L’Union européenne est-elle capable, a-t-elle la volonté et les leviers pour faire face aux dérèglements du monde ? La situation est vraiment préoccupante démontre B. Dupré. Il est urgent de redonner un cap. Et de cesser de blâmer les puissances étrangères pour nos difficultés à faire face aux enjeux de demain. Nous sommes le problème et la solution.
AUCUN Etat européen ne peut à lui seul faire face aux dérèglements du monde. Il n’y a donc pas d’autre choix que celui de l’Union européenne sauf à remettre notre destinée dans les mains d’une ou de plusieurs puissances étrangères. Est-ce cela que nous voulons après presque 70 ans de construction européenne ? Est-ce cela qu’un pays comme la France veut pour lui-même, nous qui chérissons notre autonomie de décision et d’action ? Je ne le crois pas.
Mais la prochaine question est encore plus importante : l’Union européenne est-elle capable, a-t-elle la volonté et les leviers pour faire face à ces dérèglements ? C’est au fond à ces interrogations que la nouvelle Commission européenne va devoir répondre et apporter des solutions concrètes. De la défense jusqu’à la double transition climatique et digitale, de la politique industrielle jusqu’à la mise en place d’un véritable marché des capitaux, qu’est-il encore possible de faire pour avoir voix au chapitre sur la scène internationale ? Mario Draghi, dont le rapport sur la compétitivité a été publié le 9 septembre 2024, engage l’UE à un changement politique existentiel de l’ampleur de la création du Marché Commun en 1957. Les Etats Membres seront-ils prêts à le suivre ?
Mais, tout d’abord, quels sont les principaux dérèglements du monde qui façonnent aujourd’hui notre vie ?
Ils sont au nombre de quatre : le dérèglement climatique, la révolution numérique, les réveils identitaires (individuels et collectifs) et surtout la fracture systémique. Ce dernier point mérite un développement particulier car il est moins connu. La Charte des Nations Unies n’a plus l’ancrage pour laquelle elle a été créée. Les notions de démocratie, de droit international, de gouvernance, de souveraineté territoriale ont perdu leur sens premier. La guerre en Ukraine est là pour nous le rappeler. Le multilatéralisme est perçu comme un héritage occidental et l’opposition avec le « sud global » ne fait que grandir avec des pays émergents (BRICS) dont le nombre croissant (Egypte, EAU, Ethiopie, Afrique du Sud, demain la Turquie) est un symptôme du fossé qui se creuse entre le Nord et le Sud.
Ces dérèglements sont la cause principale d’une insécurité grandissante mais surtout de plus en plus structurelle. Il nous faut apprendre à vivre avec ces risques et menaces car le temps du brouillard de la paix est derrière nous. Il est par conséquent indispensable pour l’Union européenne de se doter d’une colonne vertébrale forte, d’un système immunitaire résistant autour de narratifs qui n’ont pas peur de s’afficher : plus d’indépendance, plus d’autonomie, plus de souveraineté. Mais au-delà des narratifs, il s’agit de mettre en place un mode opératoire avec des priorités et des financements clairement définis tant pour la défense de nos valeurs que pour celle de nos intérêts.
Il est vain de penser qu’il est encore possible pour un Etat européen de résister seul aux coups de boutoir des grandes puissances. Nos dépendances et vulnérabilités sont aujourd’hui multiples et touchent tous les secteurs stratégiques : sécurité, numérique, énergie, nouvelles technologies, matières premières, terres rares.
Nous sommes parvenus pour certains secteurs comme l’énergie à réduire ces dépendances (vis à vis de Moscou par exemple) mais le risque est bien réel de passer d’une dépendance à une autre. Qu’il s’agisse du gaz russe au profit du GNL américain au coût exorbitant ou des énergies carbonées au profit d’énergies plus vertes grandes consommatrices de terres rares chinoises, comment éviter de tomber de Charybde en Scylla ?
