Analyste spécialisé sur l’espace post-soviétique. Associé au sein du cabinet de conseil en management des risques et d’accompagnement d’affaires AESMA. Responsable du programme Sogdiane sur l’Eurasie pour le think-tank CapEurope.
Depuis 2014, le cercle vicieux de la confrontation Russie-OTAN rebat les cartes de l’architecture de sécurité héritée de la chute du bloc soviétique. En privilégiant la force militaire, la Russie met en lumière les craquements de l’ordre international actuel et prouve que nous sommes entrés dans la fin d’une phase de transition que représentait l’équilibre stratégique post-Guerre froide. En filigrane, la réaction à la perception de la menace par l’OTAN vient de fixer les frontières ultimes de l’Alliance, en dessinant un espace de confrontation avec la Russie d’autant plus renforcé par le sentiment d’isolement stratégique de Moscou. Cependant, faut-il aller jusqu’à envisager une confrontation directe et d’ampleur entre l’OTAN et la Russie ? L’auteur brosse une ample mise en perspective et apporte une réponse nuancée.
DE PRIME ABORD, le Sommet de Varsovie, qui a rassemblé les 28 États membres de l’OTAN les 8 et 9 juillet 2016, pourrait être présenté comme un franc succès et un moment décisif pour l’Alliance Atlantique au regard de sa politique vis-à-vis de la Russie. Si le principe « défense, dissuasion, dialogue » a été acté au sujet de Moscou, Varsovie a concrétisé les engagements pris lors du Sommet de 2014 au Pays de Galles en termes de réassurance pour les Alliés et d’augmentation des capacités de dissuasion de l’Alliance sur son flanc Est dans le contexte actuel avec la Russie. Deux ans se seront donc écoulés entre la stupeur initiale provoquée par l’invasion de la Crimée (2014) et la concrétisation des mesures décidées au Pays de Galles.
Toutefois, passés les effets d’annonce, l’OTAN et la Russie semblent aujourd’hui bloqués dans un cercle vicieux auto-renforcé par des perceptions mutuelles biaisées et des compréhensions du monde opposées, corollaire d’une absence de dialogue, qui impliquent un renforcement du potentiel d’erreurs et de mauvais calculs tactiques entre Moscou et l’Alliance pouvant mener à une hostilité militaire. Dans ce contexte, comment caractériser la relation Russie-OTAN depuis 2014 ? Entre dialogue de sourd et visions du monde concurrentielles, force est de constater que Moscou et l’Alliance Atlantique ne disposent aujourd’hui pas du même référentiel de compréhension des relations stratégiques post-Guerre froide.
Ce constat est renforcé par une perception de la menace accrue qui se retranscrit au travers d’avancées mutuelles jugées comme mutuellement délétères. Ainsi, les récents déploiements militaires de l’Alliance Atlantique et la transformation de la stratégie militaire russe vis-à-vis de son « étranger proche » [1] renforcent considérablement les perceptions mutuelles erronées des intentions de chacun et les réponses stratégiques qui y sont apportées.
Présentons deux visions du monde (volontairement) opposées (A) et comment l’absence de communication de fond maximise le potentiel d’erreurs (B).
Depuis plus de deux ans, l’actualité Russie-OTAN est chargée : annonces constantes de l’organisation d’exercices militaires et du renforcement des capacités militaires aux frontières communes, rhétorique belliqueuse et agressive permanente, interceptions en vol et manœuvres périlleuses entre navires américains et avions de chasse russes dans la mer Baltique et la mer Noire, etc. En ce sens, en jeu en miroir, la dénonciation mutuelle et systématique des activités militaires et du moindre mouvement de l’un comme de l’autre ont fait passer la relation Russie-OTAN à une forme de dissuasion belliciste particulièrement problématique.
Si l’origine de la récente montée des tensions est clairement identifiée – à savoir les opérations militaires russes en Ukraine en 2014 – la source du conflit ne date pas d’hier. Depuis la fin de la Guerre froide (1990-1991), la disparition du Pacte de Varsovie et la « reconversion » de l’Alliance Atlantique dans la sécurité collective, l’OTAN et la Russie ont conservé des visions du monde profondément opposées, des narratifs concurrentiels et des perceptions erronés de la réalité de la menace. Ces limites inhérentes à la relation Russie-OTAN ont simplement été mises à jour et exacerbées du fait de la crise en Ukraine, tout en continuant d’alimenter une forme de bellicisme et de démagogie guerrière institutionnalisée, routinisée et systématisée des deux côtés.
