Le caractère inédit de l’expérience démocratique en Asie centrale rend à lui seul nécessaire de porter attention à l’élection présidentielle au Kirghizistan, le 15 octobre 2017. La mission du nouveau gouvernement sera claire : redonner à l’Etat son rôle de créateur de ponts dans une société profondément divisée, et permettre au Kirghizistan de rompre définitivement avec l’ombre portée de l’autoritarisme.
AU MILIEU de l’histoire chaotique récente du Moyen-Orient, des joutes diplomatiques entre Donald Trump et la Corée du Nord, il est aisé d’oublier que des événements historiques se jouent ailleurs dans le monde. C’est pourtant le cas au Kirghizistan, petite république d’Asie centrale, indépendante depuis la fin de l’Union soviétique en 1991. Après avoir connu une première révolution en 2005, puis une seconde en 2010, ce pays s’apprête à connaitre le 15 octobre 2017 ses deuxièmes élections présidentielles depuis l’écriture de la jeune Constitution en 2010. Exception démocratique de la région, le Kirghizistan est le seul parmi ses voisins pour lequel il est impossible de prédire avec certitude le résultat d’un tel scrutin. Pour autant, le système politique kirghizistanais est loin d’être parfait, et les problématiques nationales viennent croiser des enjeux capitaux pour la région. Cet événement est l’occasion de comprendre les menaces qui pèsent sur la démocratie kirghizistanaise, et les enjeux induits par ce scrutin.
Cette carte est extraite d’un article de René Cagnat : Où va l’Asie centrale ?
Le début de la campagne a vu une profusion de candidatures. Pas moins de 59 personnes – la plupart des indépendants - ont déclaré leur volonté de participer. Le président actuel Almazbek Atambaïev, élu depuis 2011, est membre du Parti social-démocrate du Kirghizstan (PSDK ; 38 sièges sur 120 au Parlement). D’après la Constitution, il ne possède pas le droit de cumuler les mandats présidentiels consécutifs, mais a pourtant multiplié les déclarations selon lesquelles il maintiendrait d’une façon ou d’une autre une emprise sur le pouvoir. Les soupçons planent sur une entente cachée entre lui et un éventuel successeur, qui lui permettrait de conserver son influence.
Si, à ce propos, une certaine confusion sur les chances réelles de chacun des postulants perdure encore, les deux candidats Omurbek Babanov et Sooronbai Jeenbekov se détachent de l’ensemble. Tous deux acceptés par le pouvoir actuel, ils montreront à divers degrés une forme de loyauté envers le président sortant Almazbek Atambaïev.
Omurbek Babanov, député depuis 2015, a été précédemment Premier ministre (décembre 2011 à septembre 2012) et vice Premier ministre (d’abord brièvement de janvier à octobre 2009, puis de décembre 2010 à décembre 2011). Fondateur en 2010 de l’une des formations politiques les moins nationalistes du pays, le parti Respublika, et bien que formellement leader de l’opposition parlementaire formée par Respublika-Ata-Jurt (28 sièges au Parlement), il n’a jamais critiqué très fortement le président Almazbek Atambaïev et la majorité. Il est surtout connu comme une des plus grandes fortunes du pays, ayant bâti celle-ci sur le commerce de produits pétroliers entre le Kazakhstan et le Kirghizistan, après avoir occupé des fonctions dirigeantes au sein de grandes entreprises. Actuellement légèrement en tête dans les sondages, il a reçu le soutien à la mi-septembre 2017 de Bakit Torobaiev, un homme politique méridional, dissident du PSDK et dirigeant du parti Progrès Onougououou (13 sièges au Parlement). Si Omurbek Babanov remporte l’élection du 15 octobre 2017, Bakit Torobaiev obtiendra probablement le poste de Premier ministre. Cette alliance stratégique devrait permettre d’emporter l’adhésion d’un nombre non négligeable de voix dans le sud.
Quant à Sooronbai Jeenbekov, il siégeait en tant que Premier ministre d’avril 2016 jusqu’à sa démission fin août 2017, pour concourir à l’élection présidentielle. Très proche d’Almazbek Atambaïev, il a été choisi par le PSDK pour tenter de remporter l’élection. Originaire du Sud du pays, il pourrait rencontrer l’hostilité des élites du Nord. Son principal atout vient de ses réseaux politiques, à la fois locaux et nationaux. Outre son poste de chef du gouvernement, il a été le gouverneur de la région d’Osh entre 2012 et 2015. Son frère Asylbek Jeenbekov a également présidé l’Assemblée nationale de décembre 2011 à avril 2016. Plusieurs craintes règnent à propos des pressions qui seraient exercées sur le corps administratif de l’Etat pour lui permettre de recueillir des voix [1]. De tous les candidats en lice, Sooronbai Jeebekov est le plus susceptible de faire en sorte, en cas de victoire, que le président actuel maintienne son influence. Il a gagné le soutien de Kamchibek Tashiev, un des fondateurs du parti nationaliste Ata-Jurt, ainsi que de l’ancien mufti Chubak Ajy Jalilov - influent parmi la minorité ouzbèke, plus religieuse. Cette combinaison de soutiens nationalistes, religieux, méridionaux et dans l’administration, pourrait s’avérer décisive.
