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"L'Europe et la globalisation", par Matthieu
Périchaud CHAPITRE 2 : Continuité et rupture de la pensée sur l'Europe Partie A : L'Europe des idées |
Introduction - 1. Politique, médias et société - 3. Europe et globalisme - 4. La communication sur l'Europe - Conclusion et bibliographie |
Les notes de cette page
sont à la fin du chapitre 2. Mots clés - keywords : matthieu périchaud, europe, globalisation, mondialisation, idéologie, histoire, théorie, politique, fascisme, communisme, socialisme, marxisme, libéralisme, nationalisme, individu, collectivité, capitalisme, rationalisme, anthropocentrisme, lumières, paix, science, progrès, progressisme, matérialisme, révolution, religion, totalitarisme, extrémisme, convergence, nation, état, état-nation, souveraineté. |
<Partie précédente Quels que soient les soubresauts de lhistoire, la pensée sur lEurope reste indissociable dune réflexion philosophique, politique et économique, commencée il y a de nombreux siècles. Cette réflexion, parce quelle se veut rationnelle et scientifique, sest ensuite incarnée dans des idéologies. Avant daborder les fondements théoriques de la pensée sur lEurope, il nous paraît donc indispensable de rappeler brièvement le processus conduisant à lélaboration dune idéologie. 1/ Lidéologie : une science des idées Lidéologie peut se définir comme la science des idées. Il sagit dun système qui considère les idées prises en elles-mêmes, abstraction faite de toute métaphysique. Cette science résulte donc dun raisonnement a priori totalement abstrait, à vocation universelle et générale. Ainsi, on notera limportance du mot système : il témoigne du fait que lidéologie prétend saisir tous les paramètres dun problème, pour finalement y apporter une solution globale. Il est important de noter que, dans cette logique, le moindre changement dun des paramètres se répercute sur lensemble du système et le fait évoluer. Pour lêtre humain, lidéologie représente donc une vision du monde, un monde proposé et envisagé sous tous ses aspects. Ce nest donc pas la réalité proprement dite, si tant est que cette dernière soit totalement appréhendable. En revanche, lidéologie propose un modèle dorganisation qui, sil est appliqué, en totalité ou en partie, modifie profondément la réalité. Ceci nous amène à la problématique suivante : qui décide de la validité, puis de la mise en pratique dune théorie ? Puisque lidéologie est une science, elle doit naturellement suivre la démarche rationnelle qui consiste à élaborer une hypothèse, que lon soumet à lexpérimentation ; elle se trouve vérifiée ou non par lexpérience ; on en tire alors des conclusions. Théorie, réalité et subjectivité Cette démarche, valable pour les sciences pures, ou sciences exactes, se complique davantage lorsquil sagit des sciences sociales. En effet, lorsque lon applique une théorie économique ou politique, comment en mesurer les répercussions dune manière exhaustive ? Lobjectivité est certainement lélément fondamental de toute science. Or on ne peut jamais la garantir totalement, a fortiori dans les sciences humaines, où les passions et la subjectivité ont fatalement plus dinfluence sur le jugement que dans nimporte quel autre type de science. Concernant cette difficulté à rester objectif et impartial dans les sciences sociales, il ne nous semble pas inutile de donner un exemple bien concret des dangers de la subjectivité. Notre choix sest porté sur louvrage de Roger Bourderon, intitulé Le fascisme, idéologie et pratiques (1). Cet ouvrage, qui prétend définir et analyser le fascisme italien, allemand et espagnol, est fort intéressant et révélateur. En effet, la réflexion de lauteur est manifestement "influencée" par ses convictions politico-idéologiques, ce qui lui suggère inévitablement quelques "arrangements" avec la réalité historique. Notons que cet ouvrage date de la fin des années 70, époque où lURSS est encore puissante, où lidéologie marxiste-léniniste imprègne fortement les esprits dans les milieux universitaire et intellectuel. Thèse Ainsi, la thèse centrale de louvrage veut que le fascisme nait vu essentiellement le jour que pour détourner les travailleurs, les ouvriers, les employés, etc., du danger que représentait, pour la bourgeoisie, la conscience de classe et la possible dictature du prolétariat Et de citer lauteur :"Face au communisme, réalité nouvelle terrifiante pour les classes exploiteuses parce quelle signifie, si elle sétend à leur propre pays, la fin de leur domination, le fascisme propose une solution radicale et la met immédiatement en uvre, avant même dêtre au pouvoir, en entamant le processus de destruction des organisations et de la conscience de classe du prolétariat. [ ] Derrière sa démagogie frénétique et les multiples brouillards idéologiques, le fascisme ouvre ainsi dès sa naissance au capitalisme monopoliste la