Dans l’est de l’Ukraine, les forces ukrainiennes ont lancé une opération militaire tôt ce 2 mai sur un symbole des séparatistes pro-russes, la ville de Slaviansk.
Dans ce contexte, voici une magistrale étude géopolitique de l’Ukraine, à la fois solidement documentée, puissamment pensée et clairement écrite. Elle fera grincer des dents parce qu’elle déconstruit des discours et éclaire des stratégies tout en pointant des insuffisances, mais elle fera référence. Bonne lecture.
VLADIMIR POUTINE, l’instigateur des massacres en Tchétchénie (y compris des Russes résidant à Grozny) et de la violation de l’intégrité territoriale de la Géorgie, s’en prend aujourd’hui à l’Ukraine. L’exacerbation des rivalités pour le pouvoir sur ce territoire risque de mener à un affrontement sanglant entre Ukrainiens, susceptible de s’internationaliser. Certaines caractéristiques de ce pays, de ses habitants et de ses liens avec son principal voisin peuvent nous aider à comprendre.
L’Ukraine est un carrefour pluriculturel en proie à de graves difficultés économiques, sociales et politiques. Les habitants de la région ne maîtrisent plus leur destin depuis le XIIIe siècle. La population est hétérogène et la nation ukrainienne ressort comme plus potentielle que réelle. La Russie estime que le contrôle de ce pays est indispensable à la renaissance de sa puissance. Cela divise tant les Ukrainiens que la communauté internationale. Les tenants d’une Ukraine indépendante conservant son intégrité territoriale se trouvent aujourd’hui réduits à la même impuissance.
A priori, l’Ukraine détient des atouts naturels, mais un examen critique en montre les limites.
Avec une superficie de 577 400 km2 (603 550 km2 moins la Crimée, perdue le 20 mars 2014 après la ratification par la Douma du traité de rattachement à la Russie de cette région et de la ville de Sébastopol) [1], l’Ukraine bénéficie d’une taille importante à l’échelle européenne (Russie exclue). Constitué principalement par une fraction de l’immense plaine qui s’étend d’Allemagne en Russie d’Europe, le relief n’est guère accidenté. Le vaste plateau de Volhynie-Podolie, à l’ouest, n’atteint pas 500 m d’altitude. Quant aux montagnes, moyennement élevées - Carpates à l’ouest (culminant au mont Hoverla, 2 061 m), Crimée au sud (ce prolongement de la chaîne du Caucase ne dépassant pas ici 1 500 m) -, elles se trouvent à la périphérie. Aucun obstacle naturel ne protégea les régions prospères des convoitises des voisins et du passage des hordes. Composé d’une côte basse et sableuse (exception faite de la Crimée), le littoral, contrôlé par le khanat des Tatars puis les Turcs, demeura longtemps inaccessible. Conquis par les Russes à la fin du XVIIIe siècle, il n’échut donc que tardivement à l’Ukraine. Aussi, avec la perte de la Crimée et celle, possible, des régions de l’est et du sud, renouerait-elle avec l’enclavement, ce qui ne pourrait qu’accentuer ses difficultés économiques.
Kiev, sa capitale, fondée aux alentours du Ve siècle, idéalement placée au centre du pays, occupe un site éminemment favorable : un carrefour aisé à défendre. Elle fut édifiée sur des collines surplombant le Dniepr, non loin du confluent avec la Desna et s’étendit progressivement sur les deux rives du fleuve, segment clé de la route de l’ambre. Ajoutant au commerce les fonctions de commandement politique, religieux et intellectuel, elle acquit une importance considérable au Xe siècle en devenant la capitale de la Rus, mais elle déclinait déjà lorsque les Mongols la détruisirent en 1240. Elle recouvra un rôle de premier plan avec l’affermissement de la domination russe, consécutif à l’échec de la révolte du Cosaque Khmelnitski, en 1654. Après cette date, elle redevint une grande cité prestigieuse, mais au cœur d’une contrée qui demeura dépendante de Moscou jusqu’en 1991. Sa physionomie actuelle résulte essentiellement des aménagements de la période stalinienne - avant et après la Seconde Guerre mondiale -, même s’il y eut des ajouts sous Leonid Brejnev et depuis l’indépendance.
Hormis le sud, qui jouit d’un climat méditerranéen, le pays se trouve dans l’aire du climat continental, mais dans sa nuance tempérée, ce qui favorisa l’installation humaine et les activités agricoles. Ces dernières bénéficient en outre d’une excellente hydrographie, exception faite pour la Crimée, déficitaire en eau. Le pays est traversé ou bordé par plusieurs fleuves qui se jettent dans la mer Noire : le Dniepr, au centre, qui parcourt le pays du nord au sud, le Dniestr à l’ouest, le Boug méridional au sud-ouest et la rive gauche du delta du Danube, au sud. À l’est, le Donets, un affluent du Don, débouche sur la mer d’Azov. Cette eau abondante combinée à la très grande fertilité des sols (tchernoziom et lœss dominent) explique la présence de cultures sur plus de la moitié de la superficie du pays, avant tout dans la partie centrale, mais aussi dans les provinces orientales de Dnipropetrovsk et de Kharkiv. Les régions qu’occupe aujourd’hui l’Ukraine furent des greniers à blé des siècles durant, du moins lorsqu’elles étaient épargnées par les guerres, dont leurs richesses furent souvent un des enjeux. Le pays demeure un important producteur agricole : 16 millions de tonnes de blé (8e rang mondial, 2,4% de la production mondiale, 5% des exportations mondiales), 21 millions de tonnes de maïs (8e rang mondial, 2,4% de la production mondiale, 16% des exportations mondiales), 11 millions de tonnes de graines de tournesol (1er rang mondial, 50% de la production mondiale), 18,4 millions de tonnes de betteraves à sucre (5e rang mondial, 6,8 % de la production mondiale) et 19 millions de tonnes de pommes de terre (5e rang mondial, 5,9 % de la production mondiale). Lorsque le sol n’est ni exploité ni urbanisé, la steppe boisée le recouvre, hormis au sud, moins humide, où l’on trouve la steppe au sens propre, c’est-à-dire exclusivement herbeuse. Celle-ci constituait le domaine par excellence des nomades et sa bordure septentrionale marqua durant de longs siècles la frontière avec les populations sédentaires slaves. Les Russes colonisèrent tardivement cette steppe : à l’issue des conquêtes réalisées sous le règne de Catherine II (1762-1796).
Le sous-sol de l’Ukraine renferme des matières premières qui fondèrent l’industrialisation précoce (activités de transformation de type proto-industriel dès le XVIIIe siècle) et massive de la région. La production de charbon - à usage thermique - du bassin du Donets a diminué de moitié (88 Mt, 11% de la production mondiale) depuis l’indépendance (1991) et ne dispense pas le pays d’importer du coke pour son industrie métallurgique. Le minerai de fer de la région de Kryvyï Rih (80,6 Mt, 2,7% de la production mondiale) engendra une sidérurgie puissante, aujourd’hui en pleine régression (33 Mt d’acier, 2% de la production mondiale), tout comme les entreprises métallurgiques et mécaniques. Ajoutons du gaz naturel (90 Mds m3, 2,7% de la production mondiale), de l’uranium (900 t, 1,6% de la production mondiale) ou des minerais comme le manganèse (0,6 Mt, 3,9% de la production mondiale). Industries chimiques ou agro-alimentaires, usines textiles ou d’armements, l’ensemble du secteur secondaire - avant tout localisé dans la partie orientale du pays et autour de Kiev - accuse une dépendance énergétique totale vis-à-vis Russie. Une entreprise publique, Naftogaz, achète à la Russie le gaz naturel indispensable pour le commercialiser ensuite. L’aménagement hydroélectrique des fleuves ne permet pas d’assurer plus de 5% de la production totale d’électricité. Depuis 1991, les gouvernements successifs ont tenté d’assurer l’indépendance énergétique par la mise en valeur des réserves nationales d’hydrocarbures. Mais le déficit budgétaire et l’instabilité politique détournent les investisseurs, tant nationaux qu’étrangers, hormis les… Russes !
Prospère avant l’industrialisation et durant la première révolution industrielle, l’Ukraine était la première région économique de l’Empire russe avant la Première Guerre mondiale et la principale destinataire des investissements occidentaux dans ce pays. Elle produisait la moitié des céréales, 80% des betteraves à sucre, possédait l’essentiel du cheptel du pays, assurait 90% des exportations de blé, 19% de la production industrielle nationale (déjà avec prépondérance de l’industrie lourde et sucrière, au détriment de l’industrie de biens de consommation, notamment le textile) ; le bassin du Donets extrayait 70% du charbon et la région de Kryvyï Rih 75% du minerai de fer russes. En dépit des ravages occasionnés par deux guerres totales, une guerre civile et l’impitoyable volontarisme stalinien, la république d’Ukraine produisait un quart de la “richesse“ de l’Union soviétique. Mais aujourd’hui, du fait de son obsolescence et de ses liens étroits avec la Russie, cet héritage matériel ne vaut plus grand-chose. Pire, il entrave le développement du pays : marché russe comme principal voire unique débouché, chantage russe permanent à la fourniture de gaz, attractivité quasi nulle pour les capitaux occidentaux, finances exsangues interdisant d’investir pour pallier l’obsolescence des équipements et des activités. Cela s’appelle une impasse. Pourtant, Kiev dispose d’universités et de centres de recherche de qualité qui pourraient fournir à un coût raisonnable la main-d’œuvre qualifiée et hautement qualifiée indispensable à la modernisation du pays. Cela s’appelle du gâchis.
L’Ukraine répond aux critères définissant un “pivot géopolitique“.
