes, la posture résolument pro-ukrainienne d’Athènes suscite des questionnements : si les territoires où vivent les Grecs finissent définitivement sous contrôle russe, le lien avec cette communauté résistera-t-il à un second rideau de fer, à l’heure où la Grèce a officiellement été qualifiée de pays inamical par la Russie ? Le silence de ces derniers mois qui a remplacé la mobilisation initiale de la Grèce au sujet de cette communauté est pour le moins inquiétant.
Le conflit ukrainien conforte la stratégie grecque de ces dernières années : celle de sortir d’un « provincialisme turco-centré » pour se positionner plus largement comme un réceptacle, producteur et redistributeur de sécurité, capable de co-façonner les évolutions régionales à travers de nouvelles alliances et un outil militaire crédible. Néanmoins, la Grèce se doit d’accroître sa vigilance car son voisin, révisionniste, entre dans une phase d’incertitude, donc de dangerosité. C’est à ce niveau que le conflit ukrainien change la donne par son effet accélérateur et amplificateur.
Le prolongement de la guerre accroît le coût de l’ambivalence stratégique et du transactionnalisme, qui procurent à Ankara sa liberté d’action. Si elle est en train de réajuster sa stratégie d’équilibriste à cette nouvelle réalité, la Turquie se doit aussi de travailler sa reconnexion au dispositif stratégique occidental. En effet, sa transition vers « l’auto-suffisance stratégique », qui lui aurait épargné ces difficultés, n’a pas été pleinement achevée à ce jour, y compris en raison de la synergie franco-hellénique. À cela s’ajoutent les élections prévues en 2023 qui exigent du président turc des succès capables de faire ombre à ses échecs sur le plan socio-économique, malgré l’effet correcteur apporté par des pratiques douteuses. À défaut d’un bilan positif, sera-t-il tenté de faire aboutir sa stratégie de la tension avec la Grèce et Chypre ? Il a montré ces dernières années qu’il en serait capable et le conflit ukrainien ne semble pas avoir rendu prohibitif pour Ankara le coût du révisionnisme et de l’utilisation de la force comme mode d’exercice de la politique étrangère. En revanche, l’action diplomatique de la Grèce et la modernisation de son outil militaire semblent avoir un réel effet dissuasif et ont ôté à la Turquie le luxe de pouvoir prendre l’initiative avec autant d’aisance qu’en 2020. D’où le fait qu’Ankara s’est repliée sur une agressivité rhétorique sans précédent – avec notamment une banalisation de l’idée d’une action militaire contre la Grèce dans le discours public et médiatique - mais n’a pas encore osé s’aventurer sérieusement sur le terrain opérationnel. Si ce n’est par une augmentation des violations de l’espace aérien et maritime grec, mais aussi par de multiples tentatives d’instrumentalisation des migrants – pratique relevant davantage de « l’hybride » - et que la Grèce s’efforce de désamorcer, s’exposant ce faisant à des risques de manipulation médiatique et de ternissement de sa réputation.
La Turquie aspire depuis longtemps - notamment par la menace militaire - à une refonte de ses relations avec la Grèce, qui lui permettrait de consacrer un rapport de force qu’elle considère comme ayant évolué en sa faveur au cours des dernières décennies. Le contexte actuel de recomposition des rapports internationaux est clairement vu comme une (ultime ?) occasion d’atteindre enfin cet objectif. Accessoirement, cela désamorcerait la tentative de la Grèce de s’extirper de sa situation de perpétuel otage stratégique de la Turquie, tentative dont le succès est une condition sine qua non à la réussite de la stratégie régionale grecque. C’est précisément cette situation dangereuse et les choix qu’elle implique que le chef d’État-major grec a voulu décrire en déclarant que « nous préférons être à table que figurer au menu » [8]. D’où la stratégie – pour l’instant efficace - d’enrayement de cette mécanique turque par le renforcement et la diversification du « portefeuille sécuritaire » grec, dans laquelle le partenariat franco-hellénique s’inscrit pleinement, mais qui n’est pas encore accomplie en matière de réarmement.
On peut s’attendre à ce que la Grèce poursuive le renforcement de sa sécurité pour neutraliser le harcèlement stratégique exercé par la Turquie et désamorcer son projet d’hégémonie régionale...
Les modalités d’une potentielle reconnexion turco-occidentale sont donc l’enjeu central pour Athènes et Nicosie qui ne souhaitent pas devenir la monnaie d’échange de cette reconnexion au nom de l’urgence stratégique. De ce point de vue, on peut s’attendre à ce que la Grèce poursuive le renforcement de sa sécurité pour neutraliser le harcèlement stratégique exercé par la Turquie et désamorcer son projet d’hégémonie régionale. À défaut, la perpétuation du double jeu turc est probablement préférable pour Athènes : son zèle sur la question ukrainienne lui permettra-t-elle de faire contraste avec Ankara et rester la « valeur sûre » de la région, dans le but de percevoir des « dividendes géopolitiques » et de sanctuariser ses frontières. C’est dans cette phase que nous nous trouvons mi-septembre 2022. En revanche, la Grèce doit capitaliser avec intelligence et précaution la volonté de certains partenaires de ne pas faciliter la vie d’un président turc dont personne ne veut voir la réélection en Occident. Car si pour les partenaires de la Grèce, le problème est davantage R. T. Erdogan que la Turquie en soi, pour la Grèce, la menace systémique est la Turquie et non la personne de R. T. Erdogan. Autrement dit, un départ du président turc sera vu favorablement par les partenaires de la Grèce, mais cette dernière n’en sortira pas forcément avantagée, étant données les thèses de l’opposition turque sur la Grèce.