La Russie et l’OTAN n’ont en effet pas les mêmes priorités stratégiques, conséquence directe de leurs visions du monde concurrentielles : alors que l’OTAN fonctionne comme une organisation supranationale garantissant les impératifs de la sécurité collective, la Russie place la souveraineté étatique et la primauté de la sécurité nationale comme ferment de sa conception du monde. De la même manière, les notions de souveraineté nationale et d’intangibilité des frontières, fondements du système international tel que compris par l’Occident, ne revêtent aujourd’hui plus la même importance aux yeux d’une Russie tournée vers la protection militarisée de son « étranger proche » et l’instrumentalisation du droit des peuples à l’auto-détermination.
Là où la Russie réalise une politique de « conservation offensive » afin de défendre ce qu’elle considère être ses intérêts légitimes à ses frontières, l’OTAN fonctionne sur un mode de « cohérence défensive », répondant à la perception de la menace par une augmentation des capacités militaires et de la réassurance auprès des Alliés. Ce faisant, la perception d’une telle menace réciproque a fait rentrer la relation Russie-OTAN dans une prophétie auto-réalisatrice accelérée par les événements en Ukraine [2]. En cela, la Russie et l’OTAN sont enfermés dans un dilemme de sécurité « classique » [3], chaque partie essayant d’augmenter sa sécurité au détriment de celle de l’autre, entraînant par là-même une perception défensive des intentions de l’autre.
En conséquence, la situation actuelle de confrontation volontaire et calculée est en train de devenir une fin en soi : jeu à somme nulle pour la Russie contre vision manichéenne pour l’OTAN. Pour l’expert américain Mark Galeotti, la relation Russie-OTAN pourrait se retrouver bloquée dans une sorte de « Clausewitzianisme inversé », c’est-à-dire la « guerre par d’autres moyens » [4].
A croire que cette montée des tensions entre l’OTAN et la Russie est désormais devenue le « nouveau normal » de la relation entre l’Alliance et Moscou et non plus seulement une « mauvaise passe » qui pourra être résorbée par un simple dialogue. Toutefois, l’intérêt mutuel au dialogue demeure profond. Même si l’OTAN et la Russie sont entrés dans un dialogue de sourds et leurs perceptions du monde diamétralement opposées les empêchent de parler le même langage [5]. A cela s’ajoute le fait que, malgré une situation particulièrement tendue, ni l’OTAN ni la Russie n’ont finalement intérêt à créer les fondations d’un partenariat réel ou même d’améliorer leurs relations sur une base plus « saine ». Chacun se contente (voire se complait) de cette situation sans chercher à l’améliorer en profondeur.
Sans parler de « nouvelle Guerre froide » – le terme serait maladroit – une phase de « paix chaude » caractérise désormais la relation entre l’OTAN et le Kremlin. Les dernières manœuvres et annonces sont cependant des messages à but plus politique et stratégique que réellement militaire et tactique. Mais dans le cadre de ce « nouveau normal », le potentiel d’erreurs provoqué par l’absence de compréhension mutuelle et de dialogue de fond augmente dangereusement, laissant craindre une potentielle escalade de la violence.
Depuis l’invasion de la Crimée en mars 2014, l’OTAN et la Russie n’ont jamais réellement cessé de dialoguer et les canaux de communication officiels comme parallèles n’ont jamais été rompus. On peut par exemple citer le « téléphone rouge » mis en place au sujet de la Syrie, la gestion particulièrement diplomatique de l’incident russo-turque en novembre 2015 ou encore les récentes tentatives de création de mesures de réduction des risques dans l’espace aérien de la mer Baltique. En cela, comme présenté par l’universitaire américain Richard Weitz, l’Alliance et Moscou partagent l’objectif négatif « d’éviter que leurs différences ne provoquent un conflit armé direct » [6].