Le territoire de l’Ukraine occupe une partie de l’isthme européen septentrional qui relie la mer Baltique et la mer Noire (par le bassin du Dniepr), ainsi que la mer Baltique et la mer Caspienne (par le bassin de la Volga). Il se trouve donc en situation de carrefour, sur le plan tant économique que culturel ou stratégique. Le contrôle des échanges entre la Scandinavie, (bois, peaux et ambre, principalement) et l’Asie - par l’intermédiaire de l’Empire byzantin - (cire d’abeille, miel, soieries et or, pour l’essentiel) fonda sa prospérité, son rayonnement et sa puissance sous la dynastie des Riourikides. Au IXe siècle, les Varègues, des Vikings qui se livraient au commerce, à la piraterie et au mercenariat, prirent le contrôle du bassin du Dniepr, soumettant les Slaves orientaux qui l’occupaient depuis le IVe siècle. Leur chef, Riourik ( ?-879) possédait Novgorod et son fils, Oleg le Sage (882-912), fonda la dynastie qui régna jusqu’au XIIIe siècle sur ce qui devint la principauté de Kiev au Xe siècle. En 980, le prince Vladimir Ier Sviatoslavitch, prit le titre de grand prince de Kiev et fit de cette ville la capitale de son royaume en 988. Il se convertit alors au christianisme de rite byzantin. Cela renforça les liens entre la région et le monde grec ainsi qu’avec le monde européen occidental. Mais l’avantage conféré par la situation de carrefour suscitait bien des convoitises : le contrôle de cet État prospère stimula rivalités internes (favorisées par le système successoral : fondé sur le principe de frère à frère, il engendra de longs et violents conflits entre oncles et neveux) et ambitions étrangères. La dislocation territoriale débuta en 1169 et installa la route commerciale dans un état d’insécurité latent. Le sac de Constantinople par les Croisés de la IVe Croisade, en 1204, précipita la ruine du commerce du royaume de Kiev. Les Mongols, en s’emparant de la capitale en 1240, portèrent le coup de grâce et les échanges commerciaux par l’isthme européen septentrional cessèrent définitivement. La terre devint la seule source de richesse. Une partie de la population chercha refuge au nord, entre Rostov et Souzdal. Une autre fraction fuit en Galicie-Volhynie, à l’ouest, où elle fonda, en 1252, sous la direction des rescapés de l’élite kiévienne, un royaume qu’absorba la Pologne en 1352. Depuis le XIIIe siècle, la région, dépourvue d’une construction étatique forte capable d’assurer sa sécurité, pâtit de sa situation avantageuse. Disputée par les États voisins, elle subit le passage et/ou l’occupation de nombreuses armées. Sa partie centrale échappa longtemps à tout contrôle affermi, demeurant une zone de confins militaires (c’est l’un des sens du mot oukraïna) et de refuge pour des proscrits politiques, des persécutés religieux ou des hommes libres tentant d’échapper au servage. La portion du littoral de la mer Noire qu’elle possède actuellement, ne lui appartenait pas : elle fut conquise sur l’empire Ottoman par les Russes, qui la mirent ensuite en valeur. Odessa, Sébastopol et la Crimée sont donc pour Moscou des symboles de la gloire militaire et de la modernité impériales russes.
Ce rôle de zone tampon contribue à expliquer l’insigne faiblesse dont fait preuve ce grand corps malade qu’est l’Ukraine contemporaine.
L’Ukraine répond aux critères définissant un “pivot géopolitique“. L’Américain Zbigniew Brzezinski, qui classe ce pays dans cette catégorie, propose cette dénomination pour « les États dont l’importance tient moins à leur puissance réelle et à leur motivation qu’à leur situation géographique sensible et à leur vulnérabilité potentielle, laquelle influe sur le comportement des acteurs géostratégiques. Le plus souvent, leur localisation leur confère un rôle clé pour accéder à certaines régions ou leur permet de couper un acteur de premier plan des ressources qui lui sont nécessaires. Il arrive aussi qu’un pivot géopolitique fonctionne comme un bouclier défensif pour un État ou une région de première importance. » (Le grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde, Paris, 1997, Bayard p. 74). Ce rôle de zone tampon contribue à expliquer l’insigne faiblesse dont fait preuve ce grand corps malade qu’est l’Ukraine contemporaine.
Dépourvue des bases matérielles de la puissance, l’Ukraine n’en affiche pas davantage les ressorts humains.
Avec 45 500 000 habitants (dont 2 800 000 à Kiev), l’Ukraine n’a pas la force du nombre. En outre, sa population régresse d’environ 0,35% par an : elle comptait 52 100 000 habitants en 1991. Et elle vient de subir l’amputation d’environ 2 millions de personnes avec la perte de la Crimée. Le taux de fécondité du pays a culminé en 1986 à 2,13 enfants par femme. Il chuta de manière vertigineuse jusqu’à 1,08 enfants par femme en 2001, pour remonter timidement jusqu’à la crise économique de 2008. Depuis cette date, il stagne aux alentours de 1,53 enfants par femme. La mortalité (15‰) l’emporte sur la natalité (11‰), ce qui entraîne un vieillissement de la population : seuls 14% des Ukrainiens ont moins de 15 ans.
En 2012, le PIB par habitant était de 3 971 dollars [2] (à peu près le même que celui de l’Albanie : 3 821 dollars) et l’indice de développement humain était de 0,740 (78e sur 187 pays évalués), comparable à celui de la Macédoine et à peine supérieur à celui de l’île Maurice. Une carte établie à partir des données 2013 fait, de plus, apparaître une fracture économique et sociale entre les 24 (25, moins la Crimée) régions administratives (oblasts) du pays (Mathilde Gérard, « Pourquoi l’est de l’Ukraine n’est pas la Crimée », Le Monde, 16 avril 2014). Avec un PIB par habitant supérieur à 6 000 euros par an, la capitale, Kiev (dont le statut administratif est particulier), affirme une prospérité que l’on ne retrouve nulle part ailleurs dans le pays. Cela illustre l’avantage en général conféré aux capitales par le cumul de l’excellence et des fonctions de commandement dans la plupart des domaines. Ensuite, six oblasts s’affichent en tête, avec un PIB par habitant compris entre 2 100 et 3 400 euros par an : Kiev, Kharkiv, Poltava, Donetsk, Dnipropetrovsk et Zaporijia. Mis à part celui de Kiev, ils se situent tous à l’est du pays, dans la partie la plus industrialisée du pays, qui assure aussi une part non négligeable de la production agricole (notamment celui de Poltava) et voisine la Russie. Cinq oblasts ont un PIB par habitant compris entre 1 600 et 2 100 euros par an : Lougansk, Tcherkassy, Mikolaïv, Odessa et Lviv. La moitié des oblasts (12), disposent de moins de 1600 euros par an. Parmi eux, tous ceux de l’ouest à l’exception de celui de Lviv, auxquels il faut rajouter ceux de Tchernihiv et Soumy au nord-est, Kirovohrad au centre, et Kherson au sud. La Crimée en faisait également partie, ce qui contribue à expliquer l’adhésion d’une partie de la population à son annexion par Moscou. La croyance aux lendemains qui chantent semble y avoir survécu à la chute de l’URSS. Toutefois, les scores électoraux ne résultent pas exclusivement de ces inégalités économiques régionales : bien que “favorisés“, les électeurs des oblasts de Kiev, Poltava et Tcherkassy votent en faveur des pro-Occidentaux (majoritaires dans tous les oblasts de l’ouest), tandis que les “déshérités“ des oblasts de Kherson et de Crimée apportent leurs suffrages aux pro-Russes (majoritaires dans tous les oblasts de l’est). Depuis l’indépendance, ces déséquilibres propulsent le thème de la décentralisation au cœur du débat politique. La Constitution adoptée en 1996, comme celles de 2004 et 2010, a consacré la centralisation de l’État ukrainien. Cela pose la question de la perception et de la redistribution des impôts et des taxes. Les habitants des régions relativement prospères de l’est, Donetsk et Dnipropetrovsk en tête, se montrent sensibles à la question des transferts, réputés leur être défavorables. Le Parti des Régions, fondé en 1997 et dirigé par Viktor Ianoukovitch, prenait la suite de partis qui militaient en faveur de la décentralisation et d’une plus grande maîtrise locale des ressources fiscales. Pourtant, lorsque ce dernier parvint au pouvoir, en 2010, il ne modifia pas les institutions du pays sur ce point. La décentralisation apparaît comme un argument durant les campagnes électorales, mais les oligarques qui soutiennent les organisations porteuses de cette revendication n’y trouveraient qu’un intérêt tactique. En effet, ils contrôlent des entreprises du secteur minier et de l’industrie lourde, dépendantes de l’aide publique. De bonnes relations avec (ou le contrôle sur) le pouvoir central permettant de l’obtenir, il n’apparaîtrait pas utile d’affaiblir ce dernier. Ajoutons que les pouvoirs régionaux, d’une part, pourraient adopter des budgets plus conformes aux demandes des électeurs et, d’autre part, ne disposeraient pas forcément de moyens nécessaires à ces grandes entreprises.
Les habitants se dissocient en fonction de leur origine ethnique. L’élément slave domine largement, avec environ 70 à 80% d’Ukrainiens et 15 à 20 % de Russes, ainsi que des Biélorusses et quelques Polonais. En outre, il se trouve plusieurs groupes témoins de l’histoire mouvementée de la région : Moldaves et Bulgares, notamment. Auxquels il convenait d’ajouter les quelque 250 000 Tatars de Crimée jusqu’à ces dernières semaines (0,5 % de la population totale de l’Ukraine, mais plus de 10% de celle de la presqu’île). Hormis la marginalisation des Tatars, dont la solution n’est plus du ressort de Kiev, la principale question que pose cette hétérogénéité est celle du statut des citoyens ukrainiens d’origine russe. Depuis l’indépendance de l’Ukraine, en 1991, ces derniers constituent une minorité dont le sort fait l’objet de controverses et offre un champ infini aux manœuvres de déstabilisation comme aux actes d’ingérence. Agissements facilités par l’inégale répartition spatiale de cette minorité : peu voire pas du tout présente dans les régions occidentales du pays, elle se concentre avant tout dans les provinces méridionales et orientales, géographiquement les plus proches de la Russie. Cela résulte de deux raisons principales. D’une part, la conquête de la rive nord de la mer Noire (baptisée “Novorossia“-Nouvelle Russie) au XVIIIe siècle fut pérennisée par une politique active de colonisation, menée par des Russes. D’autre part, l’essor de l’industrie (sur les bassins du Donets et du Donbass) ainsi que du réseau ferré et de l’urbanisation qui l’accompagnaient reposa essentiellement sur des Russes.
