Nouvelle donne en Asie centrale : l’Etat islamique face à l’Amou-Daria

Par David GAÜZERE, René CAGNAT, le 5 juillet 2017  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

René Cagnat, colonel (ER), docteur en sciences politiques, chercheur associé à l’IRIS. David Gaüzere, chercheur associé au Centre Montesquieu de Recherche Politique - Université de Bordeaux (EA 4192).

La mêlée est de plus en plus indescriptible d’un bout à l’autre de l’Afghanistan. Depuis l’invasion de l’Afghanistan par les soviétiques (1979) le pays a connu un engrenage de violences. A la suite des attentats du 11 septembre 2001, l’intervention des Etats-Unis et de leurs alliés n’a pas apporté la paix. Après le retrait de plusieurs alliés des Etats-Unis, la situation reste chaotique. Pour les forces djihadistes cette situation représente une aubaine. L’Afghanistan risque de sombrer dans l’aventure en emportant avec lui des pans entiers de l’Asie centrale. Ce qui préoccupe notamment la Russie. Illustré d’une carte réalisée par Grégory Marchand.

DEPUIS LE DEBUT de juin 2017, la situation semble évoluer rapidement sur le cours moyen de l’Amou-Daria, à la frontière turkméno-afghane, au gré de l’imbrication d’événements à la fois internationaux régionaux et locaux, réactivant le « Grand Jeu » en Asie centrale.

I. OCS contre OTAN, la réactivation du « grand jeu »

L’Inde et le Pakistan ont rejoint à part entière, depuis le 12 juin 2017, l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) [1]. L’entrée de ces deux poids lourds internationaux bouscule désormais considérablement les équilibres démographiques, géopolitiques, économiques (notamment énergétiques) et militaires et place dorénavant « l’Occident atlantique » en « infériorité de puissance » dans certains domaines-clé (démographie, économie, énergie) face aux puissances continentales du « Heartland ».

Depuis, de nouveaux comportements aussi inhabituels qu’alarmants ont été observés au nord de l’Afghanistan et en Asie centrale, ainsi que dans les coulisses feutrées de la diplomatie régionale.

Des combats ont redoublé d’intensité dans la Province afghane de Djaozdjan entre l’Etat Islamique (EI) et l’armée gouvernementale afghane (les « Gouvernementaux »), ainsi qu’avec les Taliban [2]. Si les combats entre « Gouvernementaux » afghans et les Taliban étaient jusque-là habituels, l’irruption de la « 3e force » de l’EI change la donne par le recul que l’organisation djihadiste inflige aux Taliban. L’aversion des populations locales turcophones et tadjikophones pour les Taliban pachtounophones expliquerait sans doute ces soudains revirements militaires sur le terrain.

Dans la foulée, les Russes ont décidé face au rapprochement du risque terroriste de leur pré carré de recadrer l’Organisation militaire du Traité de Sécurité Collective (OTSC) et de renforcer le dispositif de défense des frontières méridionales de l’espace post-soviétique [3]. Nikolaï Bordiouja, l’ex-Secrétaire de l’OTSC, a déjà laissé entendre voici un an que son organisation défendrait s’il le fallait le Turkménistan. Le statut de « neutralité éternelle » d’Achgabat pourrait être sacrifié au nom de la sécurité du pays.

Une vague d’arrestation d’officiers turkmènes jugés trop religieux se serait produite, ces derniers jours (faits rapportés le 27 juin 2017) à Serdar, près de la capitale [4].

Les chercheurs islamologues kyrgyzes Mars Sariev et Iqbol Mirsahitov s’inquiètent du recrutement discret de Dounganes ou Huis (musulmans sinophones) dans l’est du Kyrgyzstan (Karakol) et du Kazakhstan (Taldy-Kourgan) [5] par des agents de l’EI, avant qu’on les envoie soit en Syrie-Irak, soit dans le nord de l’Afghanistan, avec pour objectif final d’aller frapper la Chine [6]. Ce point est capital, car pour la première fois, les combattants djihadistes de Chine ne sont plus exclusivement des Ouighours turcophones et comprennent un nombre, en croissance rapide, de Dounganes. Quoique assez intégristes (refusant par exemple de prier dans les mêmes mosquées que les Ouighours), les Dounganes n’en étaient pas moins jusqu’ici légalistes. Leur début de radicalisation constitue donc un fait nouveau et une menace plus grave que celle provenant des Ouighours car les Huis, qui sont une quinzaine de millions en Chine, y occupent de vastes espaces, parfois en communautés importantes comme au Yunnan. Ils pourraient élargir ainsi la répartition de cellules clandestines islamistes à de larges pans de territoire.