Or malgré le dialogue et la nécessité impérieuse de conserver la paix, l’absence de compréhension mutuelle implique l’augmentation du potentiel d’erreurs tactiques et d’incidents militaires qui pourraient laisser craindre le pire en termes d’escalade de la violence armée. Incapables de comprendre les intentions de l’un comme de l’autre, Moscou et l’Alliance forment leurs doctrines stratégiques non seulement sur la logique du « pire scénario » mais également sur des conceptions mutuelles erronées des intentions de l’autre. Ainsi, ce que l’OTAN nomme de la réassurance défensive est interprété comme de la dissuasion offensive par le Kremlin.
En raison du décalage des perceptions, renforcé par le dilemme de sécurité évoqué, la relation sous-tend l’idée que les actions de l’un pourraient avoir des répercussions néfastes, non-voulues et imprévisibles pour l’autre. En conséquence, les mauvais calculs et les différences de compréhension des intentions de l’autre pourraient provoquer une montée de la tension militaire bien réelle [7]. Les accidents surviennent fréquemment dans l’Histoire et pourraient ce faisant conduire à des intentions hostiles, certes fondées sur des perceptions erronées, mais pouvant faire rentrer la Russie et l’OTAN dans une spirale confrontationnelle auto-renforcée.
Par exemple, si le seuil de déclenchement de l’Article 5 du Traité de Washington sur la défense collective est particulièrement élevé, c’est la compréhension de ce seuil par Moscou (et donc son interprétation subjective) qui pose problème. Quelle serait la réaction des États-Unis et de ses Alliés si un avion de chasse russe provoquait un accident involontaire sur un bâtiment de l’Alliance dans la mer Noire à la suite d’une manœuvre d’interception en vol « ratée » ?
Plus inquiétant encore, la Russie pourrait procéder à des tentatives actives de déstabilisation non-conventionnelle et asymétrique (cyber-attaques, campagnes de guerre informationnelle, opérations de subversion et de propagande, guerre économique, etc.) contre des États membres de l’OTAN passant sous le seuil de détection de l’Article 5 et d’une réponse militaire légitime et appropriée [8].
Au final, tout est question de « lignes rouges » et de la marge de manœuvre mutuelle sur laquelle s’accorder avant qu’un accident ou un mauvais calcul ne soit considéré comme un acte hostile. C’est la raison pour laquelle un dialogue approfondi sur la mise en place de mécanismes de réduction de la menace et d’appréciation de la marge de manœuvre mutuelle devrait être instauré entre l’Alliance et la Russie.
Un premier pas a été franchi le 13 juillet 2016 dans le cadre de la réunion du Conseil OTAN-Russie : les deux acteurs se sont mis d’accord pour travailler conjointement sur l’implémentation d’un plan de réduction des risques dans l’espace aérien de la mer Baltique afin d’éviter que d’éventuelles collisions aériennes involontaires ne mènent à une escalade militaire. Le plan a depuis été officiellement rejeté par l’OTAN le 21 septembre 2016. Face à cette situation, la route est encore longue avant qu’un semblant de normalité ne soit restauré dans la relation Russie-OTAN. D’autant plus que les avancées mutuelles entre Moscou et l’Alliance rajoutent de l’huile sur le feu à une relation déjà complexe.
Considérons les avancées de l’OTAN dans « l’étranger proche » russe (A) et la réponse russe, entre force brute et « guerre hybride » (B).
Du point de vue de l’Alliance Atlantique et des États-Unis, il aura fallu deux ans – depuis le Sommet au Pays de Galles en 2014 – pour que la machinerie techno-administrative de l’OTAN prenne la mesure de sa réaction vis-à-vis de la Russie et passe de la réassurance factuelle à la dissuasion contre ce que l’organisation considère être « l’ennemi du moment ». En termes d’inertie institutionnelle, après une phase initiale de stupeur à l’issue de l’invasion russe en Crimée, deux ans représentent une période finalement courte pour faire bouger une structure comme l’Alliance.