Faute d’homogénéité ethnique et d’histoire commune, la langue constitue le fondement principal de l’identité nationale ukrainienne, ce qui en fait un sujet politiquement très sensible.
Cette diversité ethnique s’accompagne de la pratique de plusieurs langues, dont le nombre de locuteurs recoupe les effectifs humains. Quelques noyaux parlent le biélorusse, le moldave, le hongrois ou le polonais. Les éléments turcophones étaient localisés en Crimée. À partir d’un tronc commun slave oriental, trois langues émergèrent à une date indéterminée : le russe, le biélorusse et l’ukrainien. Longtemps exclusivement parlée (depuis la conversion de 988, la langue écrite savante était le slavon) la langue ukrainienne, fixée dans sa forme littéraire écrite par le poète et peintre Taras Chevtchenko (1814-1861), prédomine largement. Sa pratique fut tantôt autorisée, tantôt interdite avec plus ou moins de rigueur. Faute d’homogénéité ethnique et d’histoire commune, la langue constitue le fondement principal de l’identité nationale ukrainienne, ce qui en fait un sujet politiquement très sensible. Les tensions résultent avant tout de ce que le russe est pratiqué par plusieurs millions de personnes, qui entendent continuer à en user alors que les nationalistes ukrainiens les plus radicaux tentent d’en faire interdire l’utilisation. Après plusieurs textes plus ou moins libéraux, l’ex-président Ianoukovitch avait fait adopter, en juillet 2012, une loi qui permettait de déclarer deux langues officielles dans les régions où une minorité linguistique dépassait les 10 %. Ainsi, le russe avait été déclaré deuxième langue officielle dans les régions d’Odessa, Kharkiv, Sébastopol, Dnipropetrovsk, ou encore Donetsk. Pour certaines villes de l’ouest du pays, le hongrois, le moldave et le roumain avaient également été déclarés langues officielles. Sous l’influence d’extrémistes nationalistes de droite qui exploitèrent l’exacerbation du sentiment anti-Ianoukovitch, le Parlement (la Rada) vota, le 23 février 2014, l’abrogation de ce texte. Même si le président de la Rada, Oleksander Tourchinov, qui est aussi le chef de l’État par intérim, opposa son véto à la promulgation ce texte polémique, le mal était fait : les pro-Russes et le Kremlin disposent désormais d’un redoutable argument pour susciter l’inquiétude des russophones et élargir le clivage entre ceux-ci et les ukrainophones. Or, les premiers sont essentiellement concentrés dans les parties orientale et méridionale du pays, celle qui jouxte la Russie et celle qui borde la mer Noire. Dans la mesure où nombre d’Ukrainiens pratiqu[ai]ent le russe et l’ukrainien, la querelle linguistique peut apparaître davantage comme une machine à susciter du clivage que comme un enjeu vital. Toutefois, lorsque l’on compare les cartes, celle qui coïncide le plus exactement avec celle des résultats électoraux est celle des aires ethnolinguistiques. La mouvance pro-russe remporte systématiquement la majorité des suffrages dans les 9 (8 sans la Crimée) oblasts où l’on pratique majoritairement voire exclusivement la langue russe depuis le XVIIIe siècle : Kharkiv, Lougansk, Dnipropetrovsk, Donetsk, Odessa, Mykolaïv, Kherson et Zaporijia. Les deux premiers incorporèrent l’empire russe sous Pierre Ier le Grand, en 1709. Les autres, conquis au détriment des Tatars et des Turcs ottomans, furent regroupés par Catherine II, sous le nom de “Nouvelle Russie“, en 1764. L’utilisation de ce vocable dans les discours officiels russes depuis avril 2014 joue donc sur un souvenir historique et les observateurs seraient bien avisés de noter que cette année coïncide avec le 250e anniversaire de la décision de la Grande Catherine. Quelle preuve plus éclatante de la renaissance de la puissance russe que la réintégration de ce territoire dans la Fédération de Russie Vladimir Poutine pourrait-il administrer urbi et orbi ?
À ce litige linguistique s’ajoutent de fortes tensions religieuses héritées de l’histoire complexe de la région. Hormis quelques communautés juives et les Tatars de Crimée, musulmans sunnites, la plupart des Ukrainiens sont chrétiens de rite orthodoxe, ce qui explique que la religion, élément de dissociation essentiel vis-à-vis des Polonais, des Hongrois ou des Tatars, n’ait pas joué de rôle dans l’affirmation de l’identité ukrainienne face aux Russes. Néanmoins, la discorde règne car les uns sont affiliés au patriarcat de Moscou, d’autres à celui de Kiev et certains font allégeance à Rome. Le grand prince de Kiev, Vladimir Ier Sviatoslavitch, qui convola à cette occasion avec la sœur de l’empereur Basile II, Anna Porphyrogénète, se convertit au christianisme byzantin en 988 et contraignit ses sujets à l’imiter. Cela lui valut de passer à la postérité sous le nom de Vladimir Ier le Saint. Après la disparition de la principauté de Kiev, en 1240, une grande partie de ses terres et de ses populations passèrent progressivement sous le contrôle du grand duché de Lituanie, tandis que le clergé orthodoxe se tournait vers le patriarcat de Moscou. Or, en 1385, par le traité de Krevo, la Pologne et la Lituanie s’unirent. Cette fusion s’accompagna de la conversion au christianisme romain du souverain du nouvel État, le prince lituanien Ladislas Jagellon, qui avait épousé la princesse Hedwige, héritière du trône de Pologne. L’ouest de l’Ukraine se polonisant, une partie des habitants se rallièrent à l’Église d’Occident ; mais l’est demeura fidèle au christianisme byzantin. Toutefois, au début du XVe siècle, l’Église orthodoxe d’Ukraine, qui disposait de sa propre hiérarchie, se détacha de Moscou. Les réformes religieuses du XVIe siècle se répercutèrent jusqu’aux confins européens. La Pologne catholique, plus étroitement liée encore à la Lituanie par l’Union de Lublin, conclue en 1569 face à la poussée russe, renforça son emprise sur les régions ukrainiennes. Elle offrit à la Compagnie de Jésus une base arrière pour mener une activité missionnaire intense. Celle-ci, conformément à la stratégie de conquête des élites mise en œuvre par l’ordre qu’avait fondé Ignace de Loyola, attira une partie de l’aristocratie ukrainienne au catholicisme. Le désir de préserver leur statut et leurs biens contribua également à la conversion de ces nobles. Parmi les résultats les plus curieux qu’obtinrent les Jésuites, s’inscrit sans conteste l’Union de Brest(-Litovsk), conclue en 1596 : le clergé orthodoxe de Galicie reconnut l’autorité du pape, tout en obtenant le droit de conserver sa liturgie de type byzantin. Ainsi peut-on résumer l’originalité de l’uniatisme. Les fidèles orthodoxes se rapprochèrent alors de Moscou et demandèrent son appui. Cette fracture religieuse, est l’un des avatars du schisme d’Orient intervenu en 1054. Les Vénitiens instrumentalisèrent cette rupture pour pousser les combattants de la IVe Croisade à piller Constantinople en avril 1204. Le pape Innocent III commença par condamner cet acte barbare, puis chercha à en tirer partie pour latiniser l’Orient. Ce projet de réunification religieuse sous l’autorité de Rome fit long feu et renforça la détestation des orthodoxes envers les chrétiens d’Occident, uniates compris (environ 6 millions de fidèles, dont l’église fut interdite et persécutée entre 1946 et 1989). Les Polono-Lituaniens catholiques introduisirent le servage à partir du XVIe siècle dans les régions de l’ouest, ce qui ajouta une motivation sociale au clivage confessionnel. Quant à la séparation entre les tenants du patriarcat de Moscou (environ 12 500 000 fidèles) et ceux du patriarcat de Kiev (environ 12 500 000 fidèles), elle plonge ses racines dans les aléas de l’église orthodoxe des régions ukrainiennes en proie aux rivalités entre l’ensemble polono-lituanien et la Moscovie après la destruction de la principauté de Kiev. Elle resurgit lors de la proclamation de l’indépendance du pays, en 1991. Elle tient autant au nationalisme qu’à des rivalités personnelles et à des litiges matériels (propriété des biens ecclésiastiques, notamment). Elle alimente les tensions actuelles, comme on put le constater avec les propos peu amènes qu’échangèrent les chefs des deux églises à la veille de Pâques, le 19 avril 2014. Le patriarche russe Kirill exhorta ses fidèles en ces termes : « Nous devons aujourd’hui prier pour le peuple russe qui vit en Ukraine, pour que le Seigneur fasse la paix sur la terre ukrainienne (...), qu’il mette fin aux desseins de ceux qui veulent détruire la sainte Russie ». Filaret, le patriarche de Kiev, déclarait pour sa part : « Le pays qui nous avait garanti l’intégrité territoriale [accord quadripartite de Budapest, 1994] a commis une agression. Dieu ne peut pas être du côté du mal, c’est pour cela que l’ennemi du peuple ukrainien est condamné à l’échec ».
L’appareil d’ État ukrainien est rongé par l’autoritarisme, la corruption et des antagonismes personnels qui recoupent souvent des rivalités d’intérêts.
De création récente (1991), l’État ukrainien est faible, ce qui reflète les lacunes du mouvement national ukrainien depuis le XIXe siècle : l’inexpérience politique, l’incapacité à concevoir des institutions politiques stables, sans oublier le déficit en cadres qualifiés aptes à gouverner et administrer un pays. Accaparé par des membres de l’ex-nomenklatura soviétiques et des oligarques, l’appareil d’ État est rongé par l’autoritarisme, la corruption et des antagonismes personnels qui recoupent souvent des rivalités d’intérêts. Il en résulte l’atomisation des partis, une grande instabilité de la vie politique et la cristallisation de vives oppositions régionales, particulièrement marquées lors des consultations électorales ou des débats sur l’avenir du pays, comme on l’observe actuellement. L’affirmation des identités nationales, au XIXe siècle, fut assortie de la revendication d’un État propre à chaque nation. Mais il arrive que des populations s’entremêlent sur un même territoire. De là naquirent et naissent encore d’innombrables et parfois inexpiables conflits dès lors qu’une ethnie majoritaire confisque (ou donne l’impression de confisquer) le pouvoir et les ressources au détriment de la (ou des) minorité(s) qui réside(nt) à l’intérieur des mêmes frontières. Hormis un accord politique garantissant un partage équitable, il n’existe pas de solution satisfaisante. Cette “équité“ semble, parfois, passer par un système de type fédéral avec redistribution. Ainsi fonctionnait l’URSS : les peuples constitutifs (les “nationalités“) étaient à la fois citoyens égaux d’un même État et distincts les uns des autres par l’appartenance à une République (ou un territoire autonome) formée en tenant compte de leur histoire et de leur culture. Le gouvernement fédéral veillait à (ou donnait l’impression de) rééquilibrer les niveaux de vie entre les différentes entités. Toutefois, ce système explosa en 1991 : la façade fédérale masquait un fonctionnement totalitaire. Le parti communiste contrôlait l’ensemble de l’édifice politique et réprimait les aspirations nationalistes sans jamais parvenir à les éradiquer complètement. Dès que l’emprise du “centre“ faiblit, elles resurgirent, menant le pays à sa dislocation. Aussi l’ex-URSS ne survécut-elle pas à la libéralisation politique lancée par Mikhaïl Gorbatchev en 1986 : 15 États lui succédèrent fin 1991. La nostalgie qui se manifeste actuellement dans les oblasts russophones d’Ukraine, résulte de la persistance, sous un autre régime politique et économique, des maux économiques, sociaux et moraux qui avaient détruit le système soviétique de l’intérieur. Pourtant la fédéralisation, sous ses différentes formes, est loin de stabiliser automatiquement les pays qui y recourent (cf. le Nigeria passé de 2 États en 1960 à 36 depuis 1999, ou l’Union indienne, engagée dans un redécoupage territorial quasi continu depuis son indépendance en 1947). D’une part, en dépit de leur multiplication, les États fédérés connaissent à leur tour des revendications internes. Le processus tourne à l’atomisation du pays, génératrice d’affaiblissement. D’autre part, la répartition du budget suscite d’incessantes récriminations. Tout bien considéré, la forme institutionnelle s’avère secondaire, le plus important réside dans le respect du principe d’égalité entre tous les habitants et dans l’existence d’une autorité capable de l’appliquer. Il paraît donc hautement improbable que la fédéralisation de l’Ukraine (à laquelle les autorités provisoires de Kiev se sont engagées dans la “feuille de route“ signée à Genève le 17 avril 2014) résolve la crise qui oppose les parties occidentale et orientale du pays : faute d’une gouvernance compétente et irréprochable acceptée par tous les Ukrainiens, la fédéralisation accélérerait la décomposition du pays, pour le plus grand profit de la Russie qui apparaîtrait (ou serait présentée) comme le recours salvateur. Ce que Moscou semble en passe de faire en suscitant dans les régions russophones, à l’aide de ses forces spéciales, un mouvement rompant avec Kiev et cherchant à organiser un référendum d’autodétermination le 11 mai 2014. Ainsi pourrait elle rééditer le processus qui lui a permis d’annexer la Crimée et restaurer la province de “Nouvelle Russie“ créée par Catherine II.
Comment durant les dernières décennies ont évolué les relations entre l’Ukraine et la Russie ? Comment, depuis 2014, la guerre de la Russie contre l’Ukraine accélère-t-elle la cristallisation d’une identité nationale ukrainienne ? Avec la relance de la guerre le 24 février 2022, quel est l’objectif majeur de V. Poutine à l’égard de l’Ukraine ? Quelles sont les intentions du Président Vladimir Poutine à l’égard des 14 autres Républiques ex-soviétiques ?
Tous les Ukrainiens subirent le régime soviétique, mais ceux de la partie occidentale participent de la culture européenne, fruit d’une longue incorporation à la Pologne puis, pour certains, à l’Autriche.
La question de l’existence d’une identité ukrainienne se pose, et l’histoire n’apporte pas de réponse tranchée : chacun l’interprète à sa manière.
En revanche, ceux de l’est se rattachent à la Russie et à sa civilisation. Ceux du centre mêlent les deux apports aux influences cosaques et, enfin, ceux de Crimée -notamment les Tatars - présent[ai]ent leurs propres caractéristiques. La question de l’existence d’une identité ukrainienne se pose, et l’histoire n’apporte pas de réponse tranchée : chacun l’interprète à sa manière. En outre, la guerre civile (1917-1922) et la Seconde Guerre mondiale suscitent nombre de querelles mémorielles : le nationalisme, la résistance antibolchévique doivent-ils occulter l’antisémitisme ou la collaboration avec les nazis ? Et, sur ces questions sensibles, dispose-t-on de tous les documents permettant d’éviter la manipulation de ces épisodes particulièrement complexes ? Circonstance aggravante, ces polémiques sont étroitement liées aux affrontements de personnes qui dominent la vie politique actuelle. La nation ukrainienne semble donc aujourd’hui se trouver au mieux à l’état embryonnaire.
En dépit de toutes les contorsions intellectuelles, il faut se rendre à l’évidence : avant l’indépendance en faveur de laquelle les Ukrainiens votèrent en majorité dans toutes les régions du pays en 1991, le sentiment national ukrainien était faible. En témoignent l’existence éphémère (1846-1847), de la Confrérie des saints Cyrille et Méthode, ainsi que son recrutement limité à quelques intellectuels de Kiev, dont l’historien Kostomarov (1817-1885). Qu’il s’agît d’un phénomène marginal résultait largement de l’histoire : en 1240, les envahisseurs mongols mirent fin à l’État indépendant qui contrôlait l’espace aujourd’hui revendiqué comme ukrainien et toutes les tentatives ultérieures d’y faire revivre une entité politique échouèrent jusqu’en 1991. Il est en outre permis de s’interroger sur la nature “ukrainienne“ de certaines de ces entreprises, notamment durant la période des Cosaques (XVIe-XVIIIe siècles). Ces derniers étaient d’origine hétéroclite et, comme leur nom l’indique (“cosaque“ est un terme turco-tatare signifiant “guerrier libre“) leur dénominateur commun n’était pas la communauté ethnique et culturelle, mais le rejet (qui variait au gré des circonstances et des rapports de force) des constructions politiques qui tentaient de dominer la région (Pologne, Empire ottoman, Russie), ainsi que le refus du servage imposé par l’aristocratie polonaise catholique. Ce fut d’ailleurs pour tenter de souder l’ensemble de ces éléments que l’hetman Khmelnitski, lorsqu’il déclencha la grande révolte de 1648 contre la Pologne (toile de fond du roman historique d’Henryk Sienkiewicz, très lu en Pologne : Par le fer et par le feu, paru en 1884), utilisa pour la première fois dans un sens politique le vocable “Ukraine“, jusque là cantonné à son acception géographique. L’échec sanctionna son entreprise, comme celles qui suivirent (notamment la révolte de Mazepa en 1708-1709), d’ailleurs. Bien plus, contraint à chercher un allié face à ce qui était l’une des plus grandes puissances européennes de l’époque, Khmelnitski convainquit les Cosaques de signer avec la Russie, en 1654, l’accord de Pereïaslav. Aujourd’hui encore, ce texte fait polémique : s’agissait-il d’une démarche de circonstance (thèse défendue par les nationalistes ukrainiens), ou de l’acte d’allégeance qui scellait la réunification, sous l’autorité de Moscou, des héritiers de l’État kiévien (interprétation de l’historiographie russe) ? Donc, au fil des siècles écoulés depuis 1240, le trait dominant des habitants des régions ukrainiennes réside dans la diversité des sujétions et des confessions, fruit d’une longue rivalité d’influence entre plusieurs puissances, notamment entre la Pologne et la Russie de part et d’autre du Dniepr (avec stabilisation par le traité d’Androussovo, en 1667) ; entre l’Empire russe et l’Empire ottoman le long de la steppe pour le contrôle du littoral des mers Noire et d’Azov (acquis au premier après la signature du traité de Küçük Kaïnardji, en 1774 et connu par la suite sous le nom de “Nouvelle Russie“).
Pour autant, faire de la principauté de Kiev et donc de l’Ukraine contemporaine le berceau de la Russie et nier ainsi l’existence d’une spécificité ukrainienne prête à discussion. Certes, le débat peut sembler… byzantin ! Mais il s’agirait d’une grave erreur de perspective : cette controverse se trouve au cœur des représentations géopolitiques qui s’affrontent aujourd’hui et suscitent les plus vives inquiétudes de la communauté internationale. L’essentiel de la querelle, porte sur la filiation : quelle fut la postérité de la principauté de Kiev ? L’histoire russe présente cette dernière, aussi dénommée Rus, comme le premier État russe et en fait l’origine de la Russie contemporaine. Continuité qui permet d’affirmer l’appartenance de ce territoire et de sa population à la Russie, et que réfute l’histoire ukrainienne en faisant valoir deux arguments. D’une part, l’Ukraine actuelle est l’héritière de la principauté de Kiev, entité prospère grâce à son agriculture et à son commerce, urbanisée, anéantie en 1240, mais prolongée par le royaume de Galicie (sur le territoire de la Galicie et de la Volhynie modernes), qui fut largement intégré à l’ensemble polono-lituanien entre les XIVe et XVIIIe siècles, jouissant d’un respect relatif de ses minorités et du poids des aristocraties locales, avant de subir la domination russe à partir du règne de Pierre le Grand (1682-1725) et surtout de Catherine II (1762-1796). D’autre part, la Russie d’aujourd’hui résulte de l’expansion de la principauté de Moscou, entité vassale (et initialement fidèle) des Mongols formée au XIIIe siècle par une branche latérale des Riourikides, isolée de l’Occident (donc coupée des territoires correspondant à l’Ukraine contemporaine), rurale, muée en puissance impériale à la fin du XVe siècle et soumise à un régime autocratique depuis le règne d’Ivan IV le Terrible (1547-1584). En réalité, Moscou dut attendre le troisième démembrement de la Pologne, en 1795, pour régner sur l’essentiel du territoire aujourd’hui ukrainien. Les habitants furent désarmés, puis soumis au servage et à une intense russification. La Galicie et la Bucovine passèrent sous le contrôle de l’Autriche jusqu’en 1918. Cela valut à leurs habitants le bénéfice d’un traitement relativement moins sévère, qui en fit le foyer de la renaissance religieuse (uniate) et culturelle ukrainienne au XIXe siècle. La politique ouverte à l’affirmation de l’identité ukrainienne adoptée, pour des raisons tactiques, par le gouvernement bolchevik dans les années 1920 fut brutalement interrompue par Staline à partir de 1929 et la répression, atténuée sous Khrouchtchev, reprit sous Brejnev et perdura jusqu’à la libéralisation gorbatchévienne. Il s’avère donc impossible d’apporter une conclusion scientifique au débat, ce qui est le propre des représentations géopolitiques : les brassages humains et les frontières mouvantes ne permettent pas plus d’attribuer avec certitude à l’Ukraine actuelle un passé spécifique qu’une communauté pluriséculaire de destin avec la Russie. Sans oublier que le concept de nation et la forme politique d’État-nation sont des notions récentes (fin du XVIIIe siècle au plus tôt) et que toute lecture de l’histoire antérieure s’appuyant exclusivement sur celles-ci est entachée d’anachronisme : les États antécédents étaient des États “personnels“, regroupant des populations plus ou moins hétérogènes sous l’autorité d’un seul et même individu, de qui elles tiraient leur “unité“.
