Michel Niqueux est Professeur émérite de l’Université de Caen-Normandie. Il a dirigé, un Vocabulaire de la perestroïka (Paris, Éditions universitaires, 1990, préface de Michel Tatu) ; il est l’auteur d’une Histoire de l’utopie en Russie (Paris, PUF, 1995, en collaboration avec Leonid Heller) et de L’Occident vu de Russie. Anthologie de la pensée russe de Karamzine à Poutine. Préface de Georges Nivat. Paris, Institut d’études slaves, 2016, 790 p., ill., bibliographie.
Voici une remarquable contribution à la compréhension de la Russie. La longue durée est mobilisée pour mieux saisir l’actualité. À cheval entre l’Europe et l’Asie, avec une capitale excentrée (Saint-Pétersbourg) de 1703 à 1918, la Russie a toujours été en quête de son identité. La Russie est-elle une « puissance européenne », comme le déclarait Catherine la Grande en 1767, à laquelle il suffirait de rattraper le retard (quantitatif) qu’elle a sur la civilisation de l’Europe ? Est-elle au contraire un pays fondamentalement autre, apte à devenir un modèle face à un « Occident pourrissant », comme le définissaient les légitimistes français des années 1830 ? Dès le début du XIXe siècle, les penseurs russes formulent toutes les attitudes possibles envers l’Europe : modèle à imiter, à rattraper et dépasser, à régénérer ou à rejeter ? Le conservatisme anti-occidentaliste d’une majorité de responsables et de médias russes depuis la fin de la perestroïka et l’avènement de V. Poutine (fin 1999) a souvent surpris. Il a en réalité des racines profondes dans la pensée russe, dont la connaissance est nécessaire pour comprendre les évolutions de la Russie.
Le conservatisme a été adopté comme idéologie du parti au pouvoir Russie unie à son congrès de novembre 2009. Dans son adresse à l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie, le 12 décembre 2013, V. Poutine a dénoncé la « révision des normes morales » qui imposerait de reconnaître « l’égale valeur du bien et du mal », l’effacement des traditions nationales et des différences entre les nations et les cultures, la « soi-disant tolérance asexuelle et stérile [1] ». Il oppose à cette « révision des valeurs » la protection par la Russie des « valeurs de la famille traditionnelle, de la vie humaine authentique, y compris de la vie religieuse des individus [...] ». « Bien sûr, ajoute le président, il s’agit d’une position conservatrice ». Mais comme l’a dit Nicolas Berdiaev, « le sens du conservatisme n’est pas d’empêcher d’aller de l’avant vers le haut, mais d’empêcher de reculer et de retomber dans le chaos obscur et l’état primitif [2]. »
Ce conservatisme moral et culturel s’accompagne d’une « démocratie dirigée ». Il représente un désaveu de la perestroïka, qui affirmait l’universalité des droits de l’homme et de la démocratie. Le rapport de la Russie à l’Occident, après une embellie spectaculaire avec Gorbatchev et son appel à la construction d’une « maison commune européenne », s’est dégradé avec l’avènement de V. Poutine. Cette « révolution conservatrice » a surpris. En réalité ce n’est là que la résurgence d’un courant majeur de la pensée russe depuis le début du XIXe siècle. Elle a été favorisée par l’écroulement des repères de l’ère soviétique et une thérapie de choc économique (1991). L’histoire de la pensée russe avait privilégié les penseurs de la révolution, dans la mesure où l’Histoire avait justifié leurs vues. Il convient maintenant de prêter attention aux « anti-Lumières » (expression de Zeev Sternhell) ou aux « anti-modernes » (Antoine Compagnon), abondamment réédités et cités (mais pratiquement inconnus en France) [3].
L’évolution de Nicolas Karamzine est emblématique : ce partisan des Lumières (« La voie des lumières est la même pour tous les peuples » 1792), est alarmé par la Terreur en France (« Siècle des Lumières ! Je ne te reconnais pas dans le sang et les flammes », 1795) et devient conservateur : « Nous sommes devenus citoyens du monde en cessant d’être des citoyens russes. C’est la faute à Pierre » (1811). Les réformes occidentales de Pierre le Grand, et la fondation ex nihilo de Saint-Pétersbourg (1703), — fenêtre « percée sur l’Europe », provoquèrent une coupure,entre les « élites » occidentalisées de manière souvent caricaturale, et le « peuple » attaché à ses traditions. Depuis lors, la Russie n’en finit pas de chercher sa place par rapport à l’Europe, et plus tard à l’« Occident ».
