Raphaël Mineau est diplômé de l’Institut Français de Géopolitique (IFG) de l’Université Vincennes-Saint-Denis (Paris 8). Il s’intéresse aux enjeux géopolitiques de l’Océanie et à l’influence chinoise dans cette région. Cet article se base sur son mémoire de recherche de master : « Le sharp power chinois en Australie : enjeux d’influence et de représentations », sous la direction d’Isabelle Saint-Mézard, maître de conférences en géopolitique de l’Asie.
L’objectif du sharp power chinois est de neutraliser toutes les remises en cause de la représentation que le régime chinois se fait de lui-même. Il s’agit d’obtenir une cooptation d’étrangers pour façonner les processus décisionnels et soutenir les objectifs stratégiques de Pékin. Ce faisant, le régime chinois manipule le paysage politique des Etats démocratiques afin de légitimer son comportement, dicter des conditions favorables, et façonner l’ordre international à son image. Suite à ces manœuvres notamment appuyées sur les médias en langue chinoise et les associations de Chinois d’outre-mer Pékin représente aujourd’hui aux yeux des autorités australiennes une menace pour la démocratie et la souveraineté nationale de l’Australie. Dans un contexte de rapprochement avec les Etats-Unis, l’île-continent est ainsi passée d’une coopération à une compétition stratégique avec la Chine. Avec deux cartes et une frise chronologique.
L’AUSTRALIE est un État qui a été régulièrement secoué par des tentatives d’ingérence chinoise sur son territoire. Depuis la médiatisation en novembre 2017 de l’affaire Sam Dastiyari, un sénateur australien ayant reçu des dons d’argents d’un riche donateur chinois en échange d’informations [1], l’ingérence chinoise est devenue un sujet très sensible. En l’espace de cinq ans, plus d’une dizaine de personnalités politiques a été suspectée d’avoir des liens avec le Parti Communiste Chinois (PCC), notamment à travers des financements et des postes honorifiques au sein d’organisations liées à la République populaire de Chine.
Toutefois, l’influence chinoise ne s’exprime pas seulement au sein du milieu politique. Dans le domaine universitaire, certaines institutions ont été accusées d’avoir censuré des cours en contradiction avec la ligne politique de Pékin afin de ne pas perdre leur financement chinois. Les communautés sino-australiennes sont également victimes d’intimidation dans le but d’étouffer les avis divergents.
Cette volonté de la Chine de manipuler et d’utiliser des moyens de pression corrosifs et subversifs dans le but d’influencer l’opinion et les décisions ne relève pas du soft power, ni du hard power. Elle relève d’un autre concept : le sharp power. Les régimes autoritaires qui utilisent ce pouvoir d’influence ne cherchent pas à « gagner les cœurs et les esprits », dans le cadre de référence du soft power, mais plutôt à influencer leurs publics cibles en manipulant les informations qui leur parviennent [2].
Depuis les premières révélations des opérations de sharp power chinois en 2017, le gouvernement australien a adopté une stratégie plus affirmée dans sa politique envers Pékin et n’hésite plus à s’opposer publiquement aux actions de la Chine dans le monde. En parallèle, la société australienne est devenue très méfiante envers le régime chinois et la sinophobie s’est considérablement accrue.
Dans quelle mesure la prise de conscience du sharp power chinois en Australie a-t-elle entrainé une radicalisation des débats autour de la Chine ?
Nous nous attacherons dans un premier temps à conceptualiser le sharp power chinois en Australie afin d’en saisir tous les enjeux (I), pour ensuite mettre en perspective la prise de conscience de ce pouvoir d’influence avec la radicalisation des débats autour de la Chine (II).
La stratégie du Parti Communiste Chinois (PCC) derrière son sharp power s’inscrit avant tout dans une volonté de garder l’exclusivité du pouvoir au sein du territoire chinois. Pour qu’il y parvienne, il ne lui suffit pas d’utiliser le pouvoir coercitif de l’État, le contrôle de l’information et la gestion sociale à domicile. Il lui faut également s’assurer que le monde est sûr pour que le PCC puisse agir sans craindre l’encerclement ou d’interférence étrangère [3]. L’objectif du sharp power chinois est ainsi de neutraliser toutes remises en cause de la représentation que le régime chinois fait de lui-même. Il est donc essentiel pour Pékin de limiter ou museler le débat public au sein des États démocratiques sur les questions jugées indésirables. Les opérations de sharp power sont dans ce sens des instruments de manipulation et de censure.