Officiellement, la Russie fait désormais partie de « l’arc d’insécurité et d’instabilité » à la périphérie de l’OTAN [9]. En termes de perceptions otaniennes, la Russie serait capable d’envahir les États membres du flanc Est de l’Alliance (et notamment les États Baltes) « rapidement et efficacement » [10] en raison de sa puissance militaire perçue comme largement supérieure dans la région [11]. Ces estimations, certes fondées sur des analyses sérieuses, renforcent la perception russe que l’OTAN est une entité défensive luttant contre la perception d’une menace russe analysée comme non-justifiée (mais légitime du point de vue russe), alimentant de facto le dilemme de sécurité évoqué.
Afin de palier à cette perception d’une infériorité militaire et tactique sur son flanc Est – et tenter de dissuader la Russie en augmentant le coût politique et stratégique d’une agression militaire – l’OTAN a acté à Varsovie la création d’une force multinationale rotationnelle dans les trois États Baltes et la Pologne, qui sera déployée à partir de janvier 2017. Aussi, l’Alliance a renforcé sa coopération avec l’Union européenne, notamment dans le domaine de la lutte contre les menaces « hybrides » et cyber. A Varsovie, aucunes avancées réelles n’ont toutefois été réalisées en termes de perspective d’adhésion pour l’Ukraine et la Géorgie.
Du point de vue des États-Unis, l’administration Obama joue la carte de la réassurance envers les Alliés plutôt que celle de la dissuasion militaire : lancement de l’European Reassurance Initiative (ERI) en juin 2014 [12] et multiplication par quatre de son budget 2017 [13] ; installation du système de défense anti-missiles d’intercepteurs SM-3 Aegis Ashore en Roumanie en mai 2016 (puis en Pologne en 2018) ; rotation d’une Armored Brigade américaine sur le flanc Est en 2017 [14] ; augmentation du budget d’assistance militaire en Europe de l’Est [15], etc.
En cela, Washington aurait choisi d’adopter une « voie médiane » [16] intenable stratégiquement car fondée sur la volonté d’éviter une « nouvelle Guerre froide » sans toutefois chercher à résoudre l’origine du problème – à savoir l’absence de dialogue de fond avec la Russie et les décalages de perception entre l’Alliance et Moscou. Comme mentionné, ce que Washington considère être de la réassurance est compris par le Kremlin comme des mouvements militaires offensifs aux frontières russes.
Face à la perception du renforcement des capacités de l’Alliance dans « l’étranger proche » russe à l’issue du Sommet de Varsovie, la réaction de Moscou a été volontairement modérée, principalement pour deux raisons. D’un côté, la Russie est activement occupée à semer le trouble en interne et de manière furtive au sein des pays membres de l’OTAN ayant un certain penchant « prorusse » (Hongrie, Bulgarie, Italie, voire Turquie).
De l’autre, le Kremlin s’emploie, par le dialogue et la coopération avec les États-Unis, la France et l’Allemagne, à faire progressivement lever les sanctions internationales pesant contre la Russie. Ce faisant, il ne serait pas totalement exclu que d’ici quelques mois, certaines décisions prises au cours du Sommet de Varsovie soient abandonnées ou « gelées » afin d’accommoder la nécessité impérieuse de relancer le dialogue avec Moscou. Or tout manque d’unité au sein de l’OTAN serait catastrophique pour sa crédibilité [17]. Ces tentatives rentrent pourtant parfaitement dans la continuité de la réponse russe aux dernières évolutions de l’Alliance.
Du point de vue russe, les opérations militaires post-Guerre froide dans le voisinage partagé sont vues comme des actions purement défensives et non pas expansionnistes ou offensives [18] car répondant à la nécessité de protéger la Russie contre un hypothétique encerclement militaire de l’Alliance dans son « étranger proche » depuis 25 ans.
Considérant que ses représentations sécuritaires légitimes ne sont pas prises en compte par l’OTAN depuis 1991, il faut remonter au « choc » du Sommet de l’OTAN de Bucarest de 2008, durant lequel l’Alliance avait promis à la Géorgie et à l’Ukraine l’ouverture de ses portes, pour comprendre le sentiment de frustration ressenti par le Kremlin – frustration très largement sous-estimée par l’Alliance et l’Union européenne. La perception d’un risque d’« otanisation » du voisinage partagé avec l’UE représente pour Moscou un problème aussi épidermique qu’existentiel, probablement autant politique que militaire. Cette vision des choses sous-tend au Kremlin la nécessité de conserver une « zone tampon » entre une UE jugée comme atlantiste et le territoire de la Fédération de Russie [19]. Dans cette guerre des perceptions, ce qui est importe en Russie est la compréhension d’un isolement stratégique et d’un sentiment d’encerclement militaire par l’OTAN, perceptions qui irritent et renforcent la mentalité de siège au Kremlin.