perspective de lexploitation illimitée de la force de travail et du renforcement de la puissance des monopoles [ ]. Cest pourquoi, fondamentalement et dès le départ, le fascisme ne peut être considéré comme lexpression de la " révolte " des classes moyennes. [ ] Cet aspect primordial, cest que le fascisme apportait à la grande bourgeoisie monopoliste des objectifs, une pratique, une idéologie [ ] dune part pour lutter contre un mouvement ouvrier en passe dacquérir une force révolutionnaire nouvelle avec le communisme, dautre part pour procéder aux adaptations structurelles politico-économiques rendues nécessaires au stade de développement atteint." (conclusion de louvrage, pages 164 à 166) Assurément, il sagit là dune analyse du fascisme à travers le prisme ô combien déformant de lidéologie, en loccurrence ici de lidéologie marxiste-léniniste. Lerreur, selon nous, nest pas tant dans la forme, encore moins dans le détail, car le travail de recherche (documents, sources bibliographiques, etc.) est consistant. Un cadre prédéterminé Le vrai problème porte plutôt sur le fond : Roger Bourderon, comme tant dautres, étudie lhistoire à partir dun cadre danalyse prédéterminé, ce qui fausse inévitablement ses conclusions. Lauteur cherche ainsi à faire coïncider lhistoire avec les postulats du marxisme-léninisme, et pour cela, nhésite pas à simplifier la réalité (il fait sûrement sa démonstration en toute bonne foi dailleurs). On ne saurait en effet accepter une thèse affirmant que le fascisme nest quune manipulation du capital et de la bourgeoisie, afin de combattre la conscience de classe du prolétariat. On ne peut pas plus souscrire à lidée dune "innocence" des classes moyennes dans lémergence du fascisme (de nombreux auteurs, tel Zeev Sternhell pour le cas français, ont amplement démontré linverse). On peut surtout déplorer quune telle analyse ne sintéresse à lhistoire que sous un angle collectif. Autrement dit, le fascisme nest ici défini quà travers des classes sociales, et larticulation entre chacune dentre elles. Lauteur néglige totalement le rôle et le choix de lindividu : il réduit ce dernier à nêtre quun membre de la collectivité, uniquement conditionné par sa place dans la structure du capital (ouvrier, patron, etc.). De même, lensemble du raisonnement de Roger Bourderon sorganise en fonction des " contradictions internes " du capitalisme, thème essentiel de la critique marxiste. Cest pourquoi, lon retrouve fréquemment des termes comme " structure ", " stade de développement ", etc. Cet exemple démontre largement, sil en était besoin, à quel point la nature même de lhomme le pousse à "sélectionner" ce qui lui convient le plus, non seulement sur le plan matériel, mais tout autant sur le plan intellectuel, et à "évacuer" le reste Cest là tout le problème de la subjectivité. Subjectivité Ainsi, lidéologie, en tant que science proposant une vision du monde, néchappe pas à la subjectivité. Raymond Boudon, dans son ouvrage intitulé lIdéologie, lorigine des idées reçues , explique comment une théorie se propage, sans pour autant quelle soit scientifiquement valable :"Ainsi, une idée ou une théorie peut devenir influente quand, pour des raisons compréhensibles, elle attire lattention bienveillante de groupes spécifiques dintellectuels. Cette attitude favorable résulte souvent dune concordance entre la théorie et des données de rôle ou des dispositions caractéristiques de ces groupes." (2) En résumé, tout individu aura demblée tendance à privilégier une théorie en accord avec ses convictions. Cest une attitude certes humaine, mais en aucun cas rationnelle. Pourtant, il se peut parfois que choix subjectif et rationalité concordent, mais ce nest pas une nécessité. Raymond Boudon va même plus loin puisquil affirme : "Ainsi, linfluence dune théorie sétablit souvent, dans un premier temps, par le fait quelle est perçue comme intéressante par un ou plusieurs groupes spécifiques, en raison de la position sociale, du rôle social et des dispositions de ses membres. Dans ce cas, la théorie a des chances dêtre perçue non seulement comme intéressante, mais comme valide. Dabord parce que se développeront des effets dautorité et de boîte noire. Ensuite parce que, même sagissant dintellectuels, ces groupes nauront pas pour premier souci de déterminer la validité de la théorie en la considérant dun il critique." (3) La réflexion de Raymond Boudon sapplique parfaitement, selon nous, à lanalyse du fascisme telle que Roger Bourderon la propose dans son ouvrage. De linfluence à la persuasion Ainsi, un groupe déterminé, parce quil détient un certain pouvoir, une certaine influence dans un milieu donné, peut favoriser la diffusion dune idée. Si cette idée se propage, elle sera considérée comme valide, selon le raisonnement fallacieux qui consiste à penser que puisque des personnes influentes, faisant autorité, en parlent et la soutiennent, alors