La stratégie des Etats-Unis depuis l’entrée de Donald Trump à la Maison Blanche : ruptures et continuités (2017-2018)

Par Jean-Philippe BAULON, le 27 janvier 2019  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Agrégé et docteur en histoire. Auteur de « L’Amérique vulnérable ? Antimissiles et culture stratégique aux États-Unis (1946-1976) », Paris, Economica, 2009. Chargé d’enseignement à l’Université Jean Moulin Lyon 3.

Attribuer toute la responsabilité d’un état accru du désordre mondial à l’Amérique de Donald Trump serait bien sûr une simplification erronée. Mais voir les États-Unis – qui ont soutenu pendant des décennies le développement d’un véritable réseau d’institutions internationales – prendre leur parti du chaos et privilégier les relations bilatérales, c’est-à-dire la forme la plus ancienne des relations entre États, permet de mesurer l’ampleur de la régression.

Alors que la géopolitique fait son entrée au lycée, cet article a le mérite de mettre en perspective ce nouvel enseignement de spécialité en première (Thème 2, objet de travail conclusif). Ce qui sera fécond pour les enseignants en charge mettre en oeuvre ce nouveau programme.

À SON entrée à la Maison Blanche, Donald Trump ne renia rien de ses propos de campagne. Le bref discours d’investiture qu’il prononça sur les marches du Capitole, le 20 janvier 2017, accusa les élites traditionnelles d’avoir ruiné les États-Unis dont il peignit un tableau dramatique, évoquant un « carnage américain ». Et il attribua la responsabilité de cet affaiblissement supposé à l’internationalisme en vigueur depuis le milieu du XXe siècle : « Pendant des décennies […], nous avons rendu d’autres pays riches alors que l’abondance, la force et la confiance de notre pays ont disparu de l’horizon ». Le trumpisme, comme le manifeste l’association du slogan « Make America Great Again » et du vieux mot d’ordre « America First », explique de la sorte l’état du pays par son rapport au monde. Il prospère sur des frustrations intérieures auxquelles il répond en désignant des menaces extérieures dans un discours d’une outrance inédite. Le 45ème Président marque ainsi sa différence par une brutalité et un goût de la provocation qui accompagnent un mépris assumé des convenances et de l’expertise. De fait, il démentit vite les prévisions d’une plus grande modération qui aurait été dictée par son installation dans le Bureau ovale. Un style tonitruant sert une politique qui entend revoir celles menées par ses prédécesseurs, incarnations de l’establishment honni : tout ce qui l’a précédé semble pouvoir être abrogé ou renégocié sans préavis. Et les faits confirment un changement dans le rapport des États-Unis au monde, qu’il s’agisse de la politique entreprise ou de la vision qui l’inspire. Les initiatives internationales prises depuis le début de l’année 2017 montrent une cohérence. Elles obéissent à une stratégie de rupture déterminée par la transformation d’un système international dans lequel les États-Unis comptent toujours beaucoup mais pèsent moins. Cependant, elles s’inscrivent aussi dans certaines continuités au regard de l’histoire des relations entre le pays et le monde.

Un président imprévisible pour une politique cohérente : la rupture dans les faits

Les deux premières années de l’administration Trump sont marquées par une succession d’initiatives qui dessinent six grands axes [1].

1. Les États-Unis portent des coups répétés à l’ONU. Ils en questionnent la légitimité même comme l’a prouvé le premier discours prononcé par Donald Trump devant l’Assemblée générale des Nations unies en septembre 2017 ; non seulement il y a martelé l’intangibilité de la souveraineté des États mais il y a aussi proféré des menaces explicites de destruction à l’encontre d’un État-membre, en l’occurrence la Corée du Nord. Ce mépris affiché pour la sécurité collective a précédé un désengagement de deux organisations onusiennes : les États-Unis ont notifié leur retrait de l’UNESCO en octobre 2017, puis la suppression de leur participation au financement de l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA) en août 2018 [2].