Ces représentations ont progressivement façonné la politique étrangère russe comme puissance néo-révisionniste qui ne subit plus les normes internationales mais est capable de les façonner voire d’endommager la fabrique du système transnational post-Guerre froide. En cela, les représentations sécuritaires de la Russie n’ont pas changé : c’est seulement la capacité du Kremlin de s’affirmer et de répondre à la perception de la menace par la force brute qui s’est transformée.
Sans toutefois vouloir s’attaquer à l’OTAN de manière frontale, le Kremlin cherche également à poser les fondations d’une éventuelle coalition révisionniste refusant l’ordre international actuel jugé comme américano-atlantiste. Des motivations de politique interne, à savoir la volonté de préservation du système russe fondé sur la fuite en avant d’un agenda patriotique comme ciment de l’État russe, sont également à prendre en compte.
A l’inverse des perceptions de l’OTAN, Moscou se considère en infériorité militaire en termes de moyens de défense conventionnelle, nucléaire et hybride face à l’Alliance [20]. Dans cette optique de déstabilisation réciproque contre la « menace » otanienne, Moscou joue sur un panachage de plusieurs options relativement imprévisibles et volontairement ambiguës : militarisation « classique » dans le voisinage partagé, utilisation de tactiques hybrides et non-linéaires, utilisation du seuil nucléaire comme outil tactique, création de bastions de déni d’accès, etc. C’est justement cette imprévisibilité qui offre à la Russie un avantage non-négligeable face une Alliance institutionnellement prévisible et conservatrice.
Le cœur de la stratégie russe vis-à-vis de l’OTAN repose aujourd’hui dans l’utilisation active de méthodes asymétriques infra-militaires surnommées hybrides, non-conventionnelles ou encore non-linéaires. On prête souvent (à tort) l’origine de cette approche opérationnelle de la guerre aux articles programmatiques du Chef d’état-Major des Armées russes Valeri Guerassimov : partant du constat que la conduite de la guerre a profondément changé, il est nécessaire d’utiliser en priorité des moyens non-militaires permettant de créer un « front opérationnel permanent » [21] contre l’État et la société ennemis afin de les affaiblir de l’intérieur et de les soumettre non seulement physiquement mais aussi psychologiquement.
Toutefois, la guerre « hybride » réalisée par la Russie à ses frontières n’est pas un fait nouveau et ne représente en soi pas une nouvelle stratégie militaire. A l’inverse, la guerre non-linéaire reprendrait les concepts de la guerre de 4e génération [22] et y appliquerait l’expérience soviétique au sein d’un « concept poubelle » sur-interprété en Occident comme une nouvelle doctrine militaire russe pour son « étranger proche » [23]. De plus, l’utilisation de tactiques de diversion, maskirovka en russe, remonte à près d’un siècle et n’est en ce sens pas un fait nouveau. Cependant, c’est leur emploi systématique et routinisé qui en fait un outil novateur de la stratégie militaire russe.
Toujours est-il que les objectifs militaires russes rentrant dans cette approche opérationnelle sont réalisés par le biais de moyens informationnels et médiatiques, cyber, psychologiques, idéologiques et d’influence, économiques, etc. En termes infra-militaire, il s’agit d’utiliser des tactiques de déstabilisation, de déni d’accès et d’intimidation. Ainsi, les phases non-cinétiques deviennent plus décisives que la phase finale militaire [24]. Ces méthodes de « guerre sans contact » constituent la source du soft power « musclé » que la Russie a employé en Crimée, dans le Donbass ukrainien et continue d’utiliser contre l’Ukraine et les autres États de l’espace post-soviétique. Pour Moscou, cette approche « infra-Article 5 » permet de mener des opérations de déstabilisation limitant l’intervention potentielle et légitime de l’OTAN – ce qui pose en partie la question de la crédibilité de l’Alliance en termes de capacité de défense de ses États membres en cas d’agression non-conventionnelle.