Obtenir une cooptation d’étrangers pour façonner les processus décisionnels et soutenir les objectifs stratégiques de Pékin ; manipuler le paysage politique des Etats démocratiques.
Pékin emploie les nombreux canaux traditionnels du soft power dans le but d’implémenter son sharp power dans le monde. Les centres de recherche financés par l’Etat, les médias sponsorisés, les programmes éducatifs et instituts Confucius, ainsi que les projets d’échange entre les populations sont des exemples d’outils fonctionnels ou potentiels du sharp power chinois. Par le déploiement de ces organisations, le PCC vise principalement les médias, les universités, la culture – des secteurs essentiels pour déterminer comment les citoyens des démocraties comprennent le monde qui les entoure –, les partis politiques et les milieux d’affaires étrangers. L’objectif est d’obtenir une cooptation d’étrangers pour façonner les processus décisionnels et soutenir les objectifs stratégiques de Pékin [4]. Ce faisant, le régime chinois manipule le paysage politique des Etats démocratiques afin de légitimer son comportement, dicter des conditions favorables, et façonner l’ordre international à son image.
Si elles se sont mises en place depuis le début du XXIème siècle, les opérations de sharp power se sont véritablement déployées à l’étranger depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2013. Lors du XIXème congrès national du PCC en 2017, le dirigeant chinois a affirmé que la Chine resterait fidèle au modèle du parti léniniste, en renforçant l’emprise de la dictature prolétarienne et en se préparant à défier la démocratie libérale sur la scène internationale. Le sharp power chinois est ainsi devenu un instrument qui s’inscrit dans la vision de Xi Jinping : montrer que la Chine n’est plus « l’atelier du monde » et mettre en avant le « Rêve chinois du grand rajeunissement de la nation chinoise » [5].
Bien que Hong Kong et Taïwan aient été le terrain d’expérimentation du sharp power chinois, l’Australie reste à ce jour l’un des États où ce pouvoir d’influence a provoqué le plus de répercussions sur l’opinion publique et le système politique. Canberra est, en effet, une cible attractive pour le PCC car elle a une valeur stratégique en tant qu’alliée des Etats-Unis dans une région Asie-Pacifique de plus en plus contestée. De plus, l’Australie est considérée par la Chine comme le « maillon faible du camp occidental ». Sa situation stratégique, sa faible population, ainsi que son importante diaspora chinoise [6] couplée à son engagement au multiculturalisme, sont des caractéristiques jugées vulnérables que la Chine a pu utiliser dans ses opérations de sharp power.
Les opérations de sharp power sont principalement réalisées par le Front Uni, une coalition de groupes et d’acteurs liés à l’Etat chinois qui aident le PCC à promouvoir ses intérêts, mobiliser ses partisans et façonner les pensées. Ce système, qui opérait initialement sur le territoire chinois, s’est étendu au-delà des frontières de la Chine – notamment dans les partis politiques étrangers, les communautés de la diaspora chinoise et les sociétés multinationales – et constitue une exportation du système politique du PCC [7]. Sur le territoire australien, le système Front Uni mène des activités destinées à s’immiscer au sein des communautés sino-australiennes afin de les persuader de soutenir le PCC, ou du moins de ne pas être critiques sur les questions telles que Taïwan, Hong Kong ou le Xinjiang. Les Sino-australiens sont les cibles privilégiées du travail du système Front Uni, le PCC considérant les Chinois d’outre-mer comme les « fils et filles » [8] de la nation chinoise, peu importe où ils vivent.