L’idée dominante au début du XIXe siècle est que la période d’imitation a été nécessaire, mais qu’il ne faut plus « imiter les Français comme des perroquets » (Chichkov, président de l’Académie impériale de Russie, 1803). On met en avant la spécificité, l’être-propre (samobytnost’) de la Russie. Cette attitude est à replacer dans le contexte de l’idéalisme allemand, de la réaction romantique à la révolution française et de la fierté d’avoir vaincu Napoléon (1812).
Dans le deuxième quart du XIXe siècle, on assiste à la construction idéologique de la différence Russie-Occident par l’entourage du ministre de l’Instruction publique de Nicolas Ier, Serguéï Ouvarov, père de la fameuse formule de l’idéologie officielle (1832) « Orthodoxie [Religion nationale, dans le projet en français] - Autocratie - Nationalité [narodnost’, esprit national, Volkstum] ».
L’Occident apparaît décadent, « pourri » ou « pourrissant » aux penseurs russes qui empruntent cette vision aux penseurs européens : Herder, Joseph de Maistre, Chateaubriand et autres légitimistes voyaient dans la Russie de Nicolas Ier le conservatoire des principes traditionnels, antirévolutionnaires et antilibéraux. Le « retard » de la Russie devient alors un atout : jeune et vierge, elle se voit appelée à sauver ou régénérer une Europe décrépite, athée ou dangereusement révolutionnaire. C’est le messianisme russe, partagé par tous les camps. Mikhaïl Magnitski, recteur de l’Académie de Kazan, prend des mesures pour « protéger la Russie du poison européen de l’athéisme et de la dépravation » (1820). « La Russie prendra la relève de l’Europe en stagnation », prédit en 1830 Ivan Kiréievski, père et théoricien du slavophilisme. Pour Élim Mechtcherski, attaché culturel officieux de la Russie à Paris en 1833-1836, « la mission de la Russie est de ramener l’Europe à la vraie civilisation » (1831). André Kraïevski, magnat de la presse, déclare que « la Russie, peuple élu, sauvera l’Europe de la décadence » (1837). Pour Stepan Chevyriov, historien de la littérature, face à l’Europe « en décomposition », la Russie est une force de conservation de ce qu’il y a ou il y avait de meilleur en Occident. Le prince Vladimir Odoïevski (1803-1869), influencé par Friedrich von Schelling et le mysticisme allemand (Baader), s’écrie dans Les nuits russes (1844) « l’Occident est moribond ! Nous devons sauver l’âme de l’Europe, et il veut infuser à l’Occident la sève fraîche de l’Orient slave ».
Face à cette pléiade de conservateurs, les « Russes européens » comme Piotr Tchaadaev et Vissaron Biélinski, qui veut « subordonner l’idée de l’individualité nationale à celle de l’humanité » (1842), sont minoritaires. Alexandre Herzen, occidentaliste déçu après l’échec du « printemps des peuples » de 1848, estime que « la vieille Europe doit mourir pour ressusciter » (1868). Les années 30-50 du XIXe siècle, correspondant au règne de Nicolas Ier (1825-1855), dont le portrait orne le bureau du président V. Poutine, sont celles où s’élabore la pensée conservatrice qui resurgit maintenant, souvent dans les mêmes termes.
Nouvelle publication
. Michel Niqueux. Le conservatisme russe aujourd’hui. Essai de généalogie. Presses universitaires de Caen, mai 2022.
Le conservatisme a été adopté en août 2009 comme idéologie officielle du parti du pouvoir de Vladimir Poutine, Russie unie, fondé en 2001. Poutine lui-même se définira comme conservateur en septembre 2013. Il s’agit là d’un retournement idéologique complet par rapport à l’époque soviétique, où les penseurs conservateurs étaient à l’index. Quelles sont les sources du conservatisme russe et ses caractéristiques, quel est aujourd’hui son rôle, sa place et sa spécificité par rapport aux (néo)-conservatismes d’Europe ou des États-Unis ?