La mémoire des événements tragiques survenus au XXe siècle entretient aussi de profondes fractures. En ordre dispersé, les partisans de l’indépendance de l’Ukraine (parmi lesquels le très controversé Simon Petlioura), tentèrent en vain et au prix de sanglants affrontements assortis de pogroms, de réaliser leur projet lors de la guerre civile qui déchira l’Empire russe entre 1917 et 1922. À l’issue, les Ukrainiens connurent à nouveau le partage entre la domination polonaise et la domination russe. La majeure partie d’entre eux passa sous le joug du totalitarisme soviétique. Un joug particulièrement douloureux du fait de la famine planifiée par Staline en 1932-1933 pour briser le sentiment identitaire qui se développait depuis le début des années 1920. Les autorités soviétiques avaient alors laissé se développer les cultures nationales sous la responsabilité de cadres autochtones (période dite de la “korenizatsia“ - l’indigénisation). Elle demeure comme une plaie ouverte dans la mémoire ukrainienne qui la baptisa Holodomor, ce qui signifie “extermination par la faim“. Pour masquer le caractère intentionnel de ce massacre, l’histoire officielle russe souligne encore aujourd’hui que l’ensemble de l’URSS souffrit de famine meurtrière entre 1931 et 1933. La polémique fait rage depuis 1991, en Ukraine comme sur la scène internationale, pour décider si l’on doit ou non qualifier l’Holodomor de “génocide“. Dans un article très bien documenté, le journaliste Benoît Hopquin rapporta la conclusion la plus convaincante, celle de l’historien Nicolas Werth, l’un des meilleurs connaisseurs français de la période : « "Est-ce un génocide ? Plutôt oui. Par rapport aux autres famines qui ont touché l’Union soviétique, celle-ci se distingue par la volonté d’éradiquer le nationalisme et de punir des paysans. Elle est aggravée volontairement.
Les crimes du communisme soviétique furent cause du bon accueil réservé par une partie de la population aux troupes du totalitarisme rival, le nazisme, lorsqu’elles envahirent l’URSS, le 22 juin 1941.
Il y a une spécificité", estime-t-il » (« Le tabou de l’“Holodomor“ ukrainien », Le Monde, 25 novembre 2006). Quoi qu’il en soit, les crimes du communisme soviétique furent cause du bon accueil réservé par une partie de la population aux troupes du totalitarisme rival, le nazisme, lorsqu’elles envahirent l’URSS, le 22 juin 1941. Rappelons que, en application du Pacte germano-soviétique (23 août 1939), Moscou contrôlait depuis 1939 l’ensemble des régions peuplées d’Ukrainiens. Environ 150 000 Ukrainiens collaborèrent activement et prirent part à la lutte contre les résistants prosoviétiques ou polonais ainsi qu’à l’extermination des Juifs (victimes de massacres récurrents dans l’histoire de la région, notamment lors de la révolte de Khmelnitski, en 1648). La division SS Galicie formée au printemps 1943, compta 26 000 hommes. La plupart se recrutèrent à l’ouest de l’Ukraine, dont les idéologues nazis jugeaient la population “intégrable“ au IIIe Reich, contrairement à celle des régions orientales, qui furent, en conséquence, soumises à une guerre de prédation et à d’innombrables massacres. Dans ce contexte, des nationalistes proclamèrent un éphémère État ukrainien à Lviv le 30 juin 1941. Stepan Bandera, chef de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN, créée en 1929 par Yevhen Konovalets) fit partie du gouvernement alors installé et collabora à la création de la Légion ukrainienne, un ensemble de deux unités de combat, le bataillon Roland et le bataillon Nachtigall, placé sous le commandement de la Wehrmacht. Toutefois, Hitler refusa de reconnaître ce nouvel État et, en juillet 1941, fit arrêter puis déporter ses instigateurs. Ainsi Bandera se retrouva-t-il au camp de concentration de Sachsenhausen. Et la Wehrmacht démantela la Légion ukrainienne à l’automne 1941. En 1942, l’OUN riposta par la création de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA), qui affirma lutter pour l’indépendance de l’Ukraine, tout à la fois contre la Pologne, l’Allemagne nazie et l’Union soviétique. En septembre 1944, alors que l’armée Rouge progressait à leurs dépens, les Allemands libérèrent Bandera pour tenter d’utiliser à leur profit les combattants de l’UPA. Sans grand succès, car Bandera, anticipant la défaite du IIIe Reich, mena avant tout le combat pour sa propre cause : l’indépendance de l’Ukraine. La lutte armée se prolongea contre les forces soviétiques et polonaises communistes jusqu’en 1954. Après le 8 mai 1945, de nombreux soldats de la division SS Galicie continuèrent à combattre l’Armée rouge en intégrant l’UPA. Ces engagements sanglants et contradictoires font de Stepan Bandera une figure très controversée : certains ne veulent retenir que sa lutte pour l’indépendance et le considèrent comme un héros national, d’autres voient avant tout le criminel, qui collabora avec les nazis et fut un antisémite virulent. Le 22 janvier 2010, le président Viktor Iouchtchenko (élu majoritairement avec les suffrages des populations de l’ouest) signa un décret élevant Bandera à la dignité posthume de “Héros d’Ukraine“. Cela provoqua une vague de protestations au sein de la population russophone d’Ukraine, dans la fédération de Russie, et parmi les Juifs du monde entier. Pour tous ceux-ci, Bandera demeure un collaborateur nazi responsable du massacre de milliers de personnes - juives et non-juives - pendant la Seconde Guerre mondiale. Viktor Ianoukovitch (élu majoritairement avec les suffrages des populations de l’est) fit annuler cette disposition le 12 janvier 2011. Dans le discours qu’il prononça devant la Douma le 18 mars 2014 lors du pseudo-débat sur l’intégration de la Crimée et de Sébastopol dans la Fédération de Russie, Vladimir Poutine déclara sous les ovations : « la Crimée […] sera un foyer pour tous les peuples qui y vivent. Ce qu’elle ne sera et ne fera jamais, c’est suivre la voie de Bandera ! » Pour lui, comme pour une partie de la population russophone d’Ukraine, « des nationalistes, des néo-nazis, des russophobes et des antisémites ont mené ce coup d’État [i. e. le renversement de Viktor Ianoukovitch] » et ce sont les « héritiers idéologiques de Bandera, le complice d’Hitler pendant la Seconde Guerre mondiale » (Address by President of the Russian Federation, 18 March 2014, eng.kremlin.ru/news/6889). Cela explique l’usage quotidien des qualificatifs de “fascistes“ et de “nazis“, ainsi que l’utilisation de la croix gammée sur les banderoles ou les affiches, pour stigmatiser les dirigeants provisoires de Kiev et leur politique. De fait, parmi les manifestants qui luttèrent pour le départ de Viktor Ianoukovitch, figuraient d’authentiques extrémistes de droite se réclamant du combat nationaliste de Bandera et cachant mal leur antisémitisme, notamment le parti Svoboda (“Liberté“) - bien implanté dans l’oblast de Lviv où il était en tête aux élections législatives de 2012 et qui a 37 députés sur les 450 que compte la Rada - ainsi que les groupes Praviy Sektor (“Secteur droite“) et Spilna Sprava (“Cause commune“). Passé le feu de l’insurrection, personne n’est en mesure d’évaluer avec certitude l’audience de cette mouvance. Mais, depuis février 2014, Moscou en tire argument et suscite, dans les régions russophones d’Ukraine, des “Fronts du salut“ pour contrer les “fascistes“ de Maïdan. Ce qui rappelle la manière dont, pour effacer l’ensemble de ses turpitudes, l’URSS instrumentalisa l’antifascisme, processus magistralement analysé par François Furet (Le passé d’une illusion, Paris, 1995, Robert Laffont-Calmann-Lévy, notamment chapitres VII & IX). Afin de s’inscrire dans la filiation de la lutte contre le IIIe Reich (et pour en accaparer le prestige), les pro-Russes ont choisi comme signe de ralliement un ruban noir et orange, inspiré du ruban de la médaille pour la victoire sur l’Allemagne nazie dans ce que l’on appelait en URSS et que l’on continue d’appeler en Russie la “Grande Guerre patriotique“ de 1941-1945. Cette décoration reprenait les couleurs de l’ordre de Saint-Georges, “martyr et victorieux“, institué par Catherine II, en 1769, pour récompenser les mérites militaires.