elle est vraie ! La conclusion logique dun tel processus revient fatalement à mettre en pratique cette idée. Si lon veut donc imposer une idée (ou même en faire une idéologie), on peut donc, pourquoi pas, fabriquer médiatiquement dartificielles "autorités" uniquement "porteuses" des idées voulues. Notons bien que la notion dinfluence par la position sociale na stricto sensu aucun rapport avec une quelconque domination de classe sur une autre (qui est un postulat de lidéologie socialiste-marxiste). En effet, la diffusion des idées dans la société se fait par lintermédiaire de médiateurs, et ces derniers existent dans toute société, à toutes les époques, et dans tous les milieux socioculturels. On les appelle leaders dopinion parce quils font autorité dans leurs milieux respectifs, quils soient professionnels, familiaux, culturels... Mais comme le souligne Alexandra Viatteau, " il est aujourdhui plus facile et plus rapide de les propulser et de les rendre médiatiquement opérationnels. " Pour conclure, le processus délaboration, de diffusion, puis dapplication dune théorie en science sociale montre simplement que celle-ci nest jamais le fruit du hasard : elle dépend de nombreuses variables (historiques, culturelles, politiques, économiques, etc.) qui conditionnent sa naissance, sa vie et son éventuelle disparition, tandis quelle-même modifiera ces variables, par effet de feed-back. 2/ La pensée occidentale : anthropocentrisme et rationalisme Avant de nous concentrer exclusivement sur les idées à lorigine de la construction européenne, il est indispensable de souligner lévolution de la pensée occidentale en général. De cette pensée découlent en effet les racines du discours sur lEurope et les idéologies quelle a engendrées. Et Denis de Rougemont daffirmer, " lEurope a exercé dès sa naissance une fonction non seulement universelle, mais, de fait, universalisante. Elle a fomenté le Monde, en lexplorant dabord, puis en fournissant les moyens intellectuels, techniques et politiques dune future unité du " genre humain ". Elle demeure responsable dune vocation mondiale, quelle ne pourra soutenir quen fédérant ses forces. " (4) Trois fondements On ne peut distinguer les idées qui ont fait lEurope des idées sur lEurope. Cest en gardant à lesprit cette interdépendance entre théorie et réalité quil nous faut aborder les fondements de la pensée occidentale. Ces fondements sont de triple nature, philosophique, politique et économique. Nous tâcherons de les dissocier, même sil apparaît parfois impossible de distinguer ce qui relève de la philosophie, de la politique, ou de léconomie. Henri Denis nous conforte dans cette idée lorsquil affirme, à propos de léconomie : "On ne saurait cependant soutenir, nous semble-t-il, que léconomie politique soit vraiment une science " comme les autres ". Sattachant à linterprétation de faits humains, elle ne peut prétendre à cette entière indépendance à légard des systèmes philosophiques qui est lambition (peut-être excessive dailleurs) des " sciences exactes ". Expliquer lorganisation sociale de la production et son évolution au cours de lhistoire est une tâche qui est nécessairement liée à la philosophie politique." (5) Ainsi, on retrouve une fois encore la notion de système, dans la mesure où la conception de lhomme et des relations entre les individus en société procède dune multitude de connaissances inter-reliées. Lévolution de la pensée occidentale résulte essentiellement dun changement radical quant à la conception de lhomme, de son rôle et de sa place dans lunivers. Un moment clé de cette évolution est ce que lon a appelé le siècle des Lumières, le XVIII e siècle. Ce mouvement a pris naissance en Allemagne, où il porte le nom de Aufklärung. La période des Lumières opère une révolution de la pensée, caractérisée par lémancipation de lhomme de la tutelle de lEglise et du mysticisme en général, la croyance en la science et le progrès de lhumanité, de même que la recherche dun équilibre harmonieux avec la nature. Continuité de la pensée et continuité de lhistoire Cependant, gardons à lesprit que le fait détablir une telle rupture dans lévolution historique de la pensée est totalement artificiel et subjectif puisque, aujourdhui encore, notre réflexion est tributaire de toutes celles qui lont précédées depuis lAntiquité. Pour cette raison, nous nous garderons bien de considérer ce choix comme une vérité incontestable. Il est néanmoins de coutume de pratiquer cette séparation entre la pensée des " Anciens " et celle des " Modernes ". Précisément, pour illustrer le fait quun tel " découpage " nest jamais idéal, rappelons simplement que cet Aufklärung trouve sa source dans le développement de la démarche scientifique, dont René Descartes , un siècle auparavant, est le principal artisan. La raison comme fondement La démarche cartésienne apporte effectivement une innovation fondamentale