Géraud Magrin, agrégé et docteur en géographie, est professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’UMR Prodig. Alain Dubresson est professeur émérite à l’Université Paris Nanterre, chercheur rattaché à Mosaïques/LAVUE (UMR 7218). Olivier Ninot, docteur en géographie, est ingénieur de recherche au CNRS et membre de l’UMR Prodig. Propos recueillis par Ivan Sand, doctorant à l’Institut Français de Géopolitique (IFG). Il contribue au Diploweb.com depuis 2013.
Voici un remarquable "Atlas de l’Afrique" publié par les géographes Géraud Magrin, Alain Dubresson et Olivier Ninot avec une cartographie d’Aurélie Boissière, aux éditions Autrement. Ils répondent aux questions d’Ivan Sand pour le Diploweb.com La variété des thèmes, la précision des propos et la pertinence des cartes présentées permettent à l’ouvrage de mettre en perspective de nombreuses problématiques rarement abordées et de dépasser les clichés généralement associés aux études de ce continent. En faisant varier les échelles géographiques de l’analyse, les auteurs nous offrent des clés de compréhension des opportunités et des défis africains, du local au global.
Ivan Sand : Dans votre introduction vous évoquez deux visions caricaturales de l’Afrique : une afro-pessimiste, pour qui celle-ci demeurerait le « continent de la pauvreté », la seconde « afro-optimiste », qui perçoit en elle un « gisement de croissance sans pareil ». La démarche intellectuelle qui vous a conduit à publier cet ouvrage est-elle avant tout la volonté de travailler sur cette aire géographique comme sur n’importe quelle autre partie du monde ?
Géraud Magrin, Alain Dubresson et Olivier Ninot : Cette invitation à parler de l’Afrique comme de n’importe quelle autre partie du monde avait notamment été adressée par l’intellectuel camerounais Achille Mbembé lors d’une conférence donnée à la Sorbonne en 2008 (Penser l’Afrique à partir du continent). Elle signifie qu’il ne faut pas essentialiser l’Afrique en la réduisant à une spécificité ontologique irréductible. Si l’on souhaite comprendre la trajectoire de l’Afrique dans la mondialisation, il convient de prendre en compte la manière dont ses sociétés ont été forgées par l’histoire et par la géographie, et notamment le système de relations lié à la position du continent.
Une telle perspective nous semble d’une grande actualité dans la mesure où l’Afrique, pour de multiples raisons, concentre plus que tout autre espace géographique de cette taille des représentations caricaturales, qui se traduisent dans les lectures afro-optimistes et afro-pessimistes. Chacune de ces manières de dire et de penser ce continent reflète des positions variées, plus ou moins bien intentionnées. Ainsi l’afro-optimisme récent, quand il s’exprime dans une certaine presse économique, participe-t-il d’une méthode Coué qui se veut auto-réalisatrice : si l’Afrique est le continent de demain, il est urgent d’y investir. Inversement, l’approche afro-pessimiste, parfois inscrite dans une lecture tiers-mondiste qui interprète tous les malheurs du continent par l’histoire longue de ses relations dominées avec l’extérieur, tend à occulter à la fois l’autonomie des acteurs africains et leur part de responsabilité. Ces deux approches ont en commun d’empêcher de comprendre la complexité du réel.
I. S. : N’est-il pas contradictoire de montrer la très grande diversité des dynamiques de l’Afrique et de publier un Atlas qui traite de ce continent dans son ensemble ?
G. M., A.D. et O. N. : Cette question de la relation entre une unité géographique définie à l’échelle continentale et la grande diversité des réalités qui la composent n’est bien évidemment pas propre à l’Afrique. Cependant, elle y revêt un intérêt particulier. D’une part, à nouveau, parce que l’Afrique concentre plus que d’autres continents des représentations caricaturales qui en gomment les spécificités internes : combien de fois entend-on dire « l’Afrique, c’est un pays qui… » ? Une telle représentation se retrouve par exemple dans des expressions comme « sauce africaine », « danse africaine »… viendrait-il à l’esprit de parler de « danse européenne » ? La simplification est parfois le masque de l’ignorance. L’intérêt d’une approche continentale est de penser en même temps l’existence de l’Afrique comme réalité régionale et la diversité de ses situations internes. La fragmentation politique du continent en 54 Etats (pour un gabarit démographique actuel comparable à celui de l’Inde ou de la Chine) est notamment un facteur essentiel à prendre en compte pour saisir des trajectoires du développement qui tendent à se diversifier de manière croissante.