Un certain activisme américain plus ou moins discret est depuis peu de temps perceptible au Turkménistan. Très ostensible fut tout d’abord la lettre de félicitations de Donald Trump adressée à Gourbangouly Berdymoukhamedov, le Président turkmène, pour lui faire part de ses félicitations à l’occasion de la fin du Ramadan. Cette lettre a surpris notamment les Azéris qui n’ont rien reçu du Président américain à cette occasion [7]. Bien moins visible (et interdite d’accès par les Turkmènes), la récente « agence d’information alternative » Al’ternativnye Novosti Tourkmenistana (ANT) diffuse depuis peu en russe et en anglais des informations du point de vue américain sur le Turkménistan. Le fait qu’elle soit aussi récente que discrète (Qui l’héberge ? Où ? Quels fonds sont utilisés ?) renforce le mystère et aiguise la partie d’échecs actuellement en cours entre puissances régionales et mondiales sur les rivages de la Caspienne [8]. L’idée américaine (quelque peu fumeuse…) serait d’accéder directement aux richesses pétrolières et gazières de l’ouest du Kazakhstan, domaine où la Petite-Horde (rétive au pouvoir de la Grande-Horde présidentielle) est majoritaire et de barrer ainsi la route des hydrocarbures aux Russes et aux Chinois. Dans les Etats à faible tradition démocratique, mais à forte tradition clanique ou tribale, Washington entend clairement jouer avec l’islamisme et les oppositions locales pour se tailler un accès privilégié aux matières premières.

Vers un nouveau front militaire aux frontières méridionales de l’Asie centrale post-soviétique ?

La montée en puissance d’Omar Namangani au sein du Mouvement Islamiste d’Ouzbékistan (MIO) est tout aussi significative. Omar est le fils de Djouma Namangani - l’un des fondateurs du MIO et ancien chef militaire prestigieux de cette organisation. A peine âgé de 23 ans, Omar disposerait déjà du statut de « cheikh » et commanderait une unité sur le terrain en Afghanistan [9] face à l’Ouzbékistan. Notons que le MIO, comme nous le verrons, combat aujourd’hui aux côtés de l’EI au Djaozdjan.

Longtemps hostiles à la Russie, les Taliban s’en rapprochent désormais diplomatiquement. Leurs difficultés militaires face à l’EI sur le terrain expliquent ce revirement d’alliance, constaté lors des pourparlers secrets de Doha au Qatar depuis 2016 [10]. La position américaine est, elle, plus ambiguë. A l’évidence, les Etats-Unis cherchent d’un côté à endiguer les influences russe et chinoise dans la région, mais, d’un autre côté, la faiblesse militaire des « Gouvernementaux », qu’ils soutiennent à bout de bras avec un effectif militaire limité (8 800 hommes) les obligent à trouver une porte de sortie diplomatique honorable et donc à s’entendre sur un modus vivendi avec les Taliban. Par ailleurs, les modalités très obscures de l’arrivée de l’EI en Afghanistan et sa progression fulgurante vers le nord interrogent sur le positionnement américain face à cette nouvelle force militaire [11].

La conséquence la plus directe de ces évolutions préoccupantes est l’activation, depuis quelques jours, d’un nouveau front militaire aux frontières méridionales de l’Asie centrale post-soviétique.

Nouvelle donne en Asie centrale : l'Etat islamique face à l'Amou-Daria
Carte. Les activités des Taliban et de l’Etat islamique (EI) en Afghanistan en 2016-17
Cliquer sur la vignette pour agrandir la carte. Carte établie par D. Gaüzere d’après les bulletins d’information mensuels du CEREDAF. Réalisation G. Marchand pour Diploweb.com
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II. L’activation d’un nouveau front nord

Maria Zakharova, la porte-parole du Ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, rapportait, le 23 juin 2017, qu’une cinquantaine de combattants terroristes de l’EI auraient été transportés, au vu et au su de tous, jusqu’au nord-est de l’Afghanistan (Nangarhar), plus exactement près des grottes de Tora-Bora, par des hélicoptères non identifiés (américains selon le député provincial Zahir Kadyr). D’autres déplacements héliportés antérieurs ont là encore confirmé l’implantation progressive de combattants de l’EI et l’apparition en cours d’un nouveau front dans les provinces septentrionales de Djaozdjan, Faryab et Sar-i-Poul [12]. Amplifiées de manière alarmiste par les Russes, ces informations sont pourtant confirmées du côté afghan : le Gouverneur Mohammad Zahir Wahdat de Sar-i-Poul aurait aussi mentionné de telles pratiques dès mai 2017 [13].