C’est à ces questions, qui concernent l’Occident dans la mesure où le conservatisme se construit en opposition à lui et se veut un modèle à exporter, que tâche de répondre cette première histoire, en France, du conservatisme russe. Elle présente les différentes expressions, des plus modérées aux plus extrémistes, que le conservatisme a prises depuis le début du XIXe siècle, et replace le conservatisme officiel actuel dans la longue histoire politique et intellectuelle de la Russie.
Souvent mésestimée, la dimension religieuse de l’opposition Russie-Occident est fondamentale et reste de nos jours encore très présente. Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment le patriarche Cyrille a été critiqué par l’aile conservatrice ou fondamentaliste de l’orthodoxie pour sa rencontre à Cuba avec le pape François en février 2016. L’œcuménisme est pour ce courant très influent ni plus ni moins qu’une hérésie.
Baptisée en 988, mais bientôt « séparée de Rome », la Russie a dû faire face à des attaques venant de l’Asie (Tatars) comme de l’Occident « hérétique » (chevaliers teutoniques, Suédois, Polonais, Français, Allemands...). Elle a le sentiment d’avoir seule conservé intact l’héritage chrétien. Pour le penseur orthodoxe Iouri Samarine, « à l’Occident, la cause de la religion est à jamais perdue » (1840). Le poète et diplomate Fiodor Tiouttchev, déclare que « la lutte entre l’Occident et nous n’a jamais cessé ; c’est l’Église de Rome, l’Église latine qui est à l’avant-garde de l’ennemi » (1845). Pour l’historien Mikhaïl Pogodine, « mieux vaut un incroyant qu’un catholique » (1863). Ce rejet du « latinisme » s’accompagne de la prétention à régénérer l’Europe : « l’édifice de votre foi s’écroule et s’abîme. Nous vous apportons la foi vivante », écrit (en français) le théologien Alekséï Khomiakov en 1855.
Vladimir Soloviov sera l’un des rares penseurs à s’élever contre la dérive nationaliste dans l’État et dans l’Église : « l’orthodoxie ne peut constituer un attribut national. La papauté est un principe positif » (1889). Il sera suivi par Nicolas Berdiaev pour qui « il n’existe ni Occident, ni Orient pour l’Église » (1911) et qui pense que « la Russie est appelée à unir l’humain et le divin, l’Occident et l’Orient » (1908).
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, apparaissent, avec de nouveaux penseurs, des variations sur les idées déjà exprimées au début du XIXe siècle, mais qui vont dans le sens de la radicalisation, de la simplification, du nationalisme. La guerre de Crimée (1853-1856), qui vit la France et le Royaume-Uni soutenir la Turquie contre la Russie orthodoxe, exacerba l’anti-occidentalisme. Le poète et haut dignitaire Piotr Viazemski déclare : « c’est l’Occident qui sera expulsé de notre sol ; ce divorce fera notre force », et il appelle à « l’autarcie pour désoccidentaliser la Russie » (1855, en français).
Deux penseurs sont devenus les maîtres à penser des conservateurs actuels : Nicolas Danilevski (1822-1885) et Constantin Léontiev (1831-1891). Danilevski est l’auteur d’un livre-clé, La Russie et l’Europe (1869), qui passa inaperçu de son vivant, et qui n’obtint la notoriété que grâce aux efforts de Nicolas Strakhov, idéologue de l’enracinement dans le sol, c’est-à-dire du retour de l’intelligentsia aux principes nationaux conservés dans le peuple. C’était aussi l’idéologie de Dostoïevski, pour qui « il est impossible d’obtenir sur notre sol des résultats européens » (1861). Pour Danilevski, « la maladie qui a infecté la Russie est la prétention à l’européanisation, et la lutte avec l’Europe est inévitable » (1869). Ses idées seront combattues principalement par V. Soloviov.
C. Léontiev voulait pour la Russie « un bon petit coup de gel, pour qu’elle ne pourrisse pas » (1880). Il dénonce « l’océan impersonnel du cosmopolitisme » (1880), « la décomposition égalitariste-libérale de la civilisation romano-germanique » et « le progrès démocratique comme décomposition » (1882).
Au tournant du siècle, le débat se concentre entre le marxisme et le populisme qui veut éviter le passage par le capitalisme (« Il faut se réjouir de l’européanisation économique de la Russie », déclare en 1895 le père du marxisme russe, Georges Plekhanov). L’idéologue du populisme russe (socialisme paysan) Nicolas Mikhaïlovski veut « séparer l’ivraie du bon grain dans la réalité européenne et trouver une troisième voie » (1880). Léon Tolstoï demande : « le peuple russe a-t-il besoin de s’engager dans l’impasse où se trouvent les nations européennes ? » (1906).
Le marxisme, « sommet de la civilisation européenne » (Anatole Lounatcharski, 1926), accouche d’une révolution qui se veut internationaliste, mais qui rapidement, et surtout avec Joseph Staline, va se nationaliser. Le mot d’ordre économique reste celui de Vladimir Ilitch Lénine : « Ou bien périr ou bien rattraper les pays avancés » (1917) ; « Rattraper et dépasser l’Europe et l’Amérique » (Léon Trotski, 1936). Mais les utopies sociales ou artistiques sont rejetées à partir des années trente, l’homosexualité repénalisée (1934). La famille est réhabilitée. En 1946, Andreï Jdanov lance une campagne contre le « servilisme face à l’Occident » et le « cosmopolitisme » (campagne antisémite).
Le national-bolchevisme stalinien s’inscrit dans ce profond courant nationaliste et conservateur qui resurgira avec la perestroïka et la contre-perestroïka. La nationalisation du marxisme s’achève avec l’inclusion de l’orthodoxie religieuse dans celui-ci, par Guénnadi Ziouganov, président du Parti communiste de Russie depuis 1993.
Avec la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991), tous les auteurs précédemment interdits de (re)publication sont édités : dissidents soviétiques défenseurs des droits de l’homme, écrivains et penseurs religieux de l’émigration, conservateurs du XIXe siècle. Le débat d’idées est intense, et d’emblée il est fait appel aux slavophiles et aux penseurs conservateurs pour critiquer l’occidentalisation à marche forcée de la société et de l’économie soviétiques. À M. Gorbatchev qui souhaitait la réhabilitation des valeurs universelles et déclarait que « l’Europe est notre maison commune » (1987), s’opposent les nostalgiques de l’Union soviétique, les néo-slavophiles (Alexandre Soljenitsyne constatait déjà en 1973 « l’impasse de la civilisation occidentale adoptée par la Russie »), et les néo-eurasistes.
Le mouvement eurasiste est né en 1921 dans l’émigration, et il a réapparu sous forme de néo-eurasisme après la chute de l’URSS. Pour les eurasistes, à la suite de Danilevski, la Russie est un continent à part qui doit rejeter le « joug romano-germanique ». Les néo-eurasistes dénoncent maintenant la mondialisation et l’atlantisme. Pour le linguiste Nicolas Troubetzkoy, père de l’eurasisme, « l’européanisation est un mal absolu » (1920). Il a pour héritiers Alexandre Panarine, politiste, qui propose « un projet civilisationnel eurasiste pour répondre aux défis et aux tentations de l’Occident » (1994), et Alexandre Douguine, politologue exalté très influent dans les sphères militaires et politiques (il a avoué à demi-mots avoir écrit un article de Poutine de janvier 2012), pour qui « l’Occident est le royaume de l’Antéchrist » (2006). Il rejette le modèle libéral-démocratique au profit d’une « voie russe originale » (2011), antimondialiste et conservatrice.
La Russie connaît maintenant une contre-perestroïka, une « révolution conservatrice » (A. Douguine) qui déchaîne, surtout dans les blogs et les réseaux sociaux, des instincts antidémocratiques et anti-occidentaux et qui inquiète tous ceux qui n’ont pas succombé à une propagande chauvine. Le conservatisme initial apparaît souvent dégradé en nationalisme, xénophobie ou fondamentalisme orthodoxe.
Dans l’histoire des idées, Poutine n’apparaît pas comme un corps étranger. Il est le porte-parole et l’idéologue d’une partie (minoritaire ?) de l’intelligentsia et d’une partie (importante) du peuple.
Il y a donc une permanence (et une dégradation) du conservatisme russe, dont l’élaboration théorique est d’inspiration occidentale, mais qui a des sources russes très anciennes. Le rejet de l’Europe était suscité au XIXe siècle par la crainte des révolutions (1789, 1830, « printemps des peuples » de 1848, Commune de 1871, insurrections polonaises de 1831 et 1863), de la contagion de l’athéisme, ou de l’embourgeoisement. De nos jours, c’est la crainte des révolutions de couleur et de la « décadence morale » de l’Occident. D’élève imitant son maître, la Russie est devenue le censeur d’une Europe qui n’est plus un modèle. Elle nous renvoie une image de nous-mêmes, souvent caricaturale, mais qui ne doit pas être rejetée sans examen.
Dans l’histoire des idées, Poutine n’apparaît pas comme un corps étranger. Il est le porte-parole et l’idéologue d’une partie (minoritaire ?) de l’intelligentsia et d’une partie (importante) du peuple. Le portrait de Nicolas Ier trône dans son bureau. Il se réfère aux principaux penseurs conservateurs du XIXe siècle : I. Aksakov, F. Tiouttchev, N. Danilevski, C. Léontiev, N. Troubetzkoy, auxquels il faut ajouter Ivan Ilyine, philosophe de l’émigration, admirateur du national-socialisme. Élim Mechtcherski disait en 1832 : « Pierre [le Grand] a dû nous faire Européens ; Nicolas va nous refaire Russes » : on peut remplacer Pierre par Gorbatchev et Nicolas par Poutine, le but est le même. De même qu’est toujours actuelle la pensée de M. Pogodine : « La « période européenne » de l’histoire russe (celle de Pierre le Grand à Alexandre Ier) cède la place à la « période nationale » (1841) ; « le temps du culte inconditionnel de l’Occident est passé » (1846).
À côté d’un discours occidentaliste d’intégration, de convergence, d’universalisme, de tolérance, se développe dans tous les domaines un discours essentialiste. Il affirme l’existence d’une essence propre à la Russie en opposant ses particularités (indéniables, comme celles de chaque peuple d’Europe) à celles d’autres pays ou civilisations.
Face à ce profond courant, les élites européanisées ont toujours été minoritaires et les valeurs occidentales (État de droit, société civile, tolérance) n’ont jamais pu s’incarner durablement dans des institutions démocratiques. « À qui la faute ? » se demande-t-on depuis Herzen. L’histoire de la pensée russe montre que ce sont le slavophilisme (et donc l’idéalisme allemand) et les anti-lumières françaises qui ont construit et théorisé la spécificité russe, pour le bien et pour le mal du pays.
Ce rapide panorama fait apparaître la première moitié du XIXe siècle comme la matrice de toute l’histoire idéologique de la Russie jusqu’à nos jours. C’est là que sont élaborés, sous l’influence de la pensée occidentale, tous les concepts et les mythes du camp conservateur comme du camp occidentaliste. Le conservatisme devient un puissant courant, qui arrivera à nationaliser le bolchevisme et à détricoter la perestroïka, périodes qui apparaissent comme de brèves parenthèses.
On est par ailleurs frappé par le sentiment d’humiliation, d’incompréhension, qui émane de beaucoup de textes : M. Pogodine s’écrie au moment de la guerre de Crimée « Que nous avons-vous fait ? » (1854). L’impression d’être rejeté de la « famille européenne », d’être un « paria » est répandue. Ce besoin de reconnaissance se change naturellement en complexe de supériorité, plus ou moins vantard et méprisant à l’égard de l’Occident. La dimension psychologique du rapport Russie-Occident apparaît cruciale.
Beaucoup de malentendus,d’incompréhension (jusqu’à la crise ukrainienne) proviennent d’une ignorance des spécificités historiques et culturelles de la Russie, qui faute d’être reconnues comme partie intégrante de la civilisation européenne ont été absolutisées et opposées à celle-ci. Beaucoup de réactions de la part de la Russie s’expliquent par un amour-propre blessé (invasion de Napoléon, guerre de Crimée de 1855, application brutale de modèles économiques occidentaux après la chute de l’URSS, guerres de Yougoslavie, élargissement de l’OTAN, etc.). Dans les relations de l’Occident avec la Russie, le recours à la psychologie politique devrait être systématique. Encore faut-il avoir le même bagage de connaissances que son interlocuteur.
Connaître la pensée de la Russie sur l’Europe est la clé de la connaissance de la Russie actuelle, qui depuis deux siècles est confrontée au défi de l’acculturation, comme le furent, après elle, le Japon (ère Meiji, 1867-1912) ou la Turquie (« révolution kémaliste », 1923-1938), qui connaît du reste une restauration de même type que celle de la Russie actuelle. En Chine, c’est le confucianisme qui sert de contrepoids à la modernité, et le conservatisme est arrivé au pouvoir dans la Pologne de Jarosław Kaczyński (2006) et dans la Hongrie de Viktor Orbán (2010). Entre l’Europe et l’Asie, la Russie cherche toujours sa voie et son identité.