C’est bien d’une stratégie d’ensemble dont nous avons besoin. La nouvelle Commission s’y prépare. Mais les Etats Membres y sont-ils prêts et, pour certains, le veulent-ils seulement ? Le projet européen n’est-il pas de toute façon condamné à se vassaliser auprès des Etats-Unis pour sa sécurité ou de la Chine pour les technologies nouvelles ? Quelle place nous reste-t-il comme acteur politique capable de prendre des décisions de façon autonome ?
L’UE n’est toujours pas un acteur géopolitique à part entière.
Il est clair, à la veille d’une nouvelle législature européenne (2024-2029), que l’UE n’est toujours pas un acteur géopolitique à part entière. Pourtant, l’Union a des véritables leviers de puissance dont ne disposent plus les Etats Membres depuis bien longtemps :
1. Levier de solidarité : premier contributeur mondial au développement (70 milliards d’euros en 2021), troisième pour l’humanitaire. Et que dire des 85 milliards d’euros à l’Ukraine (combinant UE et Etats Membres). Nous sommes une puissance de solidarité.
2. Levier de puissance économique, commerciale et normative. Quelques chiffres permettent de mesurer ce levier. 448,75 millions de personnes, un PIB de 15 000 milliard d’euros, plus de 50 accords commerciaux contre 18 pour le Japon et 14 pour les Etats-Unis. L’UE est aussi un cadre normatif. Des normes qui s’imposent au-delà de nos frontières, le droit de la concurrence, ou des normes qui servent de référence au monde entier comme le règlement REACH pour les produits chimiques ou le RGPD pour la protection des données.
Il ne faut donc pas jeter l’enfant avec l’eau du bain. Mais il faut aussi reconnaître une réalité : l’UE demeure un nain politique incapable d’assurer sa propre sécurité. On se souvient de la séquence humiliante entre Sergueï Lavrov et Josep Borrell en 2021 lors de la conférence de presse qui était une embuscade (condamnation des sanctions américaines contre Cuba) ou de l’expulsion de trois diplomates européens en poste en Russie avant même la fin des entretiens. Pourtant l’UE est capable de résister aux diktats. Nous l’avons fait face aux présidents Poutine et Trump. Avec le président Poutine sur la guerre en Ukraine. Avec le président Trump sur l’Iran à propos de l’accord nucléaire, sur la question climatique ou encore sur les accords commerciaux. Mais résister ne suffit plus. Un véritable agenda stratégique doit être mis en place. Ce sera tout l’enjeu de la nouvelle Commission d’Ursula Vander Leyen.
Le problème est que l’ADN de l’UE s’est constitué précisément sur la renonciation à toute ambition politique. Ceci afin d’éviter les tragédies du passé et parmi elles les possibles collusions entre industriels et pouvoir. Henri Kissinger savait pertinemment que tout a été fait pour qu’il n’y ait ni numéro de téléphone ni division armée propre à l’UE. Ce démembrement du pouvoir est une souffrance pour le travail au quotidien mais il a probablement participé dans une certaine mesure au maintien de la paix sur le continent. Jusqu’à il y a peu en tous les cas. Jusqu’à la guerre en Ukraine [1]. C’est donc un changement d’ADN qu’il nous faut. De l’ampleur de ce qui s’est passé pour le Traité de Rome le 25 mars1957.
L’ère du commerce mondial régi par des institutions multilatérales acceptées par tous semble révolue, déclarait Mario Draghi le 9 septembre 2024. Il faut un changement radical. La pierre angulaire de ce changement repose sur l’utilisation de nos leviers commerciaux, financiers et normatifs à des fins non seulement économiques mais aussi politiques. Avec trois priorités :
1. Un agenda mondial, plus autonome et plus souverain ;
2. Un agenda doté d’une politique industrielle qui nous permette de relancer la compétitivité de l’industrie européenne dans les secteurs clés et de contrer les actes de coercition par une politique de sécurité économique audacieuse ;
3. Un agenda qui maintienne notre objectif général de transition écologique et digitale.
Des nombreuses mesures ont déjà été prises depuis plusieurs années. Mais à ce stade, la mise en œuvre de ces mesures en est encore aux balbutiements. Avec un point d’interrogation majeur : leur financement. Cette question de l’investissement, au-delà des effets d’annonce, devra être le cœur de l’action de la nouvelle Commission si on ne veut pas que le travail diplomatique et réglementaire de ces dernières années demeure lettre morte. Nous proposerons quelques pistes en ce sens à la suite des rapports Letta et Draghi.