2. Les États-Unis dénoncent sans hésiter de grands accords internationaux, après des consultations minimales avec leurs partenaires. Ces défections touchent les domaines de l’environnement, de la non-prolifération et de la maîtrise des armements. C’est ainsi que l’administration a signifié dès le mois de juin 2017 la sortie de l’accord de Paris sur climat. Puis, en mai 2018, ce fut au tour de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien d’enregistrer la défection américaine. Enfin, en octobre 2018, fut annoncée la sortie prochaine du traité Le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI ou INF) [3] de 1987 interdisant aux États-Unis et à la Russie les missiles à portée intermédiaire.

3. Les États-Unis remettent en cause le libre-échange. Le 23 janvier 2017, une des premières mesures du nouveau président, qui avait fait campagne sur l’arrêt de la désindustrialisation, fut de sortir du Partenariat Trans-Pacifique (TTP) conclu en 2016. Le candidat D. Trump n’avait pas non plus fait mystère de son hostilité à l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) et une demande de renégociation fut adressée au Mexique et au Canada dès mai 2017 [4]. D’une manière générale, tous les accords commerciaux sont susceptibles d’être rediscutés avec les partenaires européens et asiatiques contre lesquels est brandie la menace d’une guerre commerciale voire d’un retrait américain de l’OMC. Une substantielle augmentation des taxes douanières vise particulièrement la Chine, accusée de concurrence déloyale et de captation illégale de technologies étrangères.

4. Les États-Unis bousculent leurs alliés traditionnels, quitte à affaiblir la valeur de leur garantie militaire. Si Donald Trump a corrigé ses premiers propos sur « l’obsolescence » de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), il privilégie un style rugueux dans ses relations avec les membres de l’Alliance atlantique. Au sommet de 2017, il a tancé ces derniers au sujet du niveau de leurs dépenses militaires. L’affaire a tourné à l’aigre un an plus tard quand il a attaqué publiquement l’Allemagne, jugée « prisonnière de la Russie », et exigé que les alliés consacrent non plus 2% mais 4% de leur PIB à la défense ! Prenant acte d’une tentation américaine de désengagement, plusieurs alliés comme la France et l’Allemagne soulignent la nécessité de prendre davantage en main leur sécurité. L’allié israélien offre la seule mais spectaculaire exception. A son égard, Donald Trump obéit à une logique de strict alignement : passivité bienveillante devant la colonisation en Cisjordanie, retrait simultané de l’UNESCO, transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem, fin du financement de l’UNRWA, fermeture de la représentation palestinienne à Washington.

5. Les États-Unis privilégient les sommets bilatéraux. Imprévisible et brutal dans les enceintes multilatérales, Donald Trump prise les rencontres adaptées à la mise en scène d’une entente personnelle et présumée déterminante avec des dirigeants étrangers, qu’ils soient des « alliés » (Emmanuel Macron), des « adversaires » (Vladimir Poutine) voire des « ennemis » (Kim Jong-un). Les résultats obtenus s’avèrent pour le moins incertains mais la Maison Blanche ne manque pas de compenser leur peu de consistance par le déploiement d’une communication tapageuse.

6. Les États-Unis accroissent notablement leur budget de la Défense. Celui-ci devrait dépasser les 700 milliards de dollars en 2019, c’est-à-dire atteindre un pic historique, et permettre par exemple une relance du programme spatial. Pour ce qui est des engagements extérieurs, Donald Trump a affirmé de manière nette sa volonté de diminuer le volume des opérations militaires. Sa décision brutale de retirer les 2 000 hommes déployés en Syrie, sans aucune concertation avec les pays alliés et au prix d’une crise interne qui a conduit le secrétaire Jim Mattis à démissionner en décembre 2018, en fournit une parfaite illustration. Le principe ne s’avère néanmoins pas intangible : l’année précédente, on a vu le Président céder aux demandes de renforts avancées par l’état-major pour l’Afghanistan.

Cette accumulation d’initiatives laisse une impression brouillonne que renforcent la communication personnelle du Président comme la valse des responsables gouvernementaux. Trois conseillers à la sécurité nationale ne se sont-ils pas succédés en moins de deux ans ? Et les contradictions ne manquent pas pour ajouter au brouillard puisque Donald Trump souffle le chaud et le froid sans souci apparent de mesure ni de constance. Des menaces contre la Corée du Nord et des insultes envers son dirigeant, il est ainsi passé sans transition aux chaleureuses discussions de Singapour en juin 2018. Un train de nouvelles sanctions économiques a aussi suivi le sommet d’Helsinki où il venait d’afficher son entente personnelle avec Vladimir Poutine en juillet 2018. Quant à l’amitié proclamée avec Emmanuel Macron, elle n’a pas empêché les recommandations françaises de rester lettre morte au sujet des accords de Paris et de Vienne.