Avec le déploiement des missiles de défense côtiers Bastion-P et des systèmes de défense anti-aériens S-400 en Crimée en août 2016 (mais prévu de longue date), la Russie renforce sa stratégie de mise en place de « bulles » dotées de capacités de déni d’accès (A2/AD – Anti-Access/Area-Denial) le long du flanc Est et Sud-Est de l’OTAN, créant une « chaîne » de bases militaires et de capacités A2/AD allant de Kaliningrad à la Syrie. Cette politique implique un coût militaire considérable (voire un piège) pour l’OTAN : répondre à Moscou signifierait se voir interdire l’accès aux territoires de certains Alliés en Europe de l’Est alors que ne rien faire diminuerait de fait la sécurité de l’Alliance aux frontières russes.
Enfin, le Kremlin utilise activement le seuil nucléaire et la « sanctuarisation » nucléaire du territoire russe comme « banale » tactique de dissuasion contre la perception de la menace de l’OTAN [25]. En cela, le Kremlin considère ses armes nucléaires non-stratégiques comme un outil permettant de palier au sentiment d’infériorité militaire face à l’Alliance. Le fait même que la question nucléaire se retrouve aujourd’hui dans le débat international est problématique, Moscou n’hésitant plus à valoriser son recours ultime en matière d’intimidation militaire.
Depuis 2014, le cercle vicieux de la confrontation Russie-OTAN rebat les cartes de l’architecture de sécurité héritée de la chute du bloc soviétique. En privilégiant la force militaire, la Russie met en lumière les craquements de l’ordre international actuel et prouve que nous sommes entrés dans la fin d’une phase de transition que représentait l’équilibre stratégique post-Guerre froide. En filigrane, la réaction à la perception de la menace par l’OTAN vient de fixer les frontières ultimes de l’Alliance, en dessinant un espace de confrontation avec la Russie d’autant plus renforcé par le sentiment d’isolement stratégique de Moscou.
Malgré tout, dans les conditions actuelles, aucune confrontation directe et d’ampleur n’est à prévoir entre l’OTAN et la Russie : même si les fondements du dialogue ne sont (volontairement) pas présents, un conflit armé semble totalement exclu. La Russie préfère réaliser des opérations de déstabilisation non-linéaire contre certains États membres de l’Alliance et se contente de « petites guerres victorieuses » [26] dans son « étranger proche », ne serait-ce que pour renforcer sa mentalité de siège et de patriotisme en interne.
De plus, l’Alliance et la Russie n’ont jamais rompu le dialogue et continuent d’échanger, selon les priorités à court terme et les questions urgentes du moment (armement stratégique, Iran, Corée du Nord, Syrie, etc.). Seul le potentiel d’erreurs et de mauvais calculs reste problématique : afin de réaliser une désescalade de la tension militaire sur le flanc Est et Sud-Est de l’Alliance, un véritable dialogue de fond sera nécessaire – voire une redéfinition des termes de la coexistence pacifique [27] ou la prise en compte par l’Occident que la Russie puisse avoir des représentations sécuritaires différentes dans le voisinage partagé avec l’Europe.
La relation Russie-OTAN est donc coincée dans cet entre-deux où aucun des acteurs n’a intérêt ni à une confrontation directe ni à une coopération approfondie. Au final, ce « nouveau normal » de la relation Russie-OTAN devrait durer encore un certain temps, d’autant plus qu’il est indexé aux échéances électorales occidentales, et notamment américaines [28].
Manuscrit clos en septembre 2016
Copyright Octobre 2016-Boulègue/Diploweb
[1] Définit comme un espace géographique frontalier au sein duquel la Russie estime avoir des considérations sécuritaires légitimes et un droit de regard stratégique privilégié.