La population ukrainienne semble communier dans le rejet de sa classe dirigeante. Mais cela ne suffit pas, en l’état actuel des choses du moins, à fonder un sentiment national reposant sur un incontestable vouloir vire ensemble. En effet, la tradition démocratique fait cruellement défaut, ce qui contribue à éclairer les aléas de la vie politique du pays depuis son indépendance. En premier lieu, il s’avère difficile d’évaluer l’état de l’opinion publique, faute que cette dernière existe réellement. Héritage du totalitarisme soviétique, l’inculture politique d’une partie de la population fait de celle-ci la proie de la propagande, comme on peut l’observer parmi les russophones de Crimée ou de l’est du pays. Ensuite, le règlement des différends politiques par la voie électorale, processus normal dans une démocratie mature, ne fonctionne pas correctement en Ukraine. Toutes les élections, depuis le référendum pour l’indépendance, ont été entachées de soupçons de fraude. Lorsque cette dernière sembla plus massive qu’à l’habitude, elle provoqua des manifestations et même un changement politique imposé : la “révolution orange“ de 2004, qui fit échouer l’élection truquée de Viktor Ianoukovitch. L’absence de culture du débat démocratique entraîna également, entre novembre 2013 et février 2014, le rejet par des manifestations de rue de la politique de rapprochement avec Moscou adoptée brusquement en lieu et place d’un resserrement des liens avec l’Union européenne. Les autorités provisoires de Kiev procèdent de la même culture de la désinformation lorsqu’elles qualifient les activistes pro-Russes de “ terroristes“. Le terme a de quoi frapper les esprits, vise peut-être à rallier le soutien de l’Occident, mais ne correspond pas à une réalité politique observable. Autre signe d’immaturité démocratique, le pays se trouve sous la coupe d’une poignée d’oligarques, bénéficiaires des privatisations des années 1990, liés à diverses organisations politiques et contrôlant une partie des élus. Rinat Akhmetov (propriétaire des principales industries lourdes du sud-est du pays) et Dmytro Firtash (actif dans le commerce du gaz naturel ainsi que dans l’industrie chimique et maître de la production de titane) financent le Parti des Régions et auraient influencé la politique du président Viktor Ianoukovitch. Notamment, jugeant trop coûteuse l’adaptation de leurs entreprises aux normes de l’UE, ils auraient contribué à la rupture des négociations avec Bruxelles fin 2013. Certains, comme Petro Porochenko (magnat de la confiserie, également engagé dans divers secteurs industriels) ou Viktor Pintchouk (qui a bâti sa fortune à partir des tubes en acier) seraient plutôt favorables au rapprochement vers l’UE. Toutefois, tous redouteraient les conséquences d’une révolte populaire et ont adopté un profil bas depuis la “révolution de Maïdan“. Enfin, cette inexpérience démocratique nourrit des projets politiques antagonistes : nationalistes d’extrême-droite, pro-occidentaux de circonstance ; nationalistes libéraux, partisans d’un rapprochement durable avec l’Union européenne et/ou les États-Unis ; habitants des régions orientales, “clients“ de l’ex-président Ianoukovitch et des oligarques qui le soutiennent ; habitants des régions orientales, convaincus que des institutions de type fédéral amélioreraient leur triste sort, pourtant “meilleur“ que celui des habitants des régions occidentales ; populations russophones qui ne jurent que par le rattachement à la Russie, sur le “modèle“ de la Crimée. La population se retrouve donc très divisée et, dans ce contexte, la fédéralisation risquerait fort d’aggraver les problèmes au lieu de les résoudre. Ce qui ferait un grand gagnant : la Russie.
L’Ukraine dépend de l’extérieur, ce qui n’est pas la marque d’un État indépendant. Ce fut d’ailleurs le choix de l’entité étrangère qui lui baillerait l’aide financière dont elle a cruellement besoin qui déclencha la crise actuelle. Au-delà des apparences médiatiques, l’Ukraine ne mobilise guère la communauté internationale. A priori parce qu’il s’agit (ou semble s’agir) d’un enjeu essentiellement pour la Russie.
Tout, dans le dossier ukrainien, intéresse Moscou. En premier lieu, la stabilité politique, du moins comprise comme le maintien au pouvoir de Vladimir Poutine et de ses affidés. Il se trouva doté d’une majorité confortable au Parlement en 2011, puis réélu président en 2012 dans des conditions contestables et contestées. Par conséquent, il redoute la contagion d’une victoire remportée à ses frontières par tout mouvement favorable à la démocratie et hostile à la corruption ainsi qu’à la fraude. L’agitation qui secoue les régions orientales depuis le 6 avril 2014 pourrait bien viser à perturber les élections présidentielles ukrainiennes prévues pour le 25 mai, afin de démontrer que le pays n’est plus gouvernable et donc discréditer les démocrates ainsi que les élections qu’ils organiseraient. Ajoutons la solidarité ethnoculturelle avec les minorités russophones adeptes du christianisme orthodoxe et acceptant l’autorité du patriarcat de Moscou, soutien fervent et constant de Vladimir Poutine.
« L’effondrement de l’Union soviétique a été une catastrophe géopolitique majeure du XXe siècle. » Vladimir Poutine, 25 avril 2005
Ensuite, instrumentalisant le sentiment d’humiliation ressenti par une partie des élites dirigeantes et de la population, Vladimir Poutine s’est fait le chantre de la grandeur russe perdue et se pose en héros de sa restauration. Cela entraîne une série d’actions politiques et/ou militaires. D’abord, la conservation par tous les moyens des “sujets“ composant la Fédération de Russie, comme la Tchétchénie. Puis la reprise et l’amplification de la politique entamée dès 1992 en vue de constituer une zone d’intérêt exclusif sur cet “étranger proche“ constitué des anciennes républiques soviétiques juridiquement sinon toujours effectivement indépendantes depuis 1991. De plus, la création et/ou l’entretien de foyers d’instabilité par le biais des conflits “gelés“ comme en Moldavie (Transnistrie) ou dans le sud Caucase (Abkhazie, Ossétie du Sud, Haut Karabakh). Enfin, la récupération de territoires considérés comme russes, telle la Crimée qui, rappelons-le, n’avait jamais été ukrainienne avant 1954, date à laquelle Nikita Khrouchtchev l’“offrit“ à la RSS d’Ukraine, sans que cela revêtît alors la moindre importance politique réelle. Les événements ont montré qu’il fallait prendre au sérieux les propos tenus par Vladimir Poutine, dans son discours annuel sur l’état de la Russie, le 25 avril 2005 : « l’effondrement de l’Union soviétique a été une [et non pas “la“, comme on le lit parfois. Cf. texte officiel en version anglaise : the collapse of the Soviet Union was a major political disaster of the century] catastrophe géopolitique majeure du XXe siècle » (archive.kremlin.ru/eng/speeches/2005/04/25/2031_type70029type82912_87086.shtml). Il affirmait plus loin : « nous désirons accroître l’indépendance de la Russie et renforcer sa souveraineté. Nous sommes une nation libre. Et notre place, dans le monde d’aujourd’hui, je tiens à le souligner avec insistance, dépendra uniquement de notre force et de nos succès » (ibidem). Il est difficile d’être plus explicite.
Par ailleurs, Moscou défend des intérêts économiques. La Russie dépend des revenus de ses ventes de pétrole (275 millions tonnes par an) et de gaz naturel (200 milliards de mètres cubes par an) : celles-ci assurent plus de la moitié de ses recettes d’exportation et une part importante de ses rentrées budgétaires. Toutefois, la vulnérabilité russe semble faible, du moins à court terme (le fonds de stabilisation pétrolier du pays disposerait de 75 milliards de dollars) : seule une baisse significative et durable des cours mondiaux pourrait affecter Moscou, mais la bonne tenue de la demande mondiale rend cette hypothèse baissière des plus improbables. Par ailleurs, au moyen de l’interruption des flux exportés, les hydrocarbures constituent également pour la Russie un moyen de pression sur l’extérieur. Mais dont il convient d’user avec habileté et prudence car l’Ukraine et la partie occidentale de l’Europe sont des partenaires indispensables pour Gazprom, le bras armé énergétique du Kremlin. Autre motivation au moins en partie économique, le désir, depuis 2011, de mettre sur pied une union douanière : l’Union eurasiatique. Celle-ci n’a rallié aujourd’hui que l’Arménie, la Biélorussie et le Kazakhstan. Or, la Russie estime que l’Ukraine en est un maillon indispensable.
Enfin, Moscou défend ses intérêts stratégiques. D’une part, elle a tout fait pour conserver la presqu’île de Crimée, jugée essentielle pour ses forces navales (bail de 20 ans signé en 1997, prolongé en 2010 jusqu’en 2042, annexion déguisée en autodétermination en 2014). L’argument militaire semble d’ailleurs un peu court, dans la mesure où la flotte russe de mer Noire est très modeste et où, pour sortir de cette mer, il faut passer par des détroits (Bosphore et Dardanelles) contrôlés par la Turquie, un État membre de l’Alliance atlantique et de son bras armé, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). D’autre part, comme lors de son intervention en Géorgie en août 2008, la Russie redoute que l’Alliance atlantique ne profite des dispositions pro-occidentales des dirigeants pour s’élargir encore vers l’est. De son point de vue, exprimé avec véhémence le 10 février 2007 à la conférence de Munich sur la sécurité, l’avancée de l’OTAN vise exclusivement à encercler la Russie : « l’élargissement de l’OTAN n’a rien à voir avec la modernisation de l’alliance, ni avec la sécurité en Europe. Au contraire, c’est un facteur représentant une provocation sérieuse et abaissant le niveau de confiance mutuelle. Nous sommes légitimement en droit de demander ouvertement contre qui cet élargissement est opéré » (archive.kremlin.ru/eng/speeches /2007/02/10/0138_type82912type82914type82917type84779_118123.shtml). Les protestations de bonnes intentions des Occidentaux ne sont pas forcément à prendre pour argent comptant. L’histoire montre une propension de la Russie à l’expansion, lorsqu’elle est stable et forte. Tout un courant en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest pense qu’il s’agit là de la nature de la Russie. Par conséquent, elle serait vouée à se montrer expansionniste pour toujours et il conviendrait de s’en préserver. Dans cette perspective, que ses difficultés aient été mises à profit pour l’entourer préventivement d’un réseau serré d’alliés ne semble pas totalement invraisemblable. Mais rien ne permet de l’assurer avec certitude, car tous les dirigeants occidentaux ne partagent pas cette vision de la Russie. En tout cas les élargissements successifs de l’Alliance atlantique (1999 : Hongrie, Pologne, République tchèque ; 2004 : Bulgarie, Roumanie, Slovaquie, Slovénie, Estonie, Lettonie, Lituanie ; 2009 : Albanie, Croatie) peuvent s’interpréter à la manière de Vladimir Poutine. Lui-même est-il foncièrement convaincu de ce qu’il dit, ou instrumentalise-t-il la situation au profit de ce qu’il considère comme l’intérêt de la Russie ? Sentiment d’humiliation et peur de l’encerclement appartiennent à la caisse à outils de base de toute analyse de la politique extérieure de la Russie depuis la fin de la Guerre froide. Qu’y a-t-il de fondé et qu’est-ce qui ressortit aux éléments de langage d’une communication de désinformation ? Impossible de le savoir avec précision, d’autant que chacun y a recours, qu’il soit favorable ou défavorable à la vision du monde développée par le Kremlin.