Ces initiatives n’en forment pas moins un ensemble cohérent. En premier lieu,l’administration Trump réaffirme avec intransigeance la souveraineté des États-Unis contre le multilatéralisme, en articulant décisions unilatérales et diplomatie bilatérale. En second lieu, les États-Unis ne renoncent pas à intervenir dans les affaires mondiales mais entendent remplacer des engagements durables et contraignants par des accords jugés utiles et aisément renégociables. En somme, ils conduisent une politique étrangère d’inspiration nationaliste qui sape un ordre fondé sur le libéralisme et la sécurité collective, garanti par un nombre croissant d’organisations internationales. N’y a-t-il là qu’une simple entreprise de déconstruction menée par un président au caractère impulsif pour satisfaire un électorat séduit par le slogan de l’America First  ?

Sans doute faut-il relativiser les explications psychologiques. Les États-Unis sont certes dirigés par un président déconcertant d’égocentrisme qui assume une forme d’ignorance pour se fier à son flair, à un sens du deal jugé infaillible et à une tactique de businessman mêlant amabilités et agressions. Mais la personnalité de Donald Trump n’empêche pas l’administration de montrer de la constance dans son action. L’appareil d’État – du moins les responsables conservateurs aux affaires – semble d’ailleurs fournir de grands efforts pour amortir les effets des sorties présidentielles, passer outre les foucades du personnage et maintenir un cap dans la direction de la politique étrangère. En fin de compte, l’imprévisibilité caractérise le personnage plutôt que la politique menée sous son autorité.

Les considérations de politique intérieure sont plus intéressantes. Car les positions populistes de Donald Trump, exposées durant sa campagne électorale et maintenues une fois installé à la Maison Blanche, gardent le soutien d’un électorat blanc conservateur habitant les États de l’intérieur et en dissidence avec les élites politiques traditionnelles. Les élections de mi-mandat, en novembre 2018, ont d’ailleurs confirmé que le trumpisme était désormais enraciné. L’outsider de 2016 est devenu en deux ans le leader naturel du parti républicain. Cette radicalisation d’une partie de l’électorat, qui a voté Trump et lui reste attaché, s’explique en partie par une crise d’identité qu’alimente un sentiment de déclassement mis en relation, à tort ou à raison, avec un déclin de la puissance américaine. Les déclarations protectionnistes et hostiles à l’immigration sont d’ailleurs celles qui ont rencontré le plus d’écho durant la campagne électorale. Et la fidélité de cet électorat montre une chose : davantage que la personnalité de Donald Trump, c’est la représentation qu’ont certains Américains de la relation entre leur pays et le monde qui est décisive, or cette représentation est celle d’un monde qui n’est plus organisé par les États-Unis, voire d’un monde qui leur devient nettement défavorable.

La stratégie des Etats-Unis depuis l'entrée de Donald Trump à la Maison Blanche : ruptures et continuités (2017-2018)
Donald Trump, président des Etats-Unis, 2018
President Donald J. Trump is briefed by Michael Burnett, Special Assistant to the President and Senior Director for Counterterrorism, National Security Council, on board Air Force One Saturday, October 27, 2018. (Official White House Photo by Shealah Craighead)
White House

Un containment solitaire et sans projet : une stratégie pour la fin du « siècle américain »