De fait, ces va-et-vient incessants en hélicoptères non identifiés à partir de la province de Nangarhar, où l’EI est solidement implanté, mais aussi en provenance du sud du pays en direction des régions afghanes septentrionales datent de près d’un an et se déroulent encore au moment même où se met en place un nouveau front nord.

5 000 hommes, solidement armés et pour beaucoup fraîchement débarqués du théâtre syro-irakien, tiennent désormais le Djaozdjan. Ils appartiennent pour l’essentiel à l’EI.

Depuis le 21 juin 2017, l’EI, pourtant récemment parvenu au nord du pays, semble déjà tenir la totalité de la frontière nord de la Province de Djaozdjan face au Turkménistan. Si les « Gouvernementaux » sont encore maîtres de Chibirgan, la capitale provinciale, ils semblent déjà anticiper une débâcle et, au même titre que leurs adversaires traditionnels taliban, s’en émeuvent fortement [14]. Il est vrai que si Chibergan était saisi durablement par l’EI, ce serait la première fois qu’une capitale provinciale tomberait entre des mains d’insurgés qui de plus ne seraient pas taliban !

Cela explique que 5 000 hommes, solidement armés et pour beaucoup fraîchement débarqués du théâtre syro-irakien, tiennent désormais le Djaozdjan. Ils appartiennent pour l’essentiel à l’EI. Mais, des troupes du Mouvement Islamiste d’Ouzbékistan (dit aussi du Turkestan) les complètent. L’ensemble de ces guerriers se distingue des Taliban traditionnels par des objectifs militaires « internationalistes ». En effet, si les Taliban sont des fondamentalistes musulmans, ils intègrent leur combat dans les limites nationales de l’Afghanistan [15]. L’EI, lui, vise à terme à l’établissement du « califat mondial », dont chaque front actuel constitue une « province ». Après avoir perdu ses « provinces de Syrte et du Chams » (Syrie-Irak), Daech a l’intention de transférer ses actions en direction de sa « province » du Khorasan, qui regroupe l’Iran, l’Afghanistan et l’Asie centrale [16]. L’EI vise, à court terme, trois objectifs militaires.

1. Il cherche à établir, dans un premier temps, un sanctuaire dans les régions non-pachtounophones du nord de l’Afghanistan en délogeant les « Gouvernementaux » et les Taliban.

2. Ensuite, au-delà, il chercherait à déstabiliser le Turkménistan, facile à atteindre par la maîtrise du combat d’infiltration en zones désertiques que l’organisation possède [17]. En ce sens, les autorités turkmènes s’alarment des risques de sabotage ou d’incursion-contrôle du gazoduc sino-turkmène de Galkynych, situé à quelques dizaines de kilomètres de la frontière.

3. Enfin - mais cet objectif est beaucoup plus nébuleux et quasi irréalisable - l’EI attendrait le moment de l’élection présidentielle au Kyrgyzstan (autour de la période du 15 au 22 octobre 2017) pour attaquer, depuis le Turkménistan via les vallées ouzbèkes de Kachka-Daria et de Sourkhan-Daria. Il s’installerait alors dans le Ferghana et déstabiliserait cette grande vallée, avant d’étendre le chaos au Kyrgyzstan et au Tadjikistan voisins.

Spécialiste éminent de l’Asie centrale, Aleksandr Knyazev ne dissimule plus son pessimisme sur l’avenir de l’Afghanistan, insistant notamment sur la « guerre des services étrangers », qui se jouent des dissensions ethniques et religieuses, plus particulièrement au nord du pays, où ils encadrent et forment les différentes factions en lutte [18]. L’auteur évoque notamment le soutien militaire d’officiers du renseignement turc (MIT) aux miliciens essentiellement ouzbeks et turkmènes du Milli-Djoumbech du Général Rachid Abdoul Dostom, l’homme fort du nord du pays, qui combat en toute « autonomie » aux côtés des « Gouvernementaux ».

Le soutien discret d‘Ankara au Milli-Djoumbech irrite le Djamaat-Islami tadjikophone de feu le Commandant Massoud [19], l’autre force importante du nord du pays. Il existe un fort contentieux entre ces deux partis qui explique l’évolution actuelle de la guerre civile. Le point culminant de cette exacerbation fut atteint lorsqu’en juin 2016 le parti de Dostom n’avait pas hésité à s’allier aux Taliban pour infliger une défaite au Gouverneur local du Faryab, du même parti que lui, mais jugé à son goût trop favorable au Djamaat-Islami. Puis, le même mois et dans la même province de Faryab, des éléments du Milli-Djoumbech de Dostom s’étaient attaqués à des éléments du Djamaat-Islami, ravivant de vieux conflits interethniques jamais éteints entre peuples turcophones et tadjikophones. Depuis, ces luttes intestines se sont étendues au Djaozdjan voisin et expliqueraient, en partie, la vulnérabilité actuelle de la province par ses divisions ethniques [20].