En substituant l’origine ethnique à la souveraineté et à l’intégrité territoriale, le président russe agit comme le Führer : il rejette des principes du droit international.
Comparaison n’est pas raison et le parallèle avec la crise des Sudètes et les accords de Munich n’est pas totalement avéré. Certes, Vladimir Poutine, en parlant de « compatriotes » russes ayant besoin d’être protégés, rappelle fâcheusement Hitler et ces Volksgenossen (« compatriotes ») qu’il prétendait défendre lorsqu’il formula ses revendications envers les Sudètes de Tchécoslovaquie. En substituant l’origine ethnique à la souveraineté et à l’intégrité territoriale, le président russe agit comme le Führer : il rejette des principes du droit international. Circonstance aggravante, ces principes sont consacrés par la Charte des Nations unies, dont la Russie est censée être l’un des éminents garants du fait de sa qualité de membre permanent du Conseil de sécurité. Toutefois, et Moscou ne se fait pas faute de le rappeler, les États-Unis ne sont pas exempts de tout reproche en matière de respect du droit international, la preuve par la guerre d’Irak (2003), par exemple. Les opérations de déstabilisation menées par des éléments des forces spéciales russes (par exemple le colonel Strelkov - qui ressemble au colonel Olrik de P.E. Jacobs - de sa véritable identité Igor Girkine, du GRU, identifié en Crimée en mars 2014, et en avril 2014 à l’œuvre à visage découvert avec ses hommes à Sloviansk) rappellent l’incident de Gliwice (Gleiwitz), qui fournit à l’Allemagne le prétexte pour attaquer la Pologne.
Font surtout écho à 1938 l’expansionnisme russe et la passivité des Occidentaux, qui rappellent l’état d’esprit qui régnait à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Ce qui frappe, mais ce n’est pas spécifique à la question tchécoslovaque en 1938, c’est la même dévaluation de la parole solennellement donnée.
Le 31 août 1939, déguisés en soldats polonais, des prisonniers de droit commun encadrés par des membres du Sicherheitsdienst (SD), le service de renseignement de la SS, sous les ordres d’Alfred Naujocks, attaquèrent un poste de radio allemand et diffusèrent un message hostile à l’Allemagne, afin de faire croire à une agression polonaise. Hitler envahit la Pologne le 1er septembre 1939. Font surtout écho à 1938 l’expansionnisme russe et la passivité des Occidentaux, qui rappellent l’état d’esprit qui régnait à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Ce qui frappe, mais ce n’est pas spécifique à la question tchécoslovaque en 1938, c’est la même dévaluation de la parole solennellement donnée. En effet, soucieux de faire progresser la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive et le désarmement nucléaire, les États-Unis avaient poussé les anciennes républiques socialistes soviétiques devenues États indépendants à renoncer à la détention des armes nucléaires ex-soviétiques qui étaient stationnées sur leur sol. Étaient concernés la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Ukraine. Dans la mesure où ils renonçaient à une garantie pratiquement absolue de sécurité, ces pays reçurent un certain nombre d’assurances. Signé à Budapest le 5 décembre 1994, un mémorandum fixa les “Garanties diplomatiques découlant de l’adhésion de l’Ukraine au Traité de non prolifération nucléaire“. On peut y lire : « La Fédération de Russie, le Royaume Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et les États-Unis d’Amérique réaffirment leur engagement, conformément aux principes de l’Acte final de Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe [Helsinki, 1975], de respecter l’indépendance, la souveraineté et les frontières existantes de l’Ukraine » (un.org/en/ga/search/view_doc.asp ?symbol =A/49/765). Comme en 1938, force est de constater que les garanties n’engagent que ceux qui les croient, surtout lorsque les garants soit ne respectent pas leur parole, soit ne veulent pas prendre de risque. Moscou se défausse en usant d’une argutie qui ne trompe personne, mais arrange tout le monde : « un nouvel État est apparu […] avec lequel nous n’avons signé aucun accord », déclarèrent officiellement les autorités russes le 4 mars 2014. Ajoutons deux facteurs essentiels qui font que le monde en 2014 n’est pas le même qu’en 1938 : le droit international est mieux (ou moins mal, selon les points de vue) respecté ; la détention des armes nucléaires par les principales puissances modifie les règles du recours à la force.
Comme d’habitude, l’UE réplique a minima, sur le plus petit dénominateur commun
L’Union européenne (UE), directement concernée par la stabilité du continent européen, réplique a minima, comme à son habitude. Nous sommes de nouveau confrontés à l’impuissance résultant de l’oxymore qu’est cette “fédération d’États souverains“ (Jacques Delors). Le préambule du traité sur l’UE actuellement en vigueur, celui de Lisbonne, signé en 2007, affirme les États membres de l’UE « résolus à mettre en œuvre une politique étrangère et de sécurité commune [PESC…] afin de promouvoir la paix, la sécurité et le progrès en Europe et dans le monde. » L’UE dispose même d’une « politique de sécurité et de défense commune » (PSDC) qui « assure à l’Union une capacité opérationnelle s’appuyant sur des moyens civils et militaires. » En dépit de ces dispositions institutionnelles dépourvues d’ambiguïté, les États membres de l’UE ne manifestent guère d’empressement à intervenir fermement dans le dossier ukrainien. Pourtant, à lire le concept stratégique adopté le 12 décembre 2003 (et reconduit en 2008 : Rapport sur la mise en œuvre de la stratégie européenne de sécurité. Assurer la sécurité dans un monde en mutation, Bruxelles, 11 décembre 2008 : consilium.europa.eu/ueDocs/cms_Data/docs/pressdata/FR/ reports/104632.pdf) à Bruxelles par les États membres, cela devrait être le cas. La priorité y est en effet donnée au voisinage immédiat : « Même à l’ère de la mondialisation, la géographie garde toute son importance. Il est dans l’intérêt de l’Europe que les pays situés à ses frontières soient bien gouvernés. Les voisins engagés dans des conflits violents, les États faibles où la criminalité organisée se répand, les sociétés défaillantes ou une croissance démographique explosive aux frontières de l’Europe constituent pour elle autant de problèmes. Si elle accroît notre sécurité, l’intégration des États adhérents aura également pour effet de rapprocher l’Union européenne des zones de troubles. Notre tâche doit être de promouvoir, à l’Est de l’Union européenne et aux frontières du bassin méditerranéen, un ensemble de pays bien gouvernés avec lesquels nous pourrons avoir des relations étroites, fondées sur la coopération » (Une Europe sûre dans un monde meilleur. Stratégie européenne de sécurité, Bruxelles, 12 décembre 2003 : consilium.europa.eu/uedocs/cmsUpload /031208ESSIIFR.pdf). Avec l’Ukraine, on ne saurait être davantage au cœur du sujet. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov cherche à discréditer l’UE en feignant d’ignorer la nature fondamentalement pacifique de la construction européenne. Ainsi a-t-il accusé à plusieurs reprises l’UE de vouloir étendre sa “sphère d’influence“ en orchestrant les manifestations de l’opposition au président Ianoukovitch à Kiev. Par ailleurs, Moscou sait que l’UE, regroupement pour le moment à finalité essentiellement économique, dépend en partie de la Russie qui lui fournit une part de ses matières premières énergétiques (avant tout 133 milliards de mètres cubes de gaz qui couvrent 25 % de ses besoins, pour une facture totale de 35 milliards d’euros en 2013), lui achète des produits agricoles et des biens manufacturés, place une partie de ses capitaux dans certains pays membres. Pour compliquer encore davantage la situation, certains États sont plus engagés que d’autres. L’Allemagne arrive en tête des dépendants (notamment : achat de gaz, vente de biens manufacturés, y compris des armements, intérêts dans l’exploitation des hydrocarbures avec E.ON et BASF), avec le Royaume-Uni (notamment : la City est la principale place boursière bénéficiaire des placements russes, intérêts dans l’exploitation des hydrocarbures avec BP) et la France (notamment : vente de biens manufacturés, y compris des armements comme les navires de projection et de commandement classe Mistral, intérêts dans l’exploitation des hydrocarbures avec Total et GDF-Suez).
En procédant comme elle le fait à chaque fois qu’un problème sécuritaire survient, l’UE prend le risque de passer à la postérité comme exemple d’un nouvel adage : Si vis bellum, para pacem.
Cela ne peut qu’entretenir la tendance habituelle de l’UE à se borner à un plus petit dénominateur commun, ce qu’encouragent d’ailleurs ses institutions. L’histoire nous apprend que la volonté de préserver la paix ne peut résulter d’une politique commandée par les seuls intérêts mercantiles et, surtout, dépourvue d’une réelle capacité de recours à la force. En procédant comme elle le fait à chaque fois qu’un problème sécuritaire survient, l’UE prend le risque de passer à la postérité comme exemple d’un nouvel adage : Si vis bellum, para pacem. D’autant que la crise ukrainienne ne survient pas à des milliers de kilomètres de ses frontières, comme celles qui éclatèrent en Afrique subsaharienne et où elle n’a brillé ni par sa détermination ni par son engagement.