L’évolution du système international s’avère déterminante pour expliquer le tournant observé dans les relations entre les États-Unis et le monde sous Donald Trump. Une véritable redistribution de la puissance a eu lieu depuis les années 2000, même si cette tendance de fond a longtemps été dissimulée par un spectaculaire activisme militaire durant les deux mandats de George W. Bush. Pendant que les États-Unis intervenaient en Afghanistan, échafaudaient des projets de démocratisation du Moyen-Orient par la contrainte, envahissaient l’Irak et s’épuisaient dans des opérations de contre-guérilla, bref exposaient – sans vaincre ni convaincre – la force de leur outil militaire, d’autres puissances émergeaient. Et c’est au cours des années 2010 que la modification des rapports de force apparut de manière éclatante. Une génération à peine après la disparition de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) et le passage de ses anciens satellites à la démocratie libérale comme à l’économie de marché, c’est-à-dire après une phase d’élargissement du modèle promu par les États-Unis, le monde ne s’organise plus de manière presqu’exclusive autour d’eux, de leurs valeurs et de leurs intérêts. Si le projet wilsonien connut un nouveau départ avec l’avènement annoncé d’un « nouvel ordre mondial » (George Bush) et l’ambition proclamée de « façonner le monde » (Bill Clinton), ces prétentions hégémoniques misant sur la capacité d’attraction des États-Unis sont désormais de l’histoire ancienne. On notera au passage que le moment « unipolaire » fut remarquablement éphémère : une petite décennie entre la crise du Golfe (1990) et l’intervention au Kosovo (1999) !

Le chapitre du « siècle américain » se referme donc : les États-Unis restent une grande puissance mais ne sont plus la grande puissance [5]. Leur déclin relatif accompagne l’affirmation dans l’économie mondiale et les affaires internationales d’autres États que l’administration Trump désigne comme des puissances rivales : la Chine et, de manière plus ambigüe, la Russie [6]. La Chine, puissance industrielle et commerciale, se mue en une puissance militaire crédible. La croissance rapide de son budget de la défense soutient la modernisation de son armée, au service d’ambitions stratégiques affichées avec peu de précautions depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping – l’essor de la marine chinoise dans les années 2010 l’illustre. Elle devient simultanément une puissance technologique qui développe ses capacités d’innovation avec l’objectif d’atteindre la position de leader dans plusieurs secteurs de pointe à l’horizon 2025. Enfin, son modèle combinant autoritarisme politique et efficacité économique, alternative à la démocratie de marché occidentale, commence à séduire. Cette Chine émergée ruine une certitude pour les États-Unis : celle qu’ils ne seraient certes plus la première puissance industrielle, ni même la première puissance économique (leur PIB à parité de pouvoir d’achat est inférieur à celui de la Chine depuis 2014), mais qu’ils pourraient demeurer la première puissance pour l’innovation et la capacité d’attraction. Or, en perdant peu à peu l’exclusivité de ces atouts que sont la high tech et le soft power, les États-Unis contemplent sans doute l’horizon d’une mondialisation dont ils ne seraient plus le pôle dominant. Du côté chinois, d’ailleurs, quelques signes ne trompent pas : adhésion assumée à la mondialisation libérale, investissements massifs à l’étranger, déploiement d’infrastructures lourdes (« nouvelles routes de la soie »), accroissement de l’aide au développement et… participation active aux Nations unies.


Bonus vidéo. B. Courmont Fin de partie pour le leadership des Etats-Unis ? (juin 2020)

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La Russie constitue le deuxième point de fixation dans la représentation trumpiste du monde. Sans disposer des ressources américaines ou chinoises, elle se replace au centre du jeu stratégique mondial. D’une part, elle mène une agressive campagne d’influence pour diffuser sa vision d’un monde dans lequel la souveraineté des États ne serait plus encadrée par les règles d’une « communauté internationale » (une vision compatible avec le trumpisme). D’autre part, elle réaffirme sa puissance militaire grâce à un effort de modernisation et au développement de son expérience opérationnelle. Ceci lui permet de faire pression sur les marges orientales de l’OTAN et de tenir les clés d’un éventuel règlement en Syrie où son intervention a marginalisé les États-Unis, lesquels en sont réduits – outre le soutien accordé aux Forces démocratiques syriennes – à commenter les événements ou à lancer des frappes ponctuelles aux effets limités. Moscou partage d’ailleurs avec Pékin la volonté de réduire la prépondérance américaine et de contribuer à l’avènement d’un système international qui cesserait d’être dominé par le monde dit « occidental », même si bien des intérêts divergent entre les deux pays. La très voyante participation d’unités militaires chinoises aux colossales manœuvres organisées par la Russie dans son exercice « Vostok 2018 » paraît tout à fait symptomatique.