*

La dernière recomposition du paysage géopolitique régional, on le voit, crispe et dévoie toujours plus les Etats en présence. L’impuissance de Washington face aux Taliban et à l’EI en Afghanistan est si réelle que Pékin en profite pour implanter « en douceur » une présence économique et militaire visible dans le pays et consolider, en même temps, son installation par son projet « One Belt, One Road ». La Russie qui ne souhaite pas une intervention en Afghanistan, mais ne saurait se désintéresser d’un pays si menaçant pour son pré carré centre-asiatique, essaye, comme d’ailleurs l’Iran, de jouer la carte des Taliban afghans. Islamabad, de son côté, tente de forcer les « Gouvernementaux » de Kaboul à ne plus mener une subversion en territoire pakistanais avec les terribles Taliban du Terek-e-Taliban Pakistan (TTP)...

La mêlée est finalement, de plus en plus indescriptible d’un bout à l’autre de l’Afghanistan qui risque de sombrer dans l’aventure en emportant avec lui des pans entiers de l’Asie centrale.

Copyright Juillet 2017-Cagnat-Gaüzere/Diploweb.com


Plus

P. Verluise (dir. ) "Histoire, Géographie et Géopolitique de l’Asie. Les dessous des cartes, enjeux et rapports de force"", éd. Diploweb aux format Kindle et papier broché via Amazon, 2018.


Bonus carte

Carte. Asie centrale : le Grand Jeu
Cette carte inédite de l’"Asie centrale : le Grand Jeu" a été réalisée par Christophe Chabert pour Diploweb.com, 2018
Chabert/diploweb.com

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[1http://thediplomat.com/2017/06/its-official-india-and-pakistan-join-shanghai-cooperation-organization/. L’Iran pourrait prochainement devenir membre de l’organisation.

[5Les diasporas dounganes sont, depuis leur installation en 1878, importantes au sud-est du Kazakhstan et au nord-est du Kyrgyzstan.

[9« Омар Намангани, всего 23 года, а уже "шейх"... Впрочем, жизнь бывает коротка... » (« Omar Namangani, à 23 ans, est déjà « cheik ». Certes, la vie est courte… », annonce le spécialiste de l’Afghanistan Aleksandr Knyazev, le 01/07/2017.

[14L’alerte est d’abord venue des autorités gouvernementales en déroute du Djaozdjan, notamment du Secrétaire de presse de l’administration provinciale, Mouhammet Gapouri, ou encore du Chef de la police de la province, RahmatoullaTourkoustan, confirmée depuis par d’autres sources locales, russes et américaines - http://www.tolonews.com/afghanistan/20-daesh-insurgents-killed-jawzjan-clash + http://kazislam.kz/ru/component/k2/item/13807-igil-podkhodit-k-rubezham-eaes + https://www.voanews.com/a/can-flourishing-islamic-state-be-stopped-in-afghanistan/3913716.html

[15Ces limites englobent les zones tribales pakistanaises et l’Oasis turkmène de Pandjeh. En effet, les Taliban, essentiellement pachtouns, ne reconnaissent pas la Convention anglo-russe de 1885 qui fonde les frontières actuelles de l’Afghanistan (fixant la ligne Durand au sud-est de l’Afghanistan et abandonnant l’Oasis de Pandjeh à l’Empire russe). Ils avaient, à ce titre, déjà tenté par deux fois en 2014 et 2015 de s’emparer du gazoduc de Galkynych, situé en territoire turkmène à une trentaine de kilomètres de la frontière, tuant à l’époque 12, puis 24 gardes-frontières turkmènes.

[16Les combattants de l’EI présents en Afghanistan s’auto-nommeraient « combattants de l’EI-Khorasan ».

[17L’EI refuse, pour le moment encore, de viser l’Asie centrale par le Piandj et les zones montagneuses du Tadjikistan. La méconnaissance des terrains montagneux et la présence permanente de la 201e Division de Fusiliers Motorisés russe sur la frontière en seraient probablement les raisons.

[19Parti dirigé aujourd’hui par Atta Mohammad Nour, le Gouverneur de Balkh.

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