dans la réflexion intellectuelle, à savoir le doute méthodique et la perception de sa propre existence, le célèbre " cogito, ergo sum " (je pense, donc je suis). Descartes développe ainsi la croyance en un pouvoir illimité de la raison humaine, dès lors quelle épouse les lois de cette méthode rationnelle. Peu à peu, le cartésianisme va simposer dans toutes les disciplines et donc sappliquer à la réflexion sur lorganisation du monde. La pensée de Descartes illustre de fait le triomphe de morales nouvelles guidées par le principe dimmanence ou dautonomie, au détriment du principe de transcendance et dhétéronomie : le divin nest plus considéré comme lexplication unique du monde et de lhomme. Notons bien que Descartes et la majorité de ses continuateurs ne remettent pas pour autant en cause lexistence de Dieu. Simplement, lhomme considère de plus en plus quil est un acteur à part entière : il influe sur son environnement par lui-même et pour lui-même, parallèlement et au sein dune mécanique universelle qui le dépasse, et dont Dieu est le créateur. Par exemple, Descartes démontre lexistence de Dieu par lidée que nous avons de la perfection ou de linfini. Cette idée ne peut, selon lui, provenir que dun Etre infini. Ainsi, de lexistence de Dieu découlent tous les autres principes moraux et métaphysiques. Science et religion : de la concurrence au rejet Cette nouvelle réflexion consacre pourtant la rupture avec la référence transcendante et religieuse, dans la conception de lorganisation du monde (6). Dès le XVII e siècle, mais surtout à partir du siècle suivant, la société est en effet considérée comme une structure légitimée par lactivité rationnelle de lhomme. Cest la montée en puissance de lanthropocentrisme, corrélatif de leuropéo-centrisme. Ainsi, la philosophie politique cherche à supplanter la religion comme modèle dexplication ou de gestion du monde. Or il faut nous rappeler que, dès le commencement, cette philosophie renferme les éléments qui forment encore aujourdhui la trame de toutes les idéologies politiques : la recherche du progrès de la connaissance et de la raison ny sont conçues que dans un ultime but, le perfectionnement de lhomme et de la société. Tout naturellement, les idéologies prendront donc corps à partir de cette philosophie politique, et elles ne cesseront de sen nourrir. On retrouve ainsi dans toutes les sociétés et dans toutes les idéologies, à lexception du matérialisme athée:
Dès cette articulation mise en place (cest-à-dire une vision mécanique et utilitariste du monde), on saperçoit quune tension émerge entre lindividu et la société : lhomme est-il dabord un individu, ou plutôt un simple membre du corps social, un rouage au sein de la société ? Parallèlement, on observe une confusion entre progrès matériel et progrès moral, dans la mesure où lun nimplique pas forcément lautre. Pourtant, ce concept reste une des caractéristiques principales des idéologies. Une dynamique de progrès Lidée de progrès est un concept commun à toutes les idéologies politiques. Elle postule que lhumanité est soumise à un mouvement damélioration graduel, nécessaire, irréversible et perpétuel. Partant, le progrès désigne donc lexistence de lois qui permettraient de rendre compte de la diversité des faits de lhistoire, en leur conférant un sens global et une direction. En ce sens, le progrès est à rapprocher de la perfectibilité, théorisée par Rousseau. Ce dernier la présente comme une " faculté de se perfectionner, faculté qui, à laide des circonstances, développe successivement toutes les autres. " (7) Selon Rousseau, la perfectibilité, propre à lhomme, est bien la condition du perfectionnement. Une notion bien subjective pour des idéologies bien réelles La notion de progrès se retrouve chez bon nombre de philosophes, de labbé de Saint-Pierre à Condorcet, en passant par Kant ou Hegel... En revanche, tous ne sentendent pas quant au caractère bénéfique ou non du progrès (doute que nous éprouvons de nos jours encore). Cependant, cette quête effrénée du progrès requiert une compréhension des mécanismes de la vie humaine en société. Or il est très important de noter que, dans le cadre des idéologies politiques, lintérêt dune telle compréhension est de permettre ensuite laction Et cest sur ce point quapparaissent les différences, mais également les similitudes entre les trois idéologies qui ont nourri et qui se sont nourries de lhistoire européenne, à savoir le libéralisme, le socialisme et le nationalisme. Dès lors, il nous paraît logique de considérer quelles participent toutes trois de la continuité de la pensée sur lEurope, tant par leurs points communs que par leurs divergences. Partie suivante> Matthieu Périchaud Copyright 20 décembre 2001-Matthieu Périchaud/www.diploweb.com L'adresse URL de cette page est http://www.diploweb.com/globalisation/21.htm |
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