Cette transformation de la situation internationale est structurellement défavorable aux Etats-Unis. Ils doivent renoncer aux ambitions hégémoniques coûteuses et aux objectifs dorénavant inatteignables. La puissance américaine ne pourra prévenir l’émergence d’un « compétiteur de même niveau », comme certains cercles l’espéraient après la Guerre froide. Et elle alimente chez Donald Trump une rhétorique de la peur qui, à partir de réalités difficiles, construit des représentations catastrophistes. Ce monde que les États-Unis ne dominent plus est présenté comme un monde qui menace les États-Unis. Son discours agite trois spectres : les flux migratoires en provenance de l’Amérique latine, le déficit commercial vis-à-vis de l’Union européenne et surtout de la Chine, le terrorisme originaire du monde musulman. L’Amérique fait figure de territoire à défendre face au risque d’invasions multiples qui peuvent prendre l’apparence de berlines allemandes, d’appareils chinois, de délinquants latinos ou d’islamistes fanatisés. Donald Trump brosse ainsi un tableau épouvantable du monde pour sonner le tocsin et justifier une stratégie commandée par des nécessités pressantes, sans égard pour l’héritage de l’internationalisme libéral.

Les États-Unis « normalisent » donc leur position dans les relations internationales en jouant les rapports de force entre puissances sans prétendre au leadership, ni à l’exemplarité. Autrement dit, les États-Unis de Trump ont bien une vision du monde – un chaos mû par le choc des intérêts, non un système à ordonner – mais pas une vision pour le monde. Plus encore, comme les tendances lourdes ne leur paraissent pas favorables, l’objectif qu’ils poursuivent est d’ébranler plutôt que de stabiliser le système international, regardé comme un cadre qui les contraint tandis qu’il laisse leurs adversaires monter en puissance. Il ne s’agit plus de transformer le monde en mobilisant un nombre croissant d’alliés et en misant sur la mutation de régimes adverses, mais de s’en protéger dans un containment solitaire et dépourvu de projet. Ceci constitue une rupture, à plus d’un titre.

Dans le domaine militaire, la défense collective et l’extension d’un régime de maîtrise des armements ne forment plus deux piliers évidents de la sécurité. Bien au contraire, Donald Trump maltraite ses alliés (quelle que soit la réalité de la coopération sur les terrains des opérations et du renseignement), se permet des déclarations relativisant la garantie américaine et enfonce des coins dans le régime de l’arms control. En dénonçant le traité INF, certes mis à mal par Moscou, Washington retrouverait même les mains libres pour soutenir une éventuelle course aux armements contre la Russie ou, plus vraisemblablement, contre la Chine. Dans le domaine commercial, la stratégie poursuivie abandonne le libre-échange promu par Washington à l’échelle mondiale depuis les accords du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) [7], consolidé par l’accord de Marrakech instituant l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), et appliqué à l’échelle régionale grâce à l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). L’administration Trump présuppose que les partenaires commerciaux de l’Amérique, en particulier la Chine, ont plus à perdre qu’elle à un regain de protectionnisme, voire à une guerre commerciale, du fait de leurs positions excédentaires. D’une manière générale, les organisations et les régimes internationaux cessent d’être considérés comme des vecteurs de la puissance américaine pour faire figure d’entraves.

Cette stratégie pessimiste dans sa vision, défensive dans ses fins et agressive dans ses moyens inspire une politique étrangère de rupture : décisions unilatérales, dénonciations d’accords, ébranlement des organisations internationales. Elle affaiblit par une série de coups de canif l’écheveau du multilatéralisme patiemment constitué dans la seconde moitié du XXe siècle autour des États-Unis, en pariant que la puissance américaine y gagnera en marges de manœuvre dans un monde qu’elle ne domine plus sans partage et dont elle doit se protéger. Les États-Unis n’ont-ils pas, à ce jeu, un peu à gagner et beaucoup à perdre ? La faiblesse de cette stratégie reste de négliger les opportunités de la coopération et les gains qu’elle permet. Des objectifs peuvent être atteints à moindre coût et de manière moins aléatoire. La coopération internationale, qui génère de la réciprocité et de la prévisibilité, n’est pas nécessairement contradictoire avec le souci de l’intérêt national, même compris dans un sens abruptement réaliste. À l’inverse, les défections ont un coût. Et le désengagement des États-Unis ne signifie pas la fin inéluctable du multilatéralisme qui pourrait continuer à fonctionner sans eux, bon an mal an, pourvu que la Chine, la Russie et les Européens y trouvent leur compte. Enfin, il ne faut pas négliger les effets délétères à moyen terme d’un nationalisme étroit pour maintenir le soft power et préserver le crédit accordé à la parole des États-Unis, alors même que d’autres puissances exercent une force d’attraction croissante [8].