[2] Eugene Rumer (2016), Russia and the Security of Europe, Carnegie Endowment for International Peace, June 2016
[3] Richard Sokolsky (2016), Not Quiet on NATO’s Eastern Front. How the Alliance Can De-escalate With Russia, Foreign Affairs, Snapshot, June 29, 2016
[4] Mark Galeotti (2016), “No, Russia is not preparing for all-out war”, Open Democracy, 21 June 2016
[5] Daniel Frey (2016), NATO and Russia : a Sisyphean Cycle of Escalation ?, Institute of Modern Russia, 13 July 2016
[6] Richard Weitz (2015), U.S.-Russian Relations Beyond Ukraine : Realities and Recommendations Moving Forward, Center on Global Interests, May 2015
[7] Fredrik Wesslau & Andrew Wilson (2016), RUSSIA 2030 : A Story Of Great Power Dreams And Small Victorious Wars, European Council on Foreign Relations, Policy Brief, May 2016
[8] Voir “Defence Committee - Third Report Towards the Next Defence and Security Review : Part Two-NATO”, House of Commons, 22 July 2014
[9] Voir “NATO - Official text : Warsaw Summit Communiqué - Issued by the Heads of State and Government participating in the meeting of the North Atlantic Council in Warsaw”, 8-9 July 2016, 09-Jul.-2016
[10] Voir David A. Shlapak and Michael W. Johnson (2016), Outnumbered, Outranged, and Outgunned : How Russia Defeats NATO, War on the Rocks, April 21, 2016 et David A. Shlapak and Michael W. Johnson (2016), Reinforcing Deterrence on NATO’s Eastern Flank. Wargaming the Defense of the Baltics, RAND Corporation, February 2016
[11] Igor Sutyagin (2016), Russia Confronts NATO : Confidence-Destruction Measures, Briefing Paper, Royal United Services Institute (RUSI) for Defence and Security Studies, July 2016
[12] White House (2014), FACT SHEET : European Reassurance Initiative and Other U.S. Efforts in Support of NATO Allies and Partners, June 3, 2014
[13] White House (2016), FACT SHEET : The FY2017 European Reassurance Initiative Budget Request, February 2, 2016
[14] White House (2016), Press Conference by President Obama after NATO Summit, July 9, 2016.
[15] White House (2016), FACT SHEET : U.S. and NATO Efforts in Support of NATO Partners, including Georgia, Ukraine, and Moldova, July 9, 2016
[16] Samuel Charap & Jeremy Shapiro (2016), “US–Russian relations : The middle cannot hold”, Bulletin of the Atomic Scientists, April 2016
[17] Isabelle Francois (2016), NATO-Russia Post-Warsaw Summit : Towards A Conversation that Matters ?, European Leadership Network (ELN), 8 August 2016
[18] John Mearsheimer, Why the Ukraine Crisis Is the West’s Fault, Foreign Affairs, September/October 2014
[19] Voir Mathieu Boulègue (2015), La recomposition de l’« étranger proche » à la lumière des événements en Ukraine, Note de la FRS, n° 17/2015, Juillet 2015
[20] Richard Sokolsky (2016), op. cit.
[21] Voir l’article de Valeri Guerrasimov « ЦЕННОСТЬ НАУКИ В ПРЕДВИДЕНИИ » in Voenno-Promyshlennyi Kurier (VPK), n°8 (476), 27.02-05.03.2013
[22] Au sens de William S. Lind dans “The Changing Face of War : Into the Fourth Generation” (1989). Voir également Mary Kaldor (2012), New and Old Wars : Organized Violence in a Global Era, Cambridge : Polity
[23] Bettina Renz and Hanna Smith (2016), Russia and Hybrid Warfare – Going Beyond The Label, Aleksanteri Papers, 1/2016, University of Helsinki
[24] Dmitry Adamsky (2015), Cross-Domain Coercion : The Current Russian Art of Strategy, IFRI, Proliferation Papers, No. 54, November 2015
[25] Matthew Kroenig (2015), Facing Reality : Getting NATO Ready for a New Cold War, Survival, 57:1, 49-70, February 2015
[26] Fredrik Wesslau & Andrew Wilson (2016), op. cit.
[27] Aleksandr Golts (2016), From Assurance to Deterrence : The Russia Question and NATO’s Summit in Warsaw, Eurasia Daily Monitor, Volume : 13 Issue : 124, July 11, 2016
[28] Roger McDermott (2016), Putin Bluffs on Challenging NATO, Eurasia Daily Monitor, Volume : 13 Issue : 116, June 28, 2016
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