D’autres personnages d’importance - tel Temir Sariev, un autre ancien Premier ministre - se sont portés candidats. Mais à quelques semaines de l’élection, ils peinent à réunir des soutiens conséquents.
Il existe cependant un troisième homme dans cette élection, mais celui-ci n’a aucune chance d’être élu. Ceci pour la simple raison qu’il se trouve en prison depuis février 2017. Omurbek Tekebaïev, dirigeant du parti Ata-Meken (11 sièges au Parlement), est accusé d’avoir accepté l’équivalent d’un million de dollars en pot-de-vin de la part d’une entreprise russe en 2010, alors qu’il occupait le poste de vice Premier ministre du gouvernement intérimaire. Son arrestation a eu un important retentissement au Kirghizistan. Il a reçu le soutien de plusieurs figures de la transition démocratique, telle l’ancienne présidente Roza Otumbaïeva (avril 2010 - décembre 2011). Ses partisans dénoncent des charges à motivation politique, qui n’ont pour but que d’écarter de la course un féroce opposant au président Almazbek Atambaïev. Ennemi personnel de ce dernier, Omurbek Tekebaïev avait tenté de lancer une procédure de destitution à son encontre en novembre 2016. Il a également émis à plusieurs reprises des soupçons sur son intégrité, laissant entendre que celui-ci serait impliqué dans des affaires de contrebande. Malgré son emprisonnement, le parti Ata-Meken l’a choisi le 5 mars 2017 comme candidat pour l’élection présidentielle. Le 10 août 2017, la commission électorale centrale lui a refusé le droit de se soumettre à l’examen de langage kirghizistanais, une obligation pour tous ceux qui prétendent à concourir. Porteur du germe d’une menace pour les autorités, Il a donc été de facto mis dans l’impossibilité de participer à la campagne.
Cette carte est extraite d’un article de René Cagnat : Où va l’Asie centrale ?
Jusqu’à présent, la description qui est faite de ces élections semble être celle d’une routine politique presque « normale », dans un pays qui prend peu à peu possession d’une forme de « culture démocratique ». Pourtant l’organisation de ce scrutin vient prendre place sur le terreau de profondes divisions nationales, qui sont elles-mêmes les reflets de fractures régionales. Une première opposition existe entre les Kirghizes du Sud et ceux du Nord, héritage des luttes de pouvoir ancestrales entre tribus. Bien que source de conflits, cette question reste pour l’instant cantonnée dans le spectre des rivalités politiques régionales classiques en Asie centrale.
Le pays connaît, en revanche, depuis plusieurs années un regain de nationalisme vindicatif. Si tous les jeunes Etats d’Asie centrale sont engagés dans un processus de construction de leur identité nationale, le Kirghizistan voit dans ses débats politiques une irruption croissante de ce sujet, porté principalement par le parti Ata-jurt. Une telle politisation de thèmes nationalistes ne peut être que dangereuse dans un pays profondément multiethnique. La minorité ouzbèke notamment (14,6% de la population en 2016), est souvent l’objet de discriminations. Celles-ci ont atteint une acmé tragique en 2010 lors d’affrontements meurtriers entre kirghizes et ouzbèkes des provinces d’Osh et de Jalal-Abad. Les confrontations ont fait environ 470 morts et provoqué la fuite de 110.000 personnes en Ouzbékistan. La question ethnique est prégnante dans le scrutin présidentiel, comme le montrent les fréquentes allusions des opposants d’Omurbek Babanov à sa mère, qui appartenait à la minorité turque.
