Françoise Thom, spécialiste de l’URSS et de la Russie postcommuniste, enseigne l’histoire à l’université Paris-Sorbonne. Elle a publié de nombreux ouvrages, dont « Les Fins du communisme » (1994), « Beria : le Janus du Kremlin » (2013) et récemment : « Géopolitique de la Russie » (avec J.-S. Mongrenier, 2016). Laurent Chamontin, polytechnicien, a vécu et voyagé dans le monde russe. Il est notamment l’auteur de « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éd. Diploweb 2016, disponible via Amazon.
Comment expliquer que le vainqueur de l’élection présidentielle en Russie soit « connu » plusieurs semaines avant le scrutin ? Pour le savoir, Laurent Chamontin a rencontré pour Diploweb Françoise Thom qui vient de publier « Comprendre le poutinisme », Paris, éd. Desclée De Brouwer.
Laurent Chamontin (L. C.) : Le résultat des élections de ce mois de mars 2018 en Russie ne fait aucun doute. Mais alors, pourquoi des élections ? Quelle logique préside à la sélection ou à l’élimination des candidats ?
Françoise Thom (F . T) : En Russie, les élections sont avant tout pour le pouvoir un moyen de contrôler l’efficacité des autorités régionales. Un gouverneur est jugé à sa capacité de faire voter « correctement » ses administrés. Les élections ont aussi pour but de figurer la légitimité du régime, notamment aux yeux de l’étranger. C’est l’administration présidentielle qui sélectionne les candidats. Son objectif premier est de s’assurer qu’aucun candidat alternatif ne puisse faire ombrage au vrai et unique candidat, Vladimir Poutine. Le choix des candidats « Potemkine » [1] est toutefois inspiré par d’autres considérations. La première est d’émietter au maximum le vote potentiellement contestataire. Ainsi trois candidats, Ksenia Sobtchak, Grigori Yavlinski, Boris Titov, se disputent la mouvance libérale ; trois candidats, Pavel Groudinine, Sergueï Babourine, Maxime Souraïkine rivalisent pour le vote communiste. A cela il faut ajouter l’éternel « spoiler », V. Jirinovski. La fonction de la pseudo-campagne électorale est de discréditer les deux courants virtuellement alternatifs, les libéraux pour leur absence de patriotisme (K. Sobtchak condamne l’annexion de la Crimée), les nationaux-communistes pour leur hypocrisie (Pavel Groudinine a prétendument des comptes en Suisse). La candidature de Navalny a été rejetée car sa campagne de dénonciation de la corruption du cercle du Kremlin serait déstabilisante pour le régime si Navalny avait accès à la télévision d’Etat. Navalny est charismatique, bon orateur et combatif. Il pourrait sérieusement compliquer la tâche à Vladimir Poutine. Enfin l’ultime objectif de l’Administration présidentielle est de lutter contre l’abstention qui si elle était excessive entacherait le triomphe de Vladimir Poutine, d’autant que Navalny a appelé au boycott des élections.
L. C. : Plus généralement, quels sont les points communs et les différences entre le poutinisme et le régime soviétique ? Quelle est la part de Vladimir Poutine dans le système qui porte son nom ?
F. T : Commençons par l’organisation du pouvoir. En URSS et en Russie le pouvoir réel ne se trouve pas dans les institutions prévues par la constitution. Il existe un centre de pouvoir informel parallèle caché qui coiffe la « verticale » administrative, le Secrétariat du Comité Central en URSS, l’Administration présidentielle en Russie. Dans les deux cas le gouvernement ne décide de rien. Il existe cependant des différences entre le cas soviétique et la Russie d’aujourd’hui. Sous Poutine le pouvoir est plus personnalisé qu’il ne l’était à l’époque soviétique. Même au temps de Joseph Staline une certaine collégialité subsistait. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. En revanche on note que les « siloviki » (armée, services de sécurité, police et Parquet) continuent à se tailler la part du lion dans le budget de l’Etat. La répression ciblée des opposants a largement été pratiquée sous Youri Andropov et elle l’est toujours à l’heure actuelle.