D’autre part, le fait d’aborder l’Afrique dans son ensemble, et non uniquement l’Afrique sub-saharienne, relève certes d’un choix éditorial, mais il reflète aussi une manière de plus en plus répandue de penser les dynamiques africaines dans la mondialisation. La division entre « l’Afrique noire » et « l’Afrique blanche » consacre une séparation entamée quand l’essor du commerce de traite réorienta, aux XVIIIe-XIXe siècles, les flux commerciaux de l’Afrique sahélienne de la Méditerranée vers le monde Atlantique, érigeant le Sahara en no man’s land à surveiller par les Européens. Cette division fut entérinée par le découpage administratif mais aussi intellectuel de la période coloniale, qui donna naissance, y compris en France, à des traditions scientifiques séparées, qui se perpétuent d’une certaine manière jusqu’à présent. Or certaines dynamiques contemporaines, qu’elles soient circulatoires (commerce licite ou non, flux de migrants) ou géopolitiques (de la diffusion de l’instabilité depuis l’Algérie puis la Lybie vers le Sud à l’identification par le Maroc de l’Afrique sub-saharienne comme arrière-pays naturel dans le cadre de sa stratégie d’émergence) témoignent de l’intensité des relations de part et d’autre du Sahara et justifient de penser l’Afrique de la Méditerranée au Sahel (comme le propose la nouvelle question du Capes et de l’Agrégation), voire au-delà.
I. S. : Votre ouvrage accorde une importance particulière aux questions démographiques ainsi qu’à l’environnement tandis que l’étude des conflits armés est relativement moins présente que dans la plupart des publications consacrées à l’Afrique. Estimez-vous primordial d’accorder une part plus grande aux questions sociales et environnementales, et éventuellement à leur rôle dans le déclenchement de certains conflits ?
G. M., A.D. et O. N. : On pourrait en effet considérer plusieurs raisons pour ne pas avoir centré cet ouvrage sur les conflits : le fait qu’ils soient bien connus et traités dans d’autres livres, que leur nombre soit relativement réduit au moment de la parution de l’atlas – du moins sous la forme classique de conflits entre groupes armés bien identifiés. Plus fondamentalement, en lien avec ce que nous évoquions sur le nécessaire dépassement des clichés, l’enjeu de cet atlas est de proposer une mise en perspective illustrée sur les dynamiques de fond qui traversent les sociétés et les territoires dans l’Afrique contemporaine, d’où l’importance effectivement accordée à la démographie, ainsi qu’aux changements économiques, sociaux et aux enjeux environnementaux. Les conflits sont tout de même abordés à travers un certain nombre de double pages – sur le Sahara ou la République centrafricaine (RCA) par exemple -, et analysés comme étant à la fois l’expression de tensions socio-économiques ou environnementales, et le résultat de situations d’anomie politique parfois enracinées dans les difficultés déjà anciennes de construction des Etats (Somalie, République démocratique du Congo (RDC), RCA…). Autrement dit, si certains conflits relèvent de crises conjoncturelles, d’autres expriment des tensions plus structurelles dans les relations entre Etats, sociétés et territoires.
I. S. : Votre atlas s’appuie sur un très grand nombre de données fournies par des acteurs très divers (gouvernements, ONG, etc.). Le recueil de ces informations a-t-il été une de vos principales difficultés ? Avez-vous dû abandonner certains critères d’analyse par manque de données ?
G. M., A.D. et O. N. : : Depuis des années, la Banque Mondiale, les différentes agences des Nations Unies (FAO, OMS, PNUