Le reflux de l’Occident est net pour Gérard Chaliand, géopoliticien spécialiste des conflits armés. Retraçant très clairement les dynamiques historiques successives durant les trois derniers siècles, il met en lumière le basculement des rapports de force mondiaux. La planète semble passer d’une incontestable domination à un reflux occidental. Il s’explique par une combinaison de facteurs. L’essor du nationalisme chez les populations auparavant dominées par les Européens et les Américains, semble être la cause principale de ce déclin. Cet entretien a été réalisé à l’occasion de la publication d’une somme de Gérard Chaliand, « Des guérillas au reflux de l’Occident, » Paris, Passés composés. Bonus : un résumé de la vidéo validé par G. Chaliand.
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Résumé par Jeanne Durieux pour Diploweb.com
« On n’a jamais été, depuis deux siècles, dans une situation aussi négative ». Gérard Chaliand, géopoliticien spécialiste des conflits armés martèle que le reflux de l’Occident est net, jusqu’à souligner la quasi-irréversibilité de cette position. Comment en est-on arrivé là ? Il convient alors, pour comprendre la situation, de retracer le contexte historique mondial des trois derniers siècles en insistant en parallèle sur l’évolution des mentalités au cours du temps. L’enjeu essentiel de ce retournement des rapports de force mondiaux tient alors pour le géopoliticien, dans l’apparition d’une cause nationale pour laquelle il est nécessaire de se sacrifier. L’effacement progressif de l’Occident dans ces rapports de domination mondiaux se justifie par l’incapacité des Occidentaux à mener des guerres irrégulières face à des populations qui n’ont qu’un objectif : vaincre ou mourir.
En premier lieu, rappelons la domination première de la sphère occidentale sur le monde : la révolution industrielle qui survient à la fin du XVIIIe s. fait réalisé à l’Europe et aux Etats-Unis, seuls au monde à avoir accompli cette transition, un formidable bond en avant. Samuel Huntington, professeur américain de sciences politiques, évoque au lendemain de la Guerre froide un « choc des civilisations ». En réalité, ce choc a eu lieu deux siècles plus tôt, avec la formidable expansion européenne menée par la Grande-Bretagne, la Russie et la France. Le monde afro-asiatique est conquis, l’Afrique est colonisée. C’est l’entreprise humaine d’occupation de l’espace la plus considérable depuis 6000 ans. Les vaincus sont en plein désarroi face à cet ennemi si puissant, qu’ils avaient auparavant l’habitude de battre.
Il est dès lors possible de faire une sociologie des différentes générations des pays envahis, qui suivent cette invasion. Si la première génération est ébahie et ne sait répliquer face à ces armées européennes si organisées (on soulignera notamment la victoire de Napoléon en Egypte, avec une poignée d’hommes organisés et bien armés), la deuxième s’occidentalise. On s’interroge sur les origines de la supériorité de l’adversaire qu’on tente alors d’imiter. Là encore, insistons sur l’exemple du Japon qui se met à l’école de l’Europe pour éviter le sort des autres pays asiatiques, en suivant la révolution Meiji de 1868. Pour autant, il faut attendre la troisième génération pour qu’un déclic se produise : le nationalisme, idée neuve apparue en Europe, surgit chez les populations vaincues et justifie la lutte contre le colonialisme par les mouvements de libération nationale.
En parallèle, les circonstances aident : la victoire des Japonais sur les Russes en 1905, qui augure la première défaite d’une nation « blanche » face à une nation « non-blanche », remet en cause l’idée du social-darwinisme auparavant à l’avantage des « blancs » : l’Occident n’est pas supérieur par essence.
Nationalisme comme un moteur nouveau de la lutte des populations, certes : mais encore faut-il des stratégies concrètes pour permettre à ces mouvements de libération nationale de vaincre. L’idée est donnée par Mao Zedong qui décide de passer à une guerre d’irréguliers, la guérilla, qui ne triomphe pas mais fait saigner l’adversaire, à une guerre révolutionnaire. Il s’agit de mobiliser les masses pour obtenir le soutien de la population. C’est ce que nous, français, découvrons en Indochine : si le pays est contrôlé par la France le jour, l’ennemi, ravitaillé et soutenu par la population locale, domine la nuit. L’exemple de Dien Bien Phu (1954) est révélateur : on ne peut vaincre une armée qui a le soutien complet de sa population, mobilisée pour une idéologie pour laquelle elle consent à risquer sa vie. La question d’une cause pour laquelle on peut mourir est alors la pierre d’angle de cette réflexion, levier responsable pour Gérard Chaliand du basculement des rapports de force mondiaux.
Dès lors, la position des Occidentaux à l’étranger s’effondre dans la seconde moitié du XXème siècle. En témoigne le reflux majeur des Américains au Vietnam, qui débarquent animés d’un sentiment de puissance considérable pour s’enliser dans une guerre de dix ans, face à un adversaire prêt à mourir pour sa cause. Les stratégies vietnamiennes parlent d’elles-mêmes. Giap, maitre d’œuvre de la stratégie vietnamienne, affirme qu’il faut « les prendre par la ceinture », faisant combattre les armées vietnamiennes si près de l’adversaire que les hélicoptères ne sauraient qui bombarder. Si la tactique est chère en hommes, elle fonctionne, car la démographie vietnamienne est vigoureuse. On souligne là encore un des points clés de l’affaiblissement des Occidentaux : moins nombreux, ceux-ci refusent de perdre trop d’hommes.
Alors que le rapport à la mort se trouve complètement modifié, l’arrière, le civil, devient pratiquement plus important que l’avant, le combattant, en tenant plus compte du moral du premier que du second. Gérard Chaliand avance même « Aujourd’hui, il y a davantage d’attendrissement pour la victime que de glorification du vainqueur ».
Ce type de guerre violente et chère en hommes, devient dès lors de plus en plus impopulaire chez les Occidentaux : on retiendra notamment l’attitude du président D. Trump, qui, ayant conscience du refus de sa population de davantage d’aventures militaires, a préféré mettre un embargo sur l’Iran plutôt que de tenter de les écraser militairement.
La bataille de Dien Bien Phu et l’échec des français deviennent alors le portrait général du dernier siècle : on passe d’un moment d’expansion extraordinaire à une période de reflux accéléré. Pour Gérard Chaliand, cette bataille sonne le premier échec politique et la première non-victoire militaire des Occidentaux.
Malgré l’effondrement de l’URSS signé en 1991 et permettant à la droite américaine de sous-titrer en 1997 « le XXIème siècle sera le siècle américain », malgré les bombardements américains de l’Irak au lendemain de la guerre du Golfe conduisant G. W. Bush à d’affirmer « America is Back », le déclin est bien réel.
Et il est visible avant tout par la gestion de la crise du 11 septembre 2001. L’expédition punitive lancée en Irak (2003) est justifiée par l’objectif de faire de l’Irak un état démocratique, pour, à long terme, instaurer un grand Moyen-Orient démocratique, dernière pierre manquante de la domination du monde voulue par les Américains. Pourtant, l’Irak est un échec dès 2004 : les hommes manquent, l’idée de nouer des liens avec l’Irak est jetée à la trappe. L’opprobre est jeté sur les Etats-Unis après le scandale de la publication de photos prises dans la prison d’Abou Ghraib : les tortures et les humiliations, notamment sexuelles, qui sont infligées sur les prisonniers par les soldats américains sonnent le coup de grâce de la débâcle américaine en Irak. Les populations s’offusquent, et la guerre psychologique, fondamentale dans cet objectif de contre-insurrection mené par les américains, est perdue.
La situation s’enlise également en Afghanistan : les moudjahidines (les futurs talibans) battus, se replient au Pakistan. Or, les Pakistanais, supposément des alliés des États-Unis, n’ont cessé de placer une partie de l’argent américain dans l’organisation des Talibans, à qui on dit que l’ennemi est américain. Dès lors, vingt ans plus tard, malgré la présence des Américains, des mercenaires, et des alliés, formant un total qui va jusqu’à 350 000 hommes, Trump lance des négociations d’accord avec les Talibans : tant qu’ils ne laissent pas passer les plus extrêmes, la discussion se maintient, signant ainsi par là le véritable fiasco de l’opération.
La gestion des crises au Moyen-Orient en dit long sur le repli de la domination des Occidentaux : L’Europe est confrontée au chantage de la Turquie, état expansionniste, qui étend progressivement son influence dans la corne de l’Afrique, dans les Balkans… L’enjeu des trois millions de réfugiés retenus pour l’instant aux frontières de l’Europe pèse comme une épée de Damoclès au-dessus des relations déjà conflictuelles entre l’UE et la Turquie.
L’UE est alors divisée entre les états qui sont effrayés par les Russes, les états non-démocratiques comme la Hongrie et la Pologne, les États progressivement pénétrés par la Chine… Pour Gérard Chaliand, on peut avoir quelques doutes sur la capacité des Européens à se ressaisir. La désunion est visible, et poignante.
« Vous dites que le Sahel est une impasse : pourquoi ? »
La situation s’enlise et s’empire au fil des années. En témoigne la gestion de la crise en Lybie. En 2011, N. Sarkozy organise grâce à l’aide britannique et américaine, une défense de la population de la ville lybienne de Benghazi, menacée par Kadhafi de répressions profondes. Dans la pratique, les Occidentaux s’occupent de mettre à bas M. Kadhafi et de le liquider. Or, le général tenait le pays, en contrôlant les islamistes, les Touaregs… Avec l’effondrement du régime, ces groupes émigrent vers le Sahel : les dégâts collatéraux sont immenses et se manifestent au Mali dès 2011-2012. L’aire d’expansion des islamistes est considérable et s’oppose à à peine cinq-mille hommes venant d’Europe et une aide américaine. La situation est plus mauvaise qu’au début : on marche vers l’impasse. En outre, les armées formées par les Occidentaux, certes bien organisées, n’ont aucun désir de combattre, et sont confrontées à des armées certes peu organisées mais animées par la volonté absolue de se battre. On revient au même enjeu : sans une cause qui anime et pour laquelle il est nécessaire de mourir, la bataille est perdue d’avance. Ce reflux est donc un fait, dont il faut tirer des leçons.
« Pourquoi parler de non-victoire au lieu de défaite ? »
Il n’y a pas eu de défaite absolue chez les Occidentaux. Cependant, malgré l’argent, les années, les hommes investis, ils n’ont pu l’emporter. Or l’importance de la guerre tient dans les fruits qu’elle engendre. C’est donc un échec politique. En définitive, l’adversaire qui mène une guerre irrégulière n’a pas besoin d’écraser l’armée régulière : l’enjeu est de l’écœurer, afin qu’elle finisse par rentrer chez elle, poussée par l’opinion publique qui est lassée de cet enlisement.
Ce résumé par Jeanne Durieux a été lu, corrigé et validé par Gérard Chaliand
Copyright Novembre 2020-Durieux/Diploweb.com
Initialement mis en ligne le 4 novembre 2020
Plus
. Gérard Chaliand, « Des guérillas au reflux de l’Occident, » Paris, éd. Passés composés, 2020. Via Amazon
4e de couverture
Ce livre retrace, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nombre de mutations d’ordre politique, stratégique, psychologique et démographique dont l’actualité ne peut rendre compte, à commencer par la transformation de la guérilla en guerre révolutionnaire ou la naissance d’un tiers-mondisme pulvérisant le mythe de la supériorité raciale. Dans le même temps, l’Union soviétique dépérissait devant les avancées américaines, tandis que l’Europe restait divisée sur le plan politique et impuissante sur le plan militaire. Ainsi, depuis la guerre américaine menée au Vietnam, l’auteur de ce livre n’a, pour l’essentiel, assisté qu’à une série de reculs occidentaux, ponctués par nombre d’échecs de tentatives révolutionnaires mal pensées et de guérillas mal organisées, dont il porte ici témoignage.
Pour mieux comprendre cette séquence historique passionnante, matrice du XXIe siècle, Gérard Chaliand offre 50 ans d’expériences de terrain et de réflexions académiques, à travers des textes originaux et d’autres plus anciens, mais ici rassemblés dans une perspective de longue durée.
Le monde change, tous les jours, peut-être plus vite que jamais, mais la puissance reste. La puissance reste, mais elle change elle aussi, tous les jours, dans ses modalités. Pourtant, il y a des fondamentaux. Lesquels ? C’est ce que vous allez découvrir et comprendre. Ainsi, vous marquerez des points. Des points décisifs à un moment clé.
Une coproduction Diploweb et ENC Blomet. Gérard Chaliand, géopoliticien spécialiste des conflits armés. Il publie « Des guérillas au reflux de l’Occident, » Paris, Passés composés. Interview : Pierre Verluise. Images et son : Jérémie Rocques. Montage : Jérémie Rocques et Pierre Verluise. Résumé : Jeanne Durieux, ancienne élève de khâgne spécialité-histoire géographie à l’ENC Blomet.
Copyright DIPLOWEB sauf mention contraire
Auteur / Author :
, , ,Date de publication / Date of publication : 3 juin 2024
Titre de l'article / Article title : Vidéo. G. Chaliand. Des guérillas au reflux de l’Occident
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Le reflux de l’Occident est net pour Gérard Chaliand, géopoliticien spécialiste des conflits armés. Retraçant très clairement les dynamiques historiques successives durant les trois derniers siècles, il met en lumière le basculement des rapports de force mondiaux. La planète semble passer d’une incontestable domination à un reflux occidental. Il s’explique par une combinaison de facteurs. L’essor du nationalisme chez les populations auparavant dominées par les Européens et les Américains, semble être la cause principale de ce déclin. Cet entretien a été réalisé à l’occasion de la publication d’une somme de Gérard Chaliand, « Des guérillas au reflux de l’Occident, » Paris, Passés composés. Bonus : un résumé de la vidéo validé par G. Chaliand.
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