La Russie n’a plus d’idéologie officielle. Le rôle du Département de Propagande est confié à l’Eglise orthodoxe. La haine de l’Occident, qui était plutôt folklorique en Union Soviétique, joue un rôle fonctionnel au sein du régime poutinien.
La Russie n’a plus d’idéologie officielle. Le rôle du Département de Propagande est confié à l’Eglise orthodoxe. La haine de l’Occident, qui était plutôt folklorique en Union Soviétique, joue un rôle fonctionnel au sein du régime poutinien. Le peuple russe accepte d’être dépouillé par ses élites à condition que celles-ci lui fassent miroiter la restauration de la Russie comme grande puissance, entendue comme un pays capable de faire la nique aux Occidentaux. C’est là la différence fondamentale entre le régime d’Eltsine et celui de Poutine. Le régime poutinien est bel et bien « hybride ». Ses élites se remplissent les poches en Russie puis elles placent leur fortune mal acquise à l’étranger où elles « délocalisent » leurs proches. En revanche, elles se dédouanent en Russie en donnant dans une religion orthodoxe tapageuse, en sponsorisant force projets « patriotiques » dirigés contre l’Occident. Plus la corruption des élites devient criante, plus l’idéologie de la grande puissance est mise en avant par la propagande officielle, et plus la confrontation avec l’Occident est présentée comme la raison d’être de la politique étrangère russe.
La stratégie « hybride » mise en œuvre par le régime poutinien trouve ses racines dans la pratique bolchevique. Ainsi quand les Occidentaux se plaignaient des activités subversives du Komintern dans leurs pays respectifs, les diplomates soviétiques rétorquaient que les citoyens de l’URSS avaient bien le droit de se comporter selon leurs convictions à l’étranger, le gouvernement soviétique n’y était pour rien et ignorait tout de leurs agissements. Sous Poutine la sous-traitance s’est généralisée, à la fois dans le domaine militaire et dans le domaine de la cyberguerre. On le voit au rôle d’oligarques comme Malofeev très actif dans le soutien au séparatisme ukrainien ou Prigojine, le cuisinier de Poutine, qui finance les trolls du Kremlin et les mercenaires russes en Syrie. Formé au KGB, Poutine ne gouverne pas vraiment. Il va d’opérations spéciales en opérations spéciales, en politique intérieure comme en politique étrangère. Quand il croit pouvoir faire un bon coup sans être pris la main dans le sac il se lance sans hésiter.
Poutine cherche toujours à sortir d’une situation défavorable par l’escalade.
Même si la politique étrangère russe poursuit des objectifs identiques à la politique étrangère de l’URSS (expulsion des Américains d’Europe, sabotage de la solidarité européenne, stratégie d’influence en Europe occidentale, hostilité à l’égard des Etats-Unis, solidarité avec les dictatures du Tiers-Monde anti-occidentales), elle manifeste moins de cohésion et d’esprit de suite qu’autrefois. Les caprices et les complexes personnels de Poutine peuvent faire dérailler les stratégies les plus élaborées. Enfin dernière différence, et de taille : les dirigeants soviétiques ont toujours fait preuve de prudence. Même Staline savait où s’arrêter. Poutine pour sa part cherche toujours à sortir d’une situation défavorable par l’escalade. Il ne recule pas devant le risque et surestime constamment la faiblesse de ceux qu’il considère comme ses adversaires.
L. C. : Y a-t-il un lien entre la guerre en Ukraine et la nature du régime russe ?
F . T : La guerre contre l’Ukraine résulte de l’érosion du « consensus poutinien ». Le régime avait fait accepter l’abandon des libertés en affirmant que c’était là le prix à payer pour parvenir à la prospérité. A partir du moment où l’économie périclite, le régime poutinien met en avant le slogan du « monde russe » et de l’intégration autour de la Russie du grand espace eurasien. Désormais le régime autocratique se justifie en persuadant les Russes que seul un pouvoir autoritaire permettra « le rassemblement des terres russes ». Les hommes du Kremlin identifient la puissance à l’étendue de l’espace contrôlé. Ces tendances archaïques s’accentuent à partir de la crise de 2009, lorsque les dirigeants russes comprennent que la Russie ne parviendra pas à combler son retard économique sur les nations développées.