Le retrait sans repli : une stratégie aux nombreux éléments de continuité

La stratégie suivie par l’administration Trump est celle d’un retrait. La première puissance mondiale abandonne la mission qu’elle s’était donnée, celle de garantir un ordre international. Mais ce retrait ne se résume pas à un repli sur l’Amérique. Car les États-Unis de Donald Trump adoptent une ligne d’indéniable activisme dans les affaires mondiales : épreuve de force globale contre la Chine, coups de boutoir répétés à l’égard de l’Union européenne, renégociation exigée de l’ALENA, maintien des sanctions imposées à la Russie, pression implacable sur l’Iran laissant soupçonner une tentation pour le changement de régime, intervention personnelle dans le dossier nucléaire nord-coréen, soutien inconditionnel au gouvernement israélien… Aucun élément ne prouve un tropisme isolationniste, bien au contraire. Et le dynamisme des exportations américaines d’armements, spécialement de systèmes complexes qui placent leurs acquéreurs dans une situation de dépendance durable à l’égard de leur fournisseur, montre que l’administration Trump n’a rien contre une forme d’intégration de fait, pourvu qu’elle se décline sur le mode de la domination [9].

Puisque l’Amérique de Trump se projette dans le monde, quitte à s’y projeter de manière solitaire, elle impose une rupture dont la radicalité doit être évaluée de manière nuancée. Et il faut se garder de peindre de manière homogène la stratégie suivie par les États-Unis avant l’entrée à la Maison Blanche d’un personnage hors norme. D’une part, le rapport des États-Unis au reste du monde alimente un débat permanent. Des écoles différentes peuvent cohabiter dans l’administration et le Président doit compter avec le Sénat, incontournable sur le sujet. D’autre part, la stratégie des États-Unis a déjà connu des oscillations. Si la stratégie suivie par l’administration Trump obéit à une volonté de rupture dont il n’est pas question de douter, les orientations actuelles présentent ainsi des éléments de continuité à trois échelles temporelles : celle de l’histoire longue des États-Unis (depuis la fin du XVIIIe siècle), celle de l’histoire proche du « siècle américain » (le XXe siècle) et celle de l’histoire récente du « moment unipolaire » (l’après-Guerre froide).

À l’échelle de l’histoire des États-Unis, la stratégie de l’administration Trump rompt avec l’internationalisme qui a prévalu au XXe siècle [10]. Formulé en 1918 par le président Wilson, éclipsé par l’isolationnisme relatif de l’entre-deux-guerres, il s’est déployé à la fin de la Seconde Guerre mondiale puis s’est renforcé après la Guerre froide. Il privilégiait l’interventionnisme pour la promotion des principes et des intérêts des États-Unis devenus la première puissance économique du monde : l’extension des valeurs américaines était regardée comme bonne pour le monde et profitable au pays, à sa sécurité et à sa prospérité. C’est avec cet internationalisme libéral – qui était devenu coutumier, au moins dans le discours officiel – que le trumpisme opère une rupture radicale puisqu’il n’affiche plus aucune ambition morale ni aucune prétention à refonder les relations internationales. Mais les États-Unis de Donald Trump s’inscrivent dans une histoire plus longue des relations entre le pays et le reste du monde. La méfiance pour les alliances contraignantes, les réticences devant le multilatéralisme et la propension à établir des barrières tarifaires ne sont pas sans rappeler, à un certain degré, la posture qui prévalait au XIXe siècle. Si Washington ne revient pas à un quelconque isolationnisme, il revoit ses engagements conformément à ce qui est jugé utile à l’intérêt national, sans égard pour l’institution d’un ordre réglant les rapports entre les États. Et ce nationalisme affiché ramène au lointain précédent de la présidence A. Jackson (1829-1837), une référence que Donald Trump assume de manière explicite [11].

À l’échelle du « siècle américain », plusieurs orientations suivies par l’administration Trump ne sont pas sans précédents. L’intérêt pour la sécurité collective et l’attachement au multilatéralisme ne s’imposèrent que péniblement. Le Sénat désavoua W. Wilson en rejetant – par son refus de ratifier le traité de Versailles – la Société des Nations qu’il appelait de ses vœux. Les années 1920 et surtout 1930 virent ensuite la vigueur du sentiment isolationniste, le succès du slogan « America First » comme le refus d’intervenir dans les affaires européennes et asiatiques quand montaient les périls. De ce point de vue, il fallut attendre l’amendement Vandenberg en 1948 pour repérer un consensus bipartisan sur la conclusion d’alliances militaires en temps de paix. Enfin, les États-Unis ont pu moduler l’intensité de leur participation aux organisations internationales. Ils ont, certes, financé les opérations de maintien de la paix mais n’ont pas fourni de « Casques bleus » et se sont retirés une première fois de l’UNESCO sous la présidence R. Reagan. Pour ce qui est du commerce international, on peut retenir les proclamations de Wilson et les encouragements au développement du libre-échange après la Seconde Guerre mondiale. Il ne faut cependant pas oublier le repli protectionniste des années 1930 ni les arrière-pensées qui inspirèrent les cycles de négociations dans le cadre du GATT. L’enjeu était pour les États-Unis d’ouvrir les marchés étrangers aux produits de leurs grandes firmes et d’éviter la constitution d’un bloc européen concurrent. Enfin, l’épineuse question de la participation des alliés aux charges de la défense collective (le fameux « partage du fardeau ») s’avère une constante de la relation transatlantique : depuis les années 1950, les États-Unis ont régulièrement accusé leurs alliés de s’en remettre à la garantie américaine sans honorer leur juste part des dépenses collectives. Et ces reproches ont resurgi après la chute de l’URSS (1991) quand les Européens se sont hâtés de toucher « les dividendes de la paix » [12].

Enfin, il ne faut pas exagérer la cohérence de la stratégie suivie par les États-Unis dans l’histoire récente qui court de la fin de la Guerre froide aux deux mandats de Barack Obama. Le néo-wilsonisme proclamé, jusqu’à ce que l’administration Obama s’en dégage en prenant acte d’un déclin relatif, a subi bien des entorses dans les faits. Les États-Unis ont pu affaiblir des régimes internationaux [13]. En matière climatique, le Sénat américain a refusé de ratifier le protocole de Kyoto (1997) et ce précédent explique le souci de l’administration Obama, durant la COP 21, de conclure un accord non contraignant pour lequel suffisait la ratification par une simple signature présidentielle. En matière de maîtrise des armements, la relance des programmes antimissiles à la fin de la présidence B. Clinton conduisit à négocier avec la Russie un protocole additionnel au traité Anti-Ballistic Missile (ABM), un texte signé avec l’URSS en 1972 mais qui resta longtemps et majoritairement considéré comme la « clé de voûte » de l’arms control  ; puis, la volonté de déployer un système sous George W. Bush amena ce dernier à choisir la dénonciation pure et simple du traité en 2002. Même l’ONU, très sollicitée comme instance de légitimation des interventions dans les années 1990, put être contournée. L’action de l’OTAN au Kosovo (1999) fut ainsi lancée sans autorisation explicite du Conseil de sécurité des Nations unies à cause de la menace d’un veto russe. Et, en 2003, l’invasion de l’Irak viola sans équivoque le droit international. Enfin, si la présidence Obama opéra un retrait substantiel des troupes engagées en Afghanistan et en Irak, mettant un terme aux grandes campagnes militaires caractéristiques de la présidence précédente, ce fut pour s’en remettre à des opérations à « empreinte légère », en particulier à un redoutable programme d’éliminations ciblées mené depuis des drones dont la licéité reste sujette à caution. On le voit, les administrations qui ont immédiatement précédé l’administration Trump ont aussi pu sacrifier au froid pragmatisme voire à l’unilatéralisme brutal.

*

Des facteurs qui déterminent la stratégie des États-Unis, l’état du rapport de force entre puissances est sans doute celui qui pèse le plus lourd. En ce sens, l’inflexion opérée sous Donald Trump commençait à se repérer avant lui. Et la stratégie pour un monde qui ne serait plus américain pourrait donc lui survivre, sous une forme certes moins inconvenante : un réalisme plus policé et plus méthodique, bien conscient des opportunités qu’offre la coopération comme des avantages que procure la réciprocité, un réalisme en somme soucieux de mesure sur le fond et moins abrupt sur la forme. En ce sens, si le sauvetage du multilatéralisme n’est pas encore une mission impossible, l’optimisme de l’internationalisme libéral s’est probablement éteint pour un temps. Attribuer toute la responsabilité d’un état accru du désordre mondial à l’Amérique de Donald Trump serait bien sûr une simplification erronée. Mais voir les États-Unis – qui ont soutenu pendant des décennies le développement d’un véritable réseau d’institutions internationales – prendre leur parti du chaos et privilégier les relations bilatérales, c’est-à-dire la forme la plus ancienne des relations entre États, permet de mesurer l’ampleur de la régression.

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[1Pour un premier bilan : Thomas Gomart et Laurence Nardon (dir.), Trump un an après. Un monde à l’état de nature ? Études de l’IFRI, novembre 2017.

[2Le veto opposé par les États-Unis à un projet de résolution condamnant leur reconnaissance unilatérale de Jérusalem comme capitale israélienne – projet soutenu par les quatorze autres membres du Conseil de sécurité – montre que Washington ne craint guère l’isolement à l’ONU (18 décembre 2017).

[3NDLR : Le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI en français ; INF en anglais pour Intermediate-Range Nuclear Forces Treaty).

[4Cette renégociation aboutit le 30 novembre 2018 à un accord Canada-États-Unis-Mexique, après des négociations bilatérales avec chacun des deux partenaires.

[5Si les États-Unis sont la première puissance économique mondiale depuis le début du XXe siècle et si leur expansionnisme trouve des racines plus anciennes encore, l’expression n’apparaît qu’en février 1941 dans Life, sous la plume d’Henry Luce ; Pierre Melandri, Le Siècle américain, Paris, Perrin, 2016, pp. 7-13.

[6Voir la présentation de la Chine et de la Russie comme « puissances révisionnistes » par la vision stratégique du Département de la Défense en décembre 2017 (2018 National Defense Strategy of the United States of America). Noter aussi les déclarations du vice-président Mike Pence contre la politique étrangère et la nature même du régime de la République populaire de Chine, le 4 octobre 2018.

[7NDLR : General Agreement on Tariffs and Trade, en français : accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, signé le 30 octobre 1947 par 23 pays, pour harmoniser les politiques douanières des parties signataires.

[8Pour une étude qui conclut à la nécessité de résister à la tentation du repli puisque les États-Unis devraient rester longtemps une puissance sans équivalent, dont l’engagement s’avèrera indispensable du point de vue de leur prospérité et de leur sécurité : Stephen G. Brooks et William C. Wohlforth, America Abroad. The United States’ Global Role in the 21st Century, New York, Oxford University Press, 2016.

[9On pense à l’achat de chasseurs F-35 par les armées de l’air européennes, aux dépens des alternatives européenne Eurofighter ou française Rafale.

[10Maya Kandel, Les États-Unis et le monde de George Washington à Donald Trump, Paris, Perrin, 2018, pp. 35-37. L’auteur insiste sur le fait que les États-Unis, à de rares exceptions près, n’ont jamais été isolationnistes : les principes originels de la politique étrangère américaine sont plutôt l’unilatéralisme et la neutralité.

[11Walter Russell Mead, Sous le signe de la providence. Comment la diplomatie américaine a changé le monde, Paris, Odile Jacob, 2003 (tr. de : Special Providence. American Foreign Policy and How It Changed the World, 2001), pp. 238-241.

[12Plus récemment, Barack Obama a lui aussi rappelé les alliés à leurs devoirs au début de sa présidence.

[13Il faut y voir le poids au Sénat des républicains, majoritairement hostiles aux engagements internationaux du pays. Le Statut de Rome instituant une Cour pénale internationale (1998), par exemple, n’a pas été ratifié.

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