L’UE ne semble pas non plus pouvoir compter (ou se défausser, selon les points de vue) sur les États-Unis, comme ce fut le cas de la majeure partie de ses membres au temps de la Guerre froide par le biais de l’OTAN. Commençons par rappeler une évidence géographique : la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie, tous membres de l’UE et de l’Alliance atlantique, ont une frontière commune avec l’Ukraine, alors que la côte est des États-Unis se trouve séparée des rivages européens par plusieurs milliers de kilomètres d’océan Atlantique. Les risques induits par la crise ukrainienne ne menacent donc pas directement la population et le territoire américains. En outre, les États-Unis jouissent, pour l’instant, de l’autosuffisance énergétique grâce aux gaz de schistes et demeurent peu engagés dans les échanges commerciaux et financiers avec Moscou. Ils n’ont donc guère à perdre sur le plan économique. De plus, la puissance américaine surclasse de très loin la Russie dans tous les domaines, ce qui permet à Washington d’appréhender la situation avec sérénité sinon indifférence. L’opinion publique américaine manifeste peu d’appétence pour les engagements extérieurs et le président, qui, rappelons-le, est avant tout l’élu du peuple américain, le sait. À en croire deux sondages récents, si elle ne nourrit aucune illusion au sujet de la Russie, l’opinion publique, très partagée et aussi très incertaine quant à l’attitude à adopter, soutient les seules sanctions économiques et politiques (Lesley Clark, « U.S. voters agree Putin won’t stop at Crimea, but they’re unsure what to do », McClatchyDC, April 14, 2014 ; Carol J. Williams, « Poll : Americans want more sanctions on Russia, no arms for Ukraine », The Los Angeles Times, April 28, 2014).
Le calcul russe paraît simple : les Occidentaux manquent de détermination. [...] Donc, la voie serait libre en Ukraine, ce que semble confirmer la modération pour ne pas dire l’absence de réaction significative après l’annexion de la Crimée.
Pourtant, la passivité - au moins apparente - de Barack Obama suscite de nombreuses réserves ou critiques car il semble bien que l’on assiste à un nouvel épisode de la rivalité russo-américaine relancée depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 1999. Selon certains, Moscou chercherait, en Ukraine, à infliger aux États-Unis une “défaite symbolique“, afin de démontrer que la puissance américaine est en déclin et que les relations internationales demeurent régies par les rapports de force. En tout cas, Vladimir Poutine mène une intense campagne anti-américaine à l’occasion de cette crise ukrainienne. Il prétend agir en réaction aux manipulations de l’Occident, et place la “révolution de Maïdan“ dans la continuité des autres “révolutions de couleur“ (toutes assimilées à des complots contre la Russie, notamment la “révolution orange“ ukrainienne de 2004) et des interventions à ses yeux “contestables“ : au Kosovo, parce qu’il y a eu violation de l’intégrité territoriale et atteinte à la souveraineté de la Serbie ; en Irak, parce qu’il s’agissait d’“une guerre impérialiste américaine“ ; en Libye, où le renversement de Kadhafi aurait outrepassé le mandat consenti par Moscou avec l’adoption de la résolution 1973, en 2011. Le calcul russe paraît simple : les Occidentaux manquent de détermination (la diminution de leurs budgets de défense en serait la preuve) et ils ont besoin de l’appui de Moscou sur des dossiers beaucoup plus importants que l’Ukraine : la guerre civile en Syrie, le désengagement en Afghanistan et le nucléaire iranien. Donc, la voie serait libre en Ukraine, ce que semble confirmer la modération pour ne pas dire l’absence de réaction significative après l’annexion de la Crimée. Toutefois, Vladimir Poutine devrait observer que les États-Unis sont en retrait sur la Syrie pour cause de métastases djihadistes, que les négociations sur le nucléaire iranien évoluent de manière plutôt satisfaisante pour l’instant et que le recours aux drones et aux forces spéciales contre les djihadistes réduit l’intérêt d’une présence sur le territoire afghan. En outre, certaines composantes de la coalition hétéroclite qui a renversé le président Ianoukovitch émettent des relents nauséabonds, incompatibles avec la démocratie, ce qui n’incite guère à l’engagement total.
Obama ? Un animal politique à sang froid qui, d’un coup d’œil très sûr, prend l’exacte mesure des enjeux et des rapports de force.
Bref, il ne semble pas assuré que Barack Obama soit le président faible et indécis que certains se plaisent à portraiturer. Il est peut-être bien plutôt cet animal politique à sang froid qui, d’un coup d’œil très sûr, prend l’exacte mesure des enjeux et des rapports de force. Dans cette perspective, l’Ukraine pauvre, désunie, impuissante et désarticulée, pour laquelle la Russie se discrédite et met en péril son économie, nécessite-t-elle plus que des condamnations, des sanctions économiques et quelques gesticulations militaires ? La Pologne, véritable État-nation, est un pivot géopolitique européen autrement plus solide : économiquement dynamique, politiquement stable et uni, culturellement ancré dans les valeurs occidentales, intégré dans l’Alliance atlantique puis l’UE. Ajoutons que Vladimir Poutine méconnaît probablement la culture de guerre de l’adversaire qu’il méprise. Il tirerait le plus grand profit de la lecture de ce qui suit : « La guerre étrangère […] est un choix que l’on refuse autant que l’on peut, car la guerre écarte de l’état normal de paix, détourne du bonheur promis contractuellement à l’Américain. On retarde la guerre, on l’évite tout en recherchant les moyens de la gagner sans vraiment la faire […] Mais si on la fait, on la fait totalement […] l’Amérique se veut une force pour le bien, qui, bien que regrettant l’usage de la violence, l’exerce si le devoir l’y contraint : elle le fait alors librement, rapidement et puissamment, pour rétablir la paix publique, le droit et les valeurs » (Vincent Desportes, L’Amérique en armes. Anatomie d’une puissance militaire, Paris, 2002, Economica, pp. 334-335).
La discrétion chinoise traduit, semble-t-il, un profond embarras. Pékin se trouve en face d’une alternative déplaisante. Ou bien elle demeure fidèle à sa ligne diplomatique classique : non-ingérence dans les affaires intérieures d’un autre pays, respect de l’intégrité territoriale et elle peut ainsi écarter toute critique au sujet de ses agissements au Tibet et au Xinjiang. Mais cela suppose qu’elle condamne la Russie, son alliée de circonstance face à l’Occident. Ou bien elle privilégie ses convergences avec Moscou, en particulier le refus de la démocratie et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais elle prend le risque de s’isoler sur la scène internationale tout en renforçant sa mauvaise image.
PAUVRE UKRAINE, TROP FAIBLE ET TROP PROCHE DE LA RUSSIE
Alors que l’Ukraine venait de proclamer son indépendance, l’un des meilleurs spécialistes de la région, Andreas Kapeller, écrivait : « Partout en Europe au XIXe siècle de nombreux groupes ethniques qui n’avaient pas d’État propre, pas de structure sociale complète, pas de langue littéraire autonome et pas de culture de grande civilisation sont devenus des nations. Certains comme les Tchèques et les Finlandais ont rapidement et avec succès mené à bien le processus de construction nationale, d’autres connurent d’importants retards et des rechutes. Les Ukrainiens appartiennent à ce second groupe. Il s’ensuit qu’ils ne sont pas encore à ce jour solidement intégrés en tant que nation et que souvent ils ne sont pas considérés comme tels par les étrangers » (Petite histoire de l’Ukraine, Paris, 1997, Institut d’Études Slaves, p. 34). En 2014, il ne semble pas nécessaire de changer un mot de cette analyse et c’est pourquoi la Russie semble avoir des chances raisonnables de réussir son entreprise de destruction de l’Ukraine indépendante. Mais cela ne se produirait probablement pas sans effusions de sang : les Ukrainiens sont trop faibles pour préserver leur embryon d’État-nation, mais leur frange nationaliste extrémiste serait assez déterminée pour mener la lutte armée, fût-elle désespérée (Petlioura et Bandera en témoignent). S’il était pétri de culture classique et non empreint de celle de la brutalité et de la manipulation propre aux guébistes de tous les pays, l’autocrate russe saurait que l’ hybris (cette démesure qui pousse certains à exiger plus que ce que le destin leur a attribué) signa toujours la perte des humains qui en furent affectés. En effet, les dieux déchaînent alors contre eux Némésis, la déesse de la vengeance équitable, celle qui ramène l’humain à sa juste place. La communauté internationale tente tout pour que ce retour au réel se fasse sans conflit, mais rien n’est assuré à ce stade de la crise. Espérons que, avec l’épisode ukrainien, la présidence Poutine ne s’inscrira pas dans nos livres d’histoire comme la pire catastrophe géopolitique du début du XXIe siècle !
(Manuscrit clos le 30 avril 2014)
Copyright Avril 2014-Gourdin/Diploweb.com
Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne les relations internationales et la géopolitique auprès des élèves-officiers de l’Ecole de l’Air. Auteur de Géopolitiques, manuel pratique, Paris, 2010, Choiseul, 736 pages. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique auquel est adossé le Diploweb.com.
[1] NDLR : Cependant, l’ONU n’a pas reconnu ce rattachement de la Crimée à la Russie, aux dépens de l’Ukraine.
[2] NDLR : Il s’agit ici des données en dollars. En parité de pouvoir d’achat (PPA) le chiffre est presque doublé.
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Date de publication / Date of publication : 2 mai 2014
Titre de l'article / Article title : Ukraine : géopolitique d’un Etat tampon
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Dans l’est de l’Ukraine, les forces ukrainiennes ont lancé une opération militaire tôt ce 2 mai sur un symbole des séparatistes pro-russes, la ville de Slaviansk.
Dans ce contexte, voici une magistrale étude géopolitique de l’Ukraine, à la fois solidement documentée, puissamment pensée et clairement écrite. Elle fera grincer des dents parce qu’elle déconstruit des discours et éclaire des stratégies tout en pointant des insuffisances, mais elle fera référence. Bonne lecture.
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