Voyons en détails cet agenda.
Ce n’est que très récemment que l’Union européenne s’est dotée d’un agenda mondial c’est-à-dire d’un agenda qui inscrit l’Europe comme puissance globale. Il existe depuis 2020 de nombreuses stratégies régionales mais deux principaux axes se détachent : un pivot asiatique et un « new deal » africain.
1. Au centre du pivot asiatique de l’Union européenne se trouve la stratégie Indo-Pacifique de 2021. Appuyée par la France (sa propre stratégie régionale date de 2019), cette stratégie met l’accent sur la construction d’une architecture de sécurité, de chaînes de valeur résilientes et de normes qui encadrent les technologies émergentes. La région Indo-Pacifique doit demeurer un espace libre et ouvert alors que 40% du commerce extérieur de l’UE passe par la mer de Chine méridionale. L’Union européenne entend créer son propre maillage avec de partenariats solides qui rééquilibrent nos dépendances à l’égard de la Chine. Ce pivot est aussi une façon de répondre aux Etats-Unis que l’Europe est prête, comme demandé, à les soutenir mais selon ses propres termes. Toutefois, il n’y a pas encore, loin s’en faut, une approche commune de la région mais plusieurs sensibilités en fonction des liens forts avec les Etats-Unis (Pologne, Pays-Bas par exemple), la recherche de plus d’autonomie stratégique (la France) ou la volonté d’une politique équilibrée avec la Chine (Allemagne, Italie). Les notions même sens de « rival systémique » et de « réduction des risques » (de-risking) varient grandement d’un pays européen à l’autre ;
2. Le second axe de cet agenda mondial est le Global Gateway également adopté en 2021. Ici l’objectif est de faciliter le développement des partenaires de l’Union, à commencer par l’Afrique, pour la mise en place d’infrastructures facilitant les transitions numérique, énergétique et écologique des pays émergents. Le montant total est de 300 milliards, la moitié consacrée à l’Afrique. 90 projets clés ont été lancés (énergie, transport, numérique, santé). Le secteur privé est au cœur de cette initiative pour inciter entreprises européennes et africaines à cofinancer des projets concrets avec le soutien des grands bailleurs européens (BEI, BERD). C’est là tout l’esprit du « Team Europe ». Il reste qu’à ce jour, le Global Gateway demeure largement critiqué comme un exercice de communication ou de « rebranding » de projets européens déjà existants. C’est encore un peu tôt pour critiquer le manque de résultats concrets mais une chose est sûre : le Global Gateway s’appuie principalement sur le Fonds Européen pour le Développement Durable Plus (FEDD+), un instrument financier qui vise à mobiliser les investissements privés et les partenariats public-privé. Il faudra suivre de près l’effectivité du financement de cet instrument dans les années à venir.
L’Union européenne ne sait évoluer que par les crises. Celles de la COVID-19 et de l’Ukraine ont façonné les dernières années de la législature précédente et sont la cause d’un changement d’ADN indispensable à la survie du projet européen. La Commission en est pleinement consciente, certainement plus que le citoyen européen concentré sur des objectifs à plus court terme, et de sa capacité à changer le cours des choses dépendra en grand partie notre avenir commun.
Cette prise de conscience a un nom : Versailles. Le sommet des chefs d’Etats de mars 2022 à Versailles a certainement été un moment de bascule, un « wake-up call » douloureux mais nécessaire. Trois priorités ont été énoncées :
1. Mettre fin à nos dépendances stratégiques, protéger nos sources d’approvisionnement, les diversifier, les rapatrier si nécessaire, préparer des stocks stratégiques. La Commission entreprend un bilan régulier et approfondi des dépendances stratégiques européennes (à travers notamment sa stratégie industrielle révisée en 2021) autour de cinq domaines : les terres rares, les produits chimiques, les panneaux solaires, la cyber-sécurité et les logiciels informatiques. Ce travail est remarquable mais d’une extraordinaire complexité car il s’agit d’évaluer des produits de base, intermédiaires et finis pour des industries pour beaucoup en transition digital et écologique. La simple définition d’un produit dit « fini » est complexe.