Un autre défi sécuritaire partagé par tous les dirigeants d’Asie centrale, et dont on trouve des échos dans la campagne, est celui de la radicalité religieuse. Motif pratique pour justifier les politiques répressives, le sentiment religieux est ainsi vu comme un facteur d’instabilité chez les Ouzbeks, alors qu’il est perçu comme un signe patriotique parmi la communauté kirghize. Dans un contexte de religiosité en très forte croissance au sein de la population, la préoccupation des autorités envers la radicalisation est néanmoins réelle. Le problème est renforcé par l’incapacité de l’Etat kirghizistanais à délivrer ses services et donc à assurer sa légitimité. Une partie de l’espace laissé vide par l’Etat est notamment occupée par des autorités religieuses. Ces dernières sont ainsi susceptibles de trancher des litiges dans la population, et donc de se substituer à l’institution judiciaire étatique. En outre, la présence de réseaux terroristes en Asie centrale est un problème fondamental. Les chiffres sont sujets à caution, mais les organisations spécialisées estiment en général qu’entre 2000 et 4000 centrasiatiques sont partis lutter pour le djihad au Levant. Parmi ceux-ci, les autorités du Kirghizistan affirment que figurent 352 de leurs ressortissants, dont 70% appartiendraient à l’ethnie ouzbèke (ces chiffres sont à prendre avec précaution). La question du retour de ces combattants - et de leur famille - commence déjà à se poser. A cette problématique récente s’ajoute celles plus « classiques » des poches d’instabilité régionales : la vallée de Ferghana, lieu de tensions ethniques et religieuses permanentes, et l’Afghanistan, refuge pour les organisations terroristes centrasiatiques et inquiétude sourde pour le Tadjikistan, qui craint sans cesse une déstabilisation du sud de son territoire. Rappelons que les attentats à Istanbul (juin 2016), Saint Pétersbourg (avril 2017) et Stockholm (avril 2017) ont été commis par des individus originaires d’Asie centrale. Les élections sont un moment où se cristallisent ces questions. Les autorités kirghizistanaises ont annoncé le 25 septembre 2017 avoir arrêté trois individus dans la ville de Tokmok, qui prévoyaient de conduire un attentat terroriste au moment de la tenue du scrutin.
Il faut peut-être se réjouir de la tenue de ces élections, mais garder en tête que le Kirghizistan se maintient sur la brèche. Les partis politiques restent organisés autour de fortes personnalités plutôt qu’autour de positionnements idéologiques. La corruption des élites, et les pratiques clientélistes dégradent la qualité démocratique du pays. Quant aux régimes autoritaires de la région, Russie en tête, ils regardent d’un œil méfiant cette expérience démocratique, dont une trop grande réussite leur nuirait, par comparaison. La crainte de voir le retour d’un nouvel autocrate se dessine dans tous les débats au Kirghizistan. Le pouvoir exécutif s‘est notamment trouvé renforcé en décembre 2016 à la suite d’une réforme constitutionnelle controversée. Sooronbai Jeebekov n’a pas révélé l’identité de la personne qu’il choisirait comme Premier ministre, et le voir nommer Almazbek Atambaïev est une éventualité à considérer.
Il reste que le caractère inédit de l’expérience démocratique en Asie centrale rend à lui seul nécessaire de porter attention à cette élection au Kirghizistan, le 15 octobre 2017. La mission du nouveau gouvernement sera claire : redonner à l’Etat son rôle de créateur de ponts dans une société profondément divisée, et permettre au Kirghizistan de rompre définitivement avec l’ombre portée de l’autoritarisme.
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P. Verluise (dir. ) "Histoire, Géographie et Géopolitique de l’Asie. Les dessous des cartes, enjeux et rapports de force"", éd. Diploweb aux format Kindle et papier broché via Amazon, 2018.
Diplômé en 2016 de Sciences Po Bordeaux et de l’Université russe de l’Amitié des Peuples, Paul Cruz a commencé sa carrière en tant qu’analyste pour le ministère de la défense avant de rejoindre une société de conseil spécialisée en intelligence des risques en 2017. Ses expériences l’ont amené à s’intéresser à différents aspects de l’espace post soviétique, dont la géostratégie de la mer Noire, les modes d’action utilisés dans le conflit ukrainien et les enjeux sécuritaires de l’Asie centrale.
[1] Le vice Premier ministre Duishenbek Zilaliev a déclaré lors d’une réunion officielle le 19 septembre 2017 son soutien à Sooronbai Jeenbekov, exhortant après le départ des journalistes les employés de la ville de Batken à faire de même. Ces commentaires et le scandale qui s’en est suivi lui ont valu d’être démis de ses fonctions de la commission d’organisation des élections présidentielles, qu’il présidait jusque-là.
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Date de publication / Date of publication : 6 octobre 2017
Titre de l'article / Article title : Elections présidentielles au Kirghizistan : l’expérience démocratique mise à l’épreuve en Asie Centrale
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Le caractère inédit de l’expérience démocratique en Asie centrale rend à lui seul nécessaire de porter attention à l’élection présidentielle au Kirghizistan, le 15 octobre 2017. La mission du nouveau gouvernement sera claire : redonner à l’Etat son rôle de créateur de ponts dans une société profondément divisée, et permettre au Kirghizistan de rompre définitivement avec l’ombre portée de l’autoritarisme.
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