L. C. : Le regain de puissance russe (interventions en Géorgie en 2008, Ukraine depuis 2014, Syrie depuis 2015) vous parait-il réel et durable ?
F . T : Les succès de Poutine sont en trompe-l’oeil. La sécession des provinces géorgiennes (Abkhazie et Ossétie du Sud) constitue un fardeau supplémentaire pour le budget russe, tout comme la Crimée. La Géorgie continue à se rapprocher de l’OTAN et à se tourner vers l’Europe. Quant à l’Ukraine, elle est maintenant perdue pour la Russie. En Syrie la position « incontournable » de la Russie, comme on aime à le répéter dans nos media, devient éminemment inconfortable dans la mesure où les alliés de Poutine, encouragés dans un premier temps par la Russie à poursuivre leurs « intérêts nationaux », se mettent à réaliser leurs objectifs pour le plus souvent incompatibles et la Russie en vient à mécontenter tous ses partenaires. Elle ressemble à un jongleur dont toutes les balles risquent de tomber en même temps. L’anti-occidentalisme n’est plus un ciment suffisant pour faire tenir la coalition constituée de bric et de broc par Moscou.
L. C. : Les Occidentaux peuvent-ils espérer avoir des relations plus constructives avec ce régime ?
F . T : On peut s’attendre à des gestes de « dégel », comme toujours quand les caisses de l’Etat se vident et quand le robinet des technologies se ferme, surtout si les élites proches du Kremlin se débarrassent de Poutine. Mais tant que l’économie russe fonctionne sur le mode de la prédation décrit plus haut, l’affrontement avec l’Occident est indispensable à la stabilité interne du régime. Si le mirage de la « grande puissance » reconstituée se dissipe, les Russes cesseront de se laisser piller docilement par leurs élites et leur demanderont des comptes.
Copyright Mars 2018-Chamontin-Thom/Diploweb.com
. Françoise Thom, Comprendre le poutinisme , Paris, Desclée De Brouwer, 2018,
4e de couverture
Comment définir le régime de Poutine ? S’agit-il d’un autoritarisme camouflé sous des décors démocratiques ? Avons-nous affaire à une forme d’autocratie, dans la continuité de l’histoire russe, ou à une oligarchie mafieuse ? Quelle est l’influence de l’ex-KGB, sur le mode de pensée des hommes du Kremlin et sur leurs méthodes de gouvernement ? Le régime peut-il survivre à son homme fort ? Pourquoi l’opposition donne-t-elle une impression de faiblesse et de division face à un pouvoir dont les échecs sont aujourd’hui flagrants ?
Pour répondre à ces questions, l’auteur se penche sur la genèse et l’histoire du poutinisme. Elle souligne la place de la « com » dans ce système mêlant archaïsme et modernité. La politique étrangère de la Russie est analysée à travers les évolutions de sa politique intérieure. Ainsi apparaît le paradoxe de ce pays : l’affirmation d’une « civilisation russe » tournant le dos à l’Occident cache la passion nihiliste qui anime le Kremlin et qui exerce une influence délétère, en Russie et à l’étranger.
Voir le livre sur site de l’éditeur
Plus
Vidéo. Isabelle Facon (FRS) Les relations entre la Russie et l’Asie
[1] NDLR : F. Thom fait ici référence à l’expression « village Potemkine » qui désigne un trompe-l’œil à des fins de propagande. Selon une légende historique, de luxueuses façades avaient été érigées à base de carton-pâte, à la demande du ministre russe Grigori Potemkine, afin de masquer la pauvreté des villages lors de la visite de l’impératrice Catherine II en Crimée en 1787.
SAS Expertise géopolitique - Diploweb, au capital de 3000 euros. Mentions légales.
Directeur des publications, P. Verluise - 1 avenue Lamartine, 94300 Vincennes, France - Présenter le site© Diploweb (sauf mentions contraires) | ISSN 2111-4307 | Déclaration CNIL N°854004 | Droits de reproduction et de diffusion réservés
| Dernière mise à jour le mercredi 20 novembre 2024 |