Conclusion
S’il l’on pouvait s’attendre à ce que la complexité et le télescopage des enjeux suscités par le conflit ukrainien donnent lieu à une position grecque la plus pondérée possible, ce sont précisément ces enjeux qui ont poussé Athènes à épouser intégralement la dialectique américaine sur le conflit ukrainien, en espérant faire de cette crise l’occasion d’un bon géopolitique qualitatif. Le choix semble à premier abord pertinent, puisque le rôle d’interface énergétique, stratégique et économique entre l’Europe et la région ANMO via la Méditerranée orientale suppose devenir le nœud des intérêts européens et américains dans la région, ce qui n’est pas chose aisée. Or, le conflit ukrainien a eu un certain nombre d’effets immédiats favorisant au premier abord le projet grec.
D’abord, il a accru la convergence stratégique entre Union européenne et États-Unis, ce qui va dans le sens des intérêts grecs tels que définis actuellement. Ensuite, il a diminué une Allemagne traditionnellement proche d’Ankara, la forçant à réorganiser sa politique étrangère avec entre autres pour effet d’adopter une position plus critique vis-à-vis de la Turquie. Enfin, le conflit ukrainien n’a pas conduit au « ré-apprivoisement stratégique » d’Ankara espéré par l’OTAN et les États-Unis. Celui-ci aurait de nouveau fait de la Turquie la pièce maîtresse du dispositif occidental dans la région, mais inévitablement au prix de la renonciation à son projet d’édification d’un grand pôle stratégique turc indépendant. En effet, celui-ci requiert un degré d’indépendance incompatible avec la loyauté exigée par l’OTAN, plus encore dans un contexte de durcissement durable de la compétition avec les puissances eurasiennes.
En fond de crise énergétique, qui met fatalement la Méditerranée orientale et la région ANMO au centre de l’intérêt de l’UE, Athènes a donc perçu cette situation comme une occasion d’impulser son agenda, sans quoi l’espace aurait été rapidement occupé par la Turquie. Dès lors, sa posture sur le conflit ukrainien ne pouvait être différente de celle d’une dénonciation totale et engagée des agissements russes pour sceller son rôle d’extrémité indiscutable et fiable de l’Occident dans une région critique, et engranger les gains associés à ce statut.
En revanche, ce choix ambitieux sera éprouvé par trois grandes inconnues.
Premièrement, la nature des futures relations russo-occidentales, qui déterminera le coût pour la Grèce de la sortie de sa position traditionnelle à l’égard de la Russie. En effet, un hypothétique retour des États-Unis à leur politique d’équidistance entre Grèce et Turquie signifierait pour Athènes de devoir rétablir des liens avec Moscou, mais à quel prix ? En outre, la Grèce n’a pas intérêt à une contraction trop importante de l’influence russe, car celle-ci entraînera mécaniquement un accroissement de l’influence turque en Ukraine, dans le Caucase, au Moyen-Orient et en Asie Centrale - ce qui est déjà le cas avec le Kazakhstan – et mènera donc à un surclassement diplomatique et géopolitique de la Turquie qui aura forcément des effets en Méditerranée orientale.
Deuxièmement, les choix de la Turquie d’ici aux élections prévues en 2023 et la situation qui sera issue de celles-ci. À cet égard, il faut noter que 2023 est aussi une année électorale en Grèce. Or, le gouvernement grec souhaite éviter que les élections grecques précèdent les élections turques, car cela permettrait à Ankara de profiter de l’instabilité politique post-électorale qui se profile en Grèce, comme elle l’a souvent fait par le passé.
Troisièmement, la question de savoir qui, entre Turcs et Occidentaux, finira par avoir la haute main sur la définition des modalités de la réorganisation de leurs rapports stratégiques. Ce processus est en plein développement : R. T. Erdogan véhicule une image de détermination, mais les Américains ne semblent pas perdre la main.
Copyright Septembre 2022-Marghélis
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Cet article est publié en synergie avec l’Institut FMES, en amont des Rencontres stratégiques de la Méditerranée RSMED. Le premier rendez-vous géopolitique résolument tourné vers la Méditerranée et le Moyen-Orient ! Les 27 et 28 septembre 2022 à Toulon, au palais Neptune ! L’entrée est gratuite, mais l’inscription obligatoire via cette page
[1] À la récente exception de l’envoi de missiles Patriot à l’Arabie saoudite.
[2] À cet égard, le fait que V. Zelenski n’a fait aucune référence à l’occupation turque lors de son allocution devant le parlement chypriote a suscité une vive irritation.
[3] Deux actions contraires aux résolutions du Conseil de Sécurité. K. Mitsotakis a, par ailleurs, réaffirmé à J. Biden qu’une solution à deux États était inacceptable.
[4] Dont le mandat, qui s’est achevé en avril 2022, a vu la transformation de la Grèce en véritable couloir militaire américain vers les Balkans et la mer Noire. Il est désormais adjoint au secrétaire d’État pour les ressources énergétiques.
[5] Selon la situation en septembre 2022.
[6] Terme emprunté à G. Prévélakis, professeur à la Sorbonne et représentant de la Grèce à l’OCDE.
[7] D’où l’opposition de la Grèce à l’interdiction par l’UE du transport du pétrole russe par des navires battant un pavillon européen.
[8] Lors du Forum Économique de Delphes, le 8 avril 2022.
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