En Australie, les associations de Chinois d’outre-mer sont des outils majeurs du sharp power chinois. Elles sont d’un grand intérêt pour le régime chinois car elles permettent de mobiliser et de contrôler les Sino-australiens. Ces associations sont assez diverses et peuvent correspondre à des organisations d’entreprises, de médias, regroupant des personnes d’une même région, ou encore de simples groupes communautaires [9]. Pékin ne contrôle pas directement ces associations mais préfère les guider et les aider en leur fournissant de l’argent, un soutien de l’ambassade et des liens avec la Chine continentale. Ainsi, le PCC arrive à se placer entre la diaspora et la société australienne, permettant d’étendre son contrôle sur les canaux de représentation et de mobilisation de ces communautés. Le système Front Uni cherche par la même occasion à mobiliser ces groupes communautaires contre les Sino-australiens qui critiquent le PCC ou qui s’opposent à des sujets sensibles comme celui de Taïwan. Par ailleurs, l’ambassade et les consulats chinois n’hésitent pas à les aider à organiser des évènements ou des manifestations pro-PCC.
Diffuser les narratifs du PCC auprès de la diaspora chinoise.
Les médias en langue chinoise sont également un pan important du Front Uni car ils contribuent à diffuser les narratifs du PCC auprès de la diaspora chinoise [10]. En Australie, le secteur des médias en langue chinoise est largement dominé par des médias favorables au PCC. Ces derniers se sont multipliés depuis le début des années 2000 grâce aux incitations et à la coercition du PCC, qui offrent un soutien à certains médias et menacent ceux qui sont critiques envers le régime chinois. Près de la moitié de ces médias ont des partenariats avec des médias d’État chinois (China Daily et Xinhua entre autres) et diffusent leur contenu après des Sino-australiens. Ainsi, ces médias sont pleinement intégrés au sharp power chinois et participent à la manipulation de l’information envers la diaspora chinoise. En novembre 2020 par exemple, les médias australiens en langue chinoise ont participé à la diffusion d’une image fabriquée montrant un soldat australien tenant un couteau sur la gorge d’un enfant afghan [11].
Par ailleurs, les pensées et opinions au sein des communautés sino-australiennes sont en grande partie façonnées par ce qui est diffusé sur WeChat, une application de réseau social chinois créée par Tencent, l’un des géants de l’internet chinois. Utilisée par plus de trois millions d’utilisateurs en Australie, WeChat suscite des inquiétudes en raison de ses pratiques en matière de censure, de contrôle de l’information et de surveillance, qui s’alignent sur les intérêts du régime chinois. En plus de la désinformation, WeChat est également utilisée pour mobiliser les communautés sino-australiennes afin qu’elle soutienne, ou non, des politiques ou des personnes particulières. Gladys Liu, une députée fédérale de l’Etat du Victoria de 2019 à 2022, a été touchée par ce genre d’activités. Après avoir tenu des commentaires favorables au mouvement prodémocratie de Hong Kong en 2019, de nombreux messages négatifs sur cette députée sino-australienne ont soudainement circulé dans des groupes WeChat [12].
Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, le Front Uni s’est doté d’un nouvel objectif en cherchant à développer son influence au sein du milieu politique des États ciblés. Dans ce sens, le travail du Front a été de plus en plus orienté vers la promotion d’une vision plus favorable de la Chine auprès des élites australiennes non chinoises, personnalités politiques en tête. L’objectif était de contrer les représentations négatives du régime chinois et de mettre en évidence les aspects positifs en cooptant des hommes politiques influents. Le Front Uni a ainsi appuyé l’engagement de politiques australiens auprès d’organisations communautaires chinoises, et à participer à des activités culturelles comme le Nouvel An Chinois. En favorisant ces relations personnelles et l’établissement de sentiments de réciprocité, la vision chinoise du monde – entendre la vision du PCC – était absorbée et acceptée [13].
Le Front Uni a également encouragé ses membres à entrer en politique en adhérant à des partis traditionnels et en se présentant aux élections des parlements fédéraux et des États. Fin 2017, l’Australian Security Intelligence Organisation (ASIO), le service de renseignement australien, avait identifié une dizaine de candidats politiques aux élections locales et nationales qui, selon elle, avaient des liens étroits avec les services de renseignement chinois [14].
S’assurer que les Chinois étudiants à l’étranger restent fidèles au PCC.
Le régime chinois cherche également à façonner la perception globale de la Chine sur les campus et dans les institutions académiques hors de Chine. L’objectif principal est de s’assurer que les Chinois étudiants à l’étranger restent fidèles au PCC. Les universités australiennes sont particulièrement visées par des opérations de sharp power en raison de leurs liens et de leur dépendance financière avec la Chine. Les Chinois sont de loin la nationalité la plus représentée parmi les étudiants internationaux (28 % en 2019) [15].
La Chine dispose de deux types d’organisations pour mener ses opérations de sharp power au sein des universités australiennes. Les instituts Confucius d’une part, qui sont des établissements culturels publics consistant à promouvoir la langue et la culture chinoise. Le contrôle exercé par le régime chinois sur le personnel et les programmes garantit que les cours et les programmes fassent subtilement la promotion des intérêts du PCC sur des questions jugées critiques ou sensibles, comme les conflits territoriaux ou les minorités religieuses en Chine. Les Associations des étudiants et universitaires chinois (CSSA) d’autre part, sont les organisations officielles des étudiants et universitaires chinois inscrits dans des institutions étrangères. Ces associations sont au cœur de la présence de Pékin sur les campus universitaires et une composante intégrale du Front Uni en Australie. La mission des CSSA est d’assister l’ambassade chinoise tout en aidant les étudiants et en favorisant les échanges [16]. Si elles remplissent une fonction utile pour les Chinois étudiants à l’étranger, ces organisations sont surtout chargées de veiller à ce que les étudiants chinois restent patriotes et soutiennent le régime du PCC.
Les CSSA sont probablement à l’origine de nombreux incidents au cours desquels des étudiants et des professeurs sont dénoncés aux autorités chinoises pour des commentaires contraires à la ligne du PCC [17]. De ce fait, de nombreux étudiants chinois vivent dans la peur, certains s’adonnant à l’autocensure pour éviter une réaction négative de Pékin et surtout de mettre en danger leur famille restée en Chine.
La révélation des opérations de sharp power chinois a marqué un tournant dans la stratégie de l’Australie vis-à-vis de la Chine. Dans un premier temps, le gouvernement conservateur de l’époque a présenté au Parlement en décembre 2017 de nouvelles lois visant à limiter l’ingérence étrangère. Si elles n’ont pas été directement citées, les opérations du Front Uni était particulièrement visées. Pékin a réagi avec virulence à ces nouvelles législations et a gelé les visites diplomatiques en conséquence. Le gouvernement a ensuite mené une approche beaucoup plus ferme en adoptant une stratégie selon laquelle l’Australie doit dénoncer et s’opposer plus ouvertement aux actions de la Chine dans le monde [18]. Longtemps considéré comme le grand partenaire économique de Canberra, Pékin représente aujourd’hui aux yeux des autorités australiennes une menace pour la démocratie et la souveraineté nationale de l’Australie.
L’un des exemples le plus concret de ce changement de doctrine vis-à-vis de la Chine a été la décision du gouvernement australien de bannir l’entreprise chinoise Huawei de ses réseaux 5G en 2018, faisant de l’Australie le premier pays au monde à avoir pris cette décision. On peut également mentionner en avril 2020 l’appel de l’Australie en faveur d’une enquête indépendante auprès de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) sur les origines du COVID-19, qualifiée de « campagne de diffamation » par les médias d’Etat chinois [19]. En réponse à cette décision, la Chine a décidé de lui imposer des barrières douanières sur l’orge, le bœuf, le vin ou encore le charbon. Officiellement, le régime chinois a assuré que ce n’était pas de la coercition économique, mais plutôt des décisions prises pour des raisons environnementales ou logistiques. Ces mesures ont profondément marqué le gouvernement australien et ont accéléré la dégradation des relations sino-australiennes.
L’Australie est ainsi passée d’une coopération à une compétition stratégique avec la Chine.
La radicalisation de la stratégie australienne envers la Chine s’explique également par la volonté de l’Australie de s’aligner avec les États-Unis. L’arrivée au pouvoir de Donald Trump en janvier 2017 a en effet bouleversé la stratégie de politique étrangère de l’Australie. Il a remis en cause le rôle habituel des États-Unis de leadership dans le monde, avec lequel l’Australie se sentait en sécurité – et pour lequel elle a volontiers payé son dû, en participant aux engagements militaires américains en Irak et Afghanistan. L’Australie est ainsi passée d’une coopération à une compétition stratégique avec la Chine afin d’être en accord avec les positions américaines. Ce changement s’est opéré en encourageant un plus grand engagement des États-Unis dans la région, en ravivant le Quad [20] avec des dimensions militaires progressivement élargies, et en adoptant le concept stratégique de l’Indo-Pacifique.
Depuis le milieu des années 2010 et la prise de conscience du sharp power chinois, la Chine est de plus en plus perçue comme une menace aux yeux de l’opinion publique australienne [21]. Cette dégradation de l’image du régime chinois, couplée à la dégradation des relations sino-australiennes, a entrainé une radicalisation des débats autour de la Chine au sein de la société.
Pour un certain nombre d’observateurs et de chercheurs, les médias australiens ont joué un rôle dans l’évolution des représentations sur l’engagement étroit avec Pékin. Ils sont progressivement devenus un outil pour le gouvernement australien afin que le « récit » de la menace chinoise soit diffusé auprès de la société australienne [22]. L’objectif était que l’opinion publique à l’égard de la Chine soit en adéquation avec la nouvelle stratégie du gouvernement australien. Les services de renseignement australiens ont ainsi pu fournir des leaks aux médias sur des opérations d’ingérence chinoises, des cyberattaques imputées à la Chine ou encore sur des investissements chinois dans des structures stratégiques afin d’amplifier le narratif de la menace chinoise. Les médias australiens détenus par Rupert Murdoch [23], milliardaire australo-américain proche de Donald Trump et propriétaire de la chaîne de télévision américaine conservatrice Fox News, ont notamment participé à ce phénomène.
L’importance de la représentation de la menace chinoise en Australie s’explique également par des éléments de l’histoire australienne. Le narratif de menace chinoise d’aujourd’hui, bien qu’elle soit en lien avec la montée en puissance de la Chine, est également un héritage historique de longue date du « péril jaune ». Cette représentation géopolitique correspond au danger que les peuples d’Asie surpassent les Occidentaux et gouvernent le monde. Cette peur de l’invasion et de la supplantation, qu’elle soit démographique, économique ou encore militaire, est depuis longtemps présente au sein de la société et dans la politique australienne, avant même l’existence du Commonwealth d’Australie en 1901.
La montée de la xénophobie et de la diabolisation des Sino-australiens est l’une des conséquences les plus visibles de la radicalisation des débats autour de la Chine [24]. Ce n’est pas la première fois que des Australiens d’ascendance asiatique sont rejetés et discriminés, notamment en raison de cette représentation du « péril jaune ». Durant le XXème siècle, les Australiens d’ascendance asiatique ont subi de nombreuses discriminations, la politique de l’Australie blanche étant la plus emblématique [25].
Lorsque le sharp power chinois en Australie a été médiatisé à partir de 2017, la haine contre les Sino-australiens et les Australiens d’ascendance asiatique est également revenue. Tous les Australiens d’origine chinoise ou asiatique ont commencé à être perçus comme des « étrangers », voire des « agents du PCC » [26]. Ils ont notamment été accusés et harcelés pour des actions qui sont propres au régime chinois. Le racisme ciblant ces communautés s’est également intensifié, que ce soit en ville ou dans le milieu rural, et la diaspora chinoise a été particulièrement visée par des attaques racistes sur les réseaux sociaux. Pour de nombreux Sino-australiens, la façon dont les médias australiens et le gouvernement ont dépeint les opérations de sharp power chinois a grandement contribué à la méfiance de l’opinion publique envers les Australiens d’ascendance chinoise et asiatique.
Ce rejet a par ailleurs accentué leur sous-représentation dans les secteurs d’influence de la société (bamboo ceiling), notamment au sein des grandes entreprises et des médias. Les Sino-australiens en particulier éprouvent des difficultés à participer à la vie politique australienne depuis 2017 en raison de la représentation au sein de la société selon laquelle le PCC opère au sein des communautés sino-australiennes et influence leurs actions. En Nouvelle-Galles du Sud par exemple, seuls trois députés (sur 93) d’État étaient d’origine chinoise en 2021, alors qu’ils représentent près de 10 % de la population de Sydney [27].
Dans quelle mesure la prise de conscience du sharp power chinois en Australie a-t-elle entrainé une radicalisation des débats autour de la Chine ? Alors que le sujet de l’ingérence chinoise rythme la vie politique du Canada depuis plusieurs mois, l’expérience australienne a fourni des éléments sur la façon de lutter contre une ingérence étrangère et de gérer le débat national autour de la Chine.
La politique chinoise de l’Australie sous le gouvernement conservateur a néanmoins été largement critiquée pour son manque de diplomatie. Canberra a consacré beaucoup d’efforts à contrebalancer les ambitions de Pékin, mais n’a pas tenu compte de sa dépendance économique avec la Chine. En participant également à la diffusion de narratifs liés à menace chinoise au sein de la société australienne, le gouvernement a favorisé la montée de la sinophobie et a nui à l’image de l’Australie en tant que démocratie ouverte et multiculturelle.
L’élection du travailliste Antony Albanese à la tête du gouvernement australien en mai 2022 a permis de raviver les relations entre l’Australie et la Chine. Pékin a commencé à assouplir les barrières commerciales sur les importations australiennes, tandis que les deux États s’acheminent vers un rapprochement économique. Si l’on observe un réchauffement des relations diplomatiques sino-australiennes, la compétition stratégique entre l’Australie et la Chine reste néanmoins toujours à l’œuvre. D’un côté, Pékin est rentré en concurrence directe avec Canberra dans le Pacifique sud et continue à mener des opérations de sharp power sur le territoire australien. De l’autre côté, Pékin est particulièrement contrarié par la participation de l’Australie au pacte de sécurité AUKUS, dans le cadre duquel les États-Unis et le Royaume-Uni partageront des technologies permettant à Canberra de construire des sous-marins à propulsion nucléaire. Ces irritants bilatéraux constituent des limites à l’amélioration durable des relations entre l’Australie et la Chine.
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[1] ABC News, « Sam Dastyari resignation : How we got here », 12 décembre 2017. URL : https://www.abc.net.au/news/2017-12-12/sam-dastyari-resignation-how-did-we-get-here/9249380
[2] Walker Christopher, Ludwig Jessica, « Sharp Power : Rising Authoritarian Influence », National Endwment for Democracy, décembre 2017.
[3] Entretien avec le chercheur australien Nathan Adrill.
[4] Rolland, Nadège, « China’s counteroffensive in the war of ideas », Lowy Institute, 24 février 2020. URL : https://www.lowyinstitute.org/the-interpreter/china-s-counteroffensive-war-ideas
[5] Le Rêve chinois, bien que souvent vague, a pour fondement une Chine capable d’égaler, voire de remplacer les États-Unis en tant que superpuissance mondiale. Cette Chine sera économiquement dominante, scientifiquement performante, technologiquement avancée, militairement forte, diplomatiquement puissante et culturellement influente dans le monde entier.
[6] La langue et la culture chinoises sont des éléments clés de la société multiculturelle australienne : en 2021, 5,5 % de la population australienne s’identifie comme ayant une ascendance chinoise, à savoir 1 390 637 personnes.
[7] Joske, Alex, « The party speaks for you », Australian Strategic Policy Institute, 2020.
[8] China Daily, « Speech by Xi Jinping at the reception in celebration of the 70th anniversary of the founding of the People’s Republic of China », 30 septembre 2020. URL : https://www.chinadaily.com.cn/a/201909/30/WS5d9c5502a310cf3e3556f378.html
[9] Van der Kley, Dirk, « What should Australia do about…the influence of United Front work ? », China Matters, China Matters Explores, septembre 2020. URL : https://chinamatters.org.au/policy-brief/policy-brief-september-2020/
[10] Joske et al. « The influence environment : a survey of Chinese-language media in Australie », Australian Strategic Policy Institute, décembre 2020.
[11] Wong, Kate. « Chinese-language media in Australia ridicules Morrison », The Sydney Morning Herald, 02 décembre 2020. URL : https://www.smh.com.au/politics/federal/chinese-language-media-in-australia-ridicules-morrison-20201202-p56jzs.html
[12] The Australian, « Victorian MP lauds protesters in Hong Kong », 30 juillet 2019. URL : https://www.theaustralian.com.au2Fnation2Fpolitics2Fmp-gladys-liu-lauds-protesters-in-hong-kong%2Fnews-story%2F06631059dc40a7443fef272fda2bc3ef&memtype=anonymous&mode=premium
[13] Hamilton, Clive. Joske, Alex. « United Front activites in Australia », Submission to the Parliamentary Joint Committee on Intelligence and Security, 22 janvier 2018.
[14] Paul Maley, Nicola Berkovic, « Security agencies flag Chinese Manchurian candidates », The Australian, 09 décembre 2017.
[15] GOUVERNEMENT AUSTRALIEN, « Student numbers ». internationaleducation.gov.au. URL : https://internationaleducation.gov.au/research/datavisualisations/Pages/Student-number.aspx
[16] Christodoulou, Mario, « Chinese Students and Scholars Association’s deep links to the embassy revealed », ABC News, 12 octobre 2019. URL : https://www.abc.net.au/news/2019-10-13/cssa-influence-australian-universities-documents-revealed/11587454
[17] En 2020 par exemple, les informations personnelles d’une professeure d’université de Victoria ont été partagées en ligne après avoir publiquement soutenu un étudiant taïwanais qui avait été vivement critiqué par un autre étudiant chinois.
[18] Needham, Kirsty, « Australia faces down China in high-stakes strategy », Reuters, 4 septembre 2020.
[19] Lemaître, Frédéric, « Coronavirus : la Chine sur la défense à l’assemblée de l’OMS », Le Monde, 18 mai 2020. URL : https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/05/18/coronavirus-la-chine-sur-la-defensive-a-l-assemblee-de-l-oms_6040001_3244.html
[20] Le Quadrilateral Security Dialogue (Quad) est un forum stratégique informel entre les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde qui est maintenu par des sommets semi-réguliers, des échanges d’informations et des exercices militaires entre les pays membres. L’Australie a rejoint à nouveau le Quad en novembre 2017 et en octobre 2020, les quatre Etats ont effectué un exercice naval conjoint dans le golfe du Bengale (pour la première fois en 13 ans).
[21] Lowy Institute, Poll 2020. « China : economic partner or security threat ». URL : https://poll.lowyinstitute.org/charts/china-economic-partner-or-security-threat/
[22] Suich, Max, « How Australia got badly out in front on China », Australian Foreign Affairs, 17 mai 2021. URL : https://www.afr.com/politics/federal/how-australia-got-badly-out-in-front-on-china-20210428-p57n8x
[23] Par l’intermédiaire de sa société News Corporation, Rupert Murdoch est propriétaire de centaines de médias locaux, nationaux et internationaux dans le monde, notamment au Royaume-Uni (The Sun et The Times), en Australie (The Daily Telegraph, Herald Sun et The Australian), aux États-Unis (The Wall Street Journal et le New York Post), de l’éditeur de livres HarperCollins et des chaînes de télévision Sky News Australia et Fox News.
[24] Lowy Institute, « Being Chinese in Australia », 2021. URL : https://interactives.lowyinstitute.org/features/chinese-communities
[25] La politique de l’Australie Blanche correspond à la politique migratoire privilégiant l’immigration européenne blanche au détriment de celles issues des autres continents, en particulier de l’Asie de l’Est. Elle a été mise en œuvre en Australie de 1901 à 1973.
[26] Entretien avec Erin Wen Ai Chew, fondatrice et directrice de l’association Asian Australian Alliance.
[27] Chiu, Osmon, « What should Australia do about… its politics being too white ? », China Matters, février 2020. URL : https://chinamatters.org.au/policy-brief/policy-brief-january-february-2020/
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