Copyright Mars 2017-Niqueux/Diploweb.com
. Michel Niqueux, L’Occident vu de Russie. Anthologie de la pensée russe de Karamzine à Poutine. Préface de Georges Nivat. Paris, Institut d’études slaves, 2016, 790 p., ill., bibliographie.
4e de couverture
À cheval sur l’Europe et l’Asie, qui l’envahirent à plusieurs reprises, sans héritage gréco-romain ou catholique, occidentalisée de force (dans ses couches supérieures) par Pierre le Grand qui, au début du XVIIIe siècle, « perça » une « fenêtre sur l’Europe », la Russie a fait de son rapport à l’Occident non seulement une question géopolitique, mais aussi existentielle et philosophique : il en va de son identité nationale, de son organisation sociale et politique, de son « âme » ou de sa « civilisation », et du lien de celle-ci avec les « valeurs universelles » des Lumières. Dès le début du XIXe siècle, écrivains et penseurs russes débattent, et se divisent, sur les voies du développement de la Russie : faut-il protéger la Russie du poison européen de l’athéisme et de la dépravation (M. Magnitski, 1820), sauver l’Europe de la décadence (A. Kraïevski, 1837), ou devenir des Russes d’esprit européen (V. Biélinski, 1841), et suivre le même chemin que l’Europe occidentale, en nous gardant de ses erreurs (N. Dobrolioubov, 1859), pour ensuite la rattraper et la dépasser comme le voulaient les bolcheviks ? La « révolution conservatrice » actuelle, qui se développe en réaction à la perestroïka, avec son anti-occidentalisme, la dénonciation de la décadence de l’Occident « pourri », le rejet du modèle libéral-démocratique pour une voie russe originale, ou eurasienne (A. Douguine, 2011), ne peut être comprise sans remonter aux débats de la première moitié du XIXe siècle, qui restent d’une étonnante actualité.
Sans équivalent dans quelque langue que ce soit, cette anthologie, avec ses nombreux textes traduits pour la première fois en français, ses notices de présentation qui la rendent accessible au grand public, son absence de parti pris, permettra d’avoir du rapport intellectuel ou idéologique de la Russie à l’Occident une vue étendue et approfondie (140 auteurs, qui reflètent beaucoup mieux une réalité complexe et variée que les quelques dizaines de noms auxquels on se réfère d’habitude). Sur plus de deux siècles, on pourra suivre l’évolution d’idées antagonistes issues d’une part des Lumières françaises (droits de l’homme, État de droit, démocratie, principe individuel, cosmopolitisme), d’autre part du romantisme allemand (génie national, individualité nationale, idéalisme), et la permanence de mythes historiosophiques qui fondent l’altérité de la Russie et sa mission salvifique ou régénératrice. Cet ouvrage est nécessaire à tous ceux qui s’intéressent à la Russie présente ou passée ou qui veulent suivre le destin des idées européennes sur le sol russe.
. Voir l’ouvrage de Michel Niqueux, L’Occident vu de Russie. Anthologie de la pensée russe de Karamzine à Poutine. Préface de Georges Nivat. Paris, sur le site de l’Institut d’études slaves
[1] https://fr.sott.net/article/23707-Discours-de-Poutine-le-12-Decembre-2013-a-l-Assemblee-federale-de-la-Federation-de-Russie
Traduction revue. Cet euphémisme vise la théorie du genre et l’homosexualité
[2] Citation empruntée au chapitre sur le conservatisme du livre du philosophe religieux Nicolas Berdiaev De l’inégalité (1918, publié en 1923 dans l’émigration ; traduction française parue à L’Âge d’homme en 1976), ouvrage donné fin 2013 comme étrennes aux gouverneurs de la Fédération de Russie, avec La justification du bien de Vladimir Soloviov (1897) et Nos tâches d’Ivan Ilyine (1956). Cf. Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine. Solin/Actes Sud, 2015.
[3] Notre anthologie L’Occident vu de Russie permet de suivre ce courant (et les contre-courants) depuis l’écrivain et historien Nicolas Karamzine (1766-1826) jusqu’à Vladimir Poutine, à travers 365 textes de 140 auteurs (dont deux tiers de traductions inédites).
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