2. Deuxième priorité : mettre fin à 20 années de désinvestissement dans le secteur de la défense. La guerre en Ukraine a révélé des faiblesses que nous connaissions mais dont on n’imaginait pas l’ampleur : munitions, défense anti-missiles, chars, avions de combat, renseignement, commandement et contrôle (C2). Tout est à revoir. C’est l’objet de la Boussole Stratégique. Cette boussole est plus qu’un Livre Blanc. C’est une véritable feuille de route pour les dix prochaines années dans quatre domaines : les opérations (agir), la résilience (assurer la sécurité), l’investissement (investir) et la coopération internationale (travailler en partenariat). Si des véritables progrès sont en cours dans la coopération et l’investissement, la question des opérations demeure problématique pour bien des Etats Membres, et pour les Etats-Unis aussi, avec des risques non négligeables de duplication avec l’OTAN. On pensera notamment au concept de capacité de déploiement rapide (CDR) qui peut sous certaines circonstances faire doublon avec les NRF et futur ARF de l’OTAN. Enfin, une urgence absolue est la restructuration d’une industrie de défense fragmentée avec des barrières à l’entrée trop élevées pour des start-ups technologiques, manquant de plus en plus de personnel qualifié (ingénieurs) et de soutien financier. La sonnette d’alarme a été tirée avec des initiatives de la Commission (EDIP, EDIS) sur lesquelles nous reviendrons dans un autre article.
3. Troisième et dernière priorité : mettre en place des plans de relance de grande ampleur. Il faut ici citer deux initiatives majeures de la Commission, l’une qui précède le Sommet de Versailles – NextGeneration EU - et l’autre qui le suit (REPower EU) mais toutes deux s’inscrivant clairement au cœur des débats du Sommet de mars 2022 et qui, à n’en pas douter, seront des priorités pour la nouvelle Commission.
Quelques mots sur chacun de ces plans :
. NextGeneration EU. Les raisons pour lesquelles l’Allemagne a fini par céder sur ce plan de relance (aide et subventions) de 750 milliards d’euros en plein crise de la COVID-19 ne seront pas analysées ici. Mais Berlin a certainement été la clé de déverrouillage de cet instrument unique en son genre (endettement commun remboursé par la Commission et non par les Etats) destiné à réparer les dommages économiques et sociaux de l’Europe de l’après COVID et à stimuler la reprise et la transition climatique (37% du plan) et digitale (20%). Un plan qui a financé 40% du plan de relance de 100 milliards d’euros de la France. Cela, on le sait moins. Quatre ans plus tard, quel bilan ? Quels indicateurs utiliser pour mesurer l’impact socio-économique et environnemental de ces dépenses dont les objectifs sont très variés ? A ce jour, moins de la moitié des 750 milliards a été dépensé. Et de nombreuses interrogations demeurent : 1/ capacité des Etats Membres à absorber les fonds ; 2/ détournement des objectifs initiaux (les fonds n’ont pas tous servi à l’émergence de nouvelles initiatives mais se sont parfois substitués à d’autres fonds nationaux déjà engagés) ; 3/ hausse des coûts de l’énergie et rupture des chaines d’approvisionnement ont ralenti les réalisations attendues ; 4/ duplication réelle avec d’autres fonds européens (RePowerEU, Net-Zero Industry Act, European Sovereignty Fund). Certainement des leçons à tirer pour ceux des Etats Membres qui voudraient renouveler l’expérience d’un fonds d’endettement commun pour relancer la compétitivité globale de l’UE ou l’industrie de défense.
. S’il fallait donner l’exemple d’une initiative européenne qui a suivi le Sommet de Versailles avec de vrais « deliverables » concrets et opérationnels, c’est probablement vers RePowerEU qu’il faudrait se tourner. Adoptée en mai 2022, cette proposition vise à réduire la dépendance de l’Union européenne à l’égard des combustibles fossiles russes et à accélérer la transition vers l’énergie verte. De vrais résultats ont été atteints pour le gaz russe (stratégie de diversification) et pour les objectifs de baisse de consommation d’énergies fossiles à l’horizon 2030. En revanche, du retard a été pris sur l’éolien, le biométhane et l’hydrogène. Mais les principaux enjeux de cette initiative sont ailleurs. Il s’agit tout d’abord de reconnaitre la complexité des mécanismes financiers mis en place notamment du fait des transferts multiples et opaques entre fonds européens et fonds nationaux pour alimenter RePowerEU. Il s’agit surtout du mille-feuille administratif qui existe entre les Etats et leurs propres régions, alors que ces dernières sont la plupart du temps chargées de la mise en œuvre de la transition énergétique sans toujours en avoir les moyens. La pérennité de l’initiative est un solide point d’interrogation.
On entend beaucoup parler de politique industrielle depuis cinq ou six ans surtout par la bouche de l’ex Commissaire Thierry Breton. A la vérité, la politique industrielle est un vieux serpent de mer européen. Programme Davignon, années Maastricht, stratégie de Lisbonne, projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), Horizon 2020, on ne saurait faire la liste complète. Ce qui est sûr c’est que la plupart d’entre eux ont été des échecs. Ce qui est sûr également, c’est que la plupart d’entre eux visait à combler un retard technologique. Comme aujourd’hui.
Avec une dimension nouvelle toutefois. Nous avons effectivement pris du retard dans des domaines clés pour notre double transition mais à cela s’ajoute une dimension plus politique : nous sommes victimes de prédation économique, commerciale et financière par des Etats prêts à tout pour non seulement asseoir leur domination mondiale mais aussi faire disparaitre l’Union européenne en tant qu’entité distincte. L’Europe modèle de vie a cédé le pas à l’Europe terrain de jeux des super puissances.
Cette prise de conscience d’un modèle économique et politique contesté dans ses fondements mêmes est relativement récente. Et il faut saluer l’arsenal de politique industrielle mis en place depuis cinq ans par la présidente de la Commission, Ursula Van der Leyen, pour endiguer ce déclin. Les initiatives sont nombreuses : contrôle des investissements sortants, règlement double usage, instrument de lutte contre la coercition économique, révision du droit de la concurrence, multiplication des aides européennes et nationales, soutien à l’industrie de défense, règlement sur les matières critiques, sans oublier le citoyen lui-même avec la protection des données (RGPD, Digital Market Act, Digital Act). Les affaires Snowden et Cambridge Analytica sont passées par là. Tout cela n’est pas rien et constitue la boite à outil de la stratégie de sécurité économique de juin 2023, pièce maitresse de l’ex Commissaire T. Breton. La question qui se pose maintenant pour la nouvelle Commission est la suivante : au-delà des textes, des déclarations politiques, comment opérationnaliser tout cela ?
Quelques données suffisent à expliquer l’ampleur des enjeux. La Commission évalue les besoins en investissement de l’UE pour la transition écologique (Green Deal + RePowerEU) à 620 milliards d’euros par an et à 125 milliards pour la transition numérique. Les secteurs identifiés comme stratégiques sont la défense, l’énergie, les matières premières critiques, le numérique, les semi-conducteurs, la santé et les produits alimentaires. Les technologies qu’il faut maitriser : l’intelligence artificielle, les technologies quantiques, la biotechnologie, robotique, les technologies net zéro. Beaucoup de ces technologies sont dominées par la Chine dont, pour en donner un exemple, les exportations de véhicules électriques ont augmenté de 70% depuis 2022 et qui produit 85% des panneaux photovoltaïques dans le monde. De leur côté, les Etats-Unis ont imposé des droits de douanes de 100% sur les véhicules électriques chinois et l’IRA prévoit un budget de 1000 milliards de dollars de soutien d’ici 2032 aux investissements pour la production d’énergie propre. Dans les propos introductifs de son rapport sur la compétitivité, daté du 9 septembre 2024, Mario Draghi, ancien directeur de la BCE et ex-président du Conseil italien, confirme ces chiffres. L’UE, dit-il, doit investir 750 à 800 milliards d’euros par an, soit 5% de son PIB, si elle veut éviter le décrochage technologique face à la Chine et aux Etats-Unis.
Décrochage et compétitivité sont donc au cœur des priorités de la nouvelle Commission. Mais comment éviter ce décrochage ?
Le 20 juin 2023, la Commission européenne et le Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ont signé la communication conjointe sur la stratégie européenne de sécurité économique.
Toute l’attention se porte sur la compétitivité de l’Union européenne comme le montre le rapport Draghi. Quatre objectifs particuliers sont privilégiés pour relancer la croissance : l’industrie pour réduire nos dépendances et assurer la double transition, l’innovation sans quoi le décrochage s’accélèrera, le financement public et privé, clé de voute de la relance de notre compétitivité et enfin la sécurité et défense pour plus d’autonomie stratégique sans laquelle notre indépendance, politique et économique, sera perdue.
Ces objectifs particuliers posent cependant de sérieux challenges.
1.Comment opérationnaliser le corpus politique prévu pour diminuer nos dépendances ?
Qu’il s’agisse de semi-conducteurs, de matières premières, de santé, de contrôle des investissements, de coercition ou de résilience du marché unique, les mesures qui ont été prises en quatre ans sont sans équivalent dans l’histoire de l’Union européenne. Pour autant des interrogations de taille demeurent comme le souligne Jean Pisani-Ferry. L’adéquation entre produits cibles et produits critiques est imparfaite, l’analyse coût-avantage de chaque mesure est trop souvent absente et ce corpus politique repose sur une faible gouvernance. Des pistes sont ainsi proposées dans le rapport Draghi pour une identification régulière des dépendances critiques à l’importation (et pour un plus grand suivi de nos exportations), pour une attention plus systématique des entreprises UE envers leur chaine d’approvisionnement et pour la mise en place d’une « ARPA UE » sur base du modèle américain pour renforcer la gouvernance et les modes de financement des technologies critiques. Prenons par exemple les PIIEC, projets importants d’intérêt européen commun qui permettent aux Etats, sur des technologiques critiques, de soutenir leur industrie par des aides nationales. La gouvernance de ces projets pourrait très largement être améliorée. Par exemple, entre 2022 et 2023, l’Allemagne et la France ont représenté les 3/4 des aides allouées par ces projets au sein de l’UE. Il faut élargir le spectre. Une véritable politique industrielle européenne, c’est-à-dire unifiée au niveau de l’UE et non nationale, doit être préféré au soutien de champions nationaux afin de renforcer la cohésion économique et sociale du territoire européen. Il y a probablement toute une réflexion à lancer sur le lien entre compétitivité et politique de cohésion (fonds structurels entre les régions) qui représentent un 1/3 du budget européen.
2. Comment relancer la machine industrielle et financière, notamment la productivité et l’investissement ?
La reprise de la compétitivité en Europe passe par une croissance plus rapide et pour ce faire par plus de productivité. Cette dernière est en baisse depuis 15 ans et notre déficit technologique va s’accroître encore selon Mario Draghi avec l’IA (70% des modèles IA sont développés aux Etats-Unis). Nous investissons moins que les Etats-Unis et la Chine dans les technologies numériques. Sur les 50 premières entreprises technologiques mondiales seulement 4 sont européennes. Les raisons qui expliqueraient pourquoi la productivité n’a pas été dopée par le marché unique restent largement inexpliquées. Bien sûr, tous les pays ne sont pas égaux et la France est en ce domaine plutôt un mauvais élève. Mais le mal est général et tient probablement en partie aux difficultés de l’économie européenne à mobiliser l’épargne pour l’innovation et les technologies de pointe au lieu d’acheter de la dette américaine. C’est aussi jusqu’à une période assez récente un problème de frilosité de la part de banques, comme la Banque européenne d’investissement (BEI), à financer le risque. En vieillissant, l’Union européenne est devenue « risk averse ».
Le rapport Letta souligne également un autre facteur (que la productivité) à la baisse de la compétitivité en Europe : la trop grande fragmentation des marchés dans les secteurs de la finance, de l’énergie, des télécoms et de défense. Barrières à l’entrée trop élevées, concentrations verticales et horizontales insuffisantes et financements limités empêchent les marchés d’évoluer et de faire face à la concurrence mondiale. L’assouplissement des règles relatives aux fusions et acquisitions des entreprises fait partie des mesures proposées par le rapport Draghi.
Toutefois, toujours selon ce rapport, l’union des marchés de capitaux devrait être la principale pierre angulaire de la relance de la compétitivité en Europe. Selon les estimations de l’UE, l’intégration des marchés des capitaux permettrait aux entreprises de l’UE de lever plus facilement des fonds sur les marchés financiers. 470 milliards d’euros par an de financements supplémentaires seraient ainsi mobilisables du fait de cette harmonisation. Il faudra toutefois s’assurer qu’une telle stratégie est accompagnée de mesures garantissant la stabilité des marchés financiers afin de bien flécher les investissements vers l’économie réelle et de palier les risques de dérives spéculatives.
Faut-il comme les Etats-Unis financer notre politique industrielle (compétitivité, industrie de défense) par une dette commune ?
Enfin, il faut rappeler que la relance de la machine industrielle devra s’accompagner dans une certaine mesure d’une relance de la machine financière, ce qui reviendra à accepter (ou non) d’aller encore plus loin dans la transgression actuelle des règles budgétaires européennes. Ici, nous avons une opposition frontale entre certains Etats membres du nord de l’Europe, les États dits frugaux (Autriche, Danemark, Pays-Bas, Suède) soutenus généralement par l’Allemagne et les pays du sud qui se trouvent endettés à plus de 100% (France, Italie, Portugal, Grèce). Pour les départager, il existe déjà une jurisprudence. En effet, par deux fois au cours des 10 dernières années, l’Union a fait preuve d’une audace qui s’est révélée payante. En 2010-2012 tout d’abord, lors de la crise de la dette souveraine, Mario Draghi alors président de la BCE a été transgressif vis-à-vis des règles budgétaires (avec une interprétation large des articles 101 et 102) permettant en clair de faire marcher la planche à billets. Ensuite, en juillet 2020, les Etats membres de l’UE se sont accordés sur un plan de relance unique dans l’histoire de l’Union, d’un montant de 750 milliards. Il s’agit en effet d’une dette commune financée par la Commission. L’Allemagne a été clé dans cet accord historique (le feu vert de Berlin a également été facilité par la guerre commerciale avec les Etats-Unis sur le marché automobile) et ce qui était impensable hier est devenu possible. Est-ce encore possible et souhaitable aujourd’hui ? En d’autres termes, faut-il comme le font les Etats-Unis financer notre politique industrielle (compétitivité, industrie de défense) par une dette commune ?
Nous touchons probablement ici aux limites de l’exercice. Ces limites tiennent en grande partie à la reconnaissance (ou non) par l’Allemagne du décrochage actuel de l’Europe, décrochage qui serait d’une telle ampleur qu’il justifierait, comme pour la COVID-19, des mesures financières exceptionnelles. Les récentes décisions semblent prouver que Berlin n’y est pas encore prêt :
. Le 20 décembre 2023, après des mois de négociation, la France et l’Allemagne ont finalement trouvé un compromis pour une réforme des règles budgétaires européennes qui semble toutefois jouer en faveur de Berlin. L’accord trouvé conserve, en effet, les seuils de 3 et 60% (les déficits doivent rester inférieurs à 3% du PIB et le niveau de la dette publique ne pas dépasser les 60% du PIB) avec la possibilité concédée à la France d’allonger la période d’ajustement à 7 ans (au lieu de 4 ans). Cette concession bénéficiera aux seuls Etats Membres qui mettront en œuvre des réformes et des investissements dans les priorités politiques de l’Union européenne (double transition, défense). Pour la France, c’est un compromis qui suppose tout de même en interne quelques sérieux ajustements budgétaires. Avec un déficit budgétaire qui s’élevait à 5,5% du PIB en 2023, avec 111% de dette publique la même année, et des prévisions par la Commission de 113,8 pour 2025, la marge de manœuvre est faible ;
. Le nouveau gouvernement français (Michel Barnier) devra donc respecter le resserrement de sa politique budgétaire approuvé par les ministres de la zone euro pour 2025 afin de renforcer les finances publiques sérieusement affectées par les récentes crises successives (pandémie, guerre en Ukraine…) ;
. Il est clair que la réforme budgétaire de décembre 2023 conforte la position allemande et revient à un questionnement existentiel pour l’économie française. Comment réindustrialiser la France dans des conditions si encadrées ?
. A y regarder de plus près, les deux pays sont le problème et une bonne partie de la solution : si l’Allemagne et la France ne parviennent pas à s’entendre pour relancer l’économie européenne à partir de leurs forces respectives – rigueur d’un côté (déficit allemand prévu à 1% en 2025) et sens de l’engagement et des initiatives de l’autre (cf. les nombreuses initiatives françaises de politiques industrielles de l’UE), le décrochage de l’UE sera inévitable. Pour réussir, il faut que Berlin et Paris fassent un bout du chemin l’un vers l’autre en renonçant, pour l’Allemagne, à une certaine rigidité budgétaire afin de relancer son économie (et celle de l’Union européenne), et pour la France, à s’engager sur plus de rigueur financière pour rétablir la confiance nationale et européenne dans sa politique. Le rétablissement de cette confiance est clé pour désengager l’épargne des Européens des mains américaines afin de stimuler l’investissement. Entendons-nous bien. Il ne s’agira pas seulement de favoriser des champions franco-allemands mais de mettre en place une véritable politique industrielle non pas simplement nationale mais européenne qui fera fructifier l’Union européenne dans tous ses territoires. La règle du juste retour doit céder le pas à une vision plus stratégique des enjeux de demain. Qu’il s’agisse de l’espace, de l’aéronautique, de la défense de l’énergie ou du marché des capitaux, il faut répartir nos forces sur l’ensemble du territoire européen.
Nous le voyons, il y a loin de la coupe aux lèvres tant les conditions pour éviter le découplage sont nombreuses. C’est la raison pour laquelle, tout en gardant la vision stratégique, il faut simplifier les enjeux en commençant par définir des priorités existentielles, c’est-à-dire des priorités qui sont au départ de toutes les autres : l’énergie et la défense. Deux secteurs qui, s’ils ne sont pas maitrisés, accroitront notre dépendance économique, psychologique et politique. Sécurité d’approvisionnement, maitrise des prix et des coûts de l’énergie, coordination et complémentarité des mixtes énergétiques sont la condition sine qua non de notre compétitivité internationale. Tout aussi importante est notre crédibilité dans le domaine de la défense. La question n’est pas tant de savoir à travers quel pilier l’Europe doit renforcer sa défense - l’UE ou celui de l’OTAN – car l’un n’ira pas sans l’autre. La vraie question est celle de notre résolution à réinvestir un secteur stratégique que nous avons trop longtemps délaissé et dont la faiblesse actuelle contribue aujourd’hui à notre dépendance politique et économique et possiblement demain à notre disparition en tant qu’acteur international.
La Commission européenne et les États Membres sont pleinement conscients de ces enjeux. Le cadre est fixé. Il faut maintenant le passage à l’acte. L’Allemagne et la France ont montré à plusieurs reprises dans leur histoire récente la capacité à dépasser leurs différences. Il faudra cette fois-ci faire plus : redonner un cap et cesser de blâmer les puissances étrangères pour nos difficultés à faire face aux enjeux de demain. Nous sommes le problème et la solution.
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[1] NDLR : La guerre en Ukraine est un processus complexe et de longue durée. Il est cependant possible de proposer de dater le début de la guerre en Ukraine avec l’annexion russe de la Crimée, fin février 2014. Durant les années suivantes la guerre se poursuit principalement dans le Donbass avec des intensités variables. Le 24 février 2022 la Russie prend l’initiative d’une supposée « opération spéciale » contre l’Ukraine qui relance la guerre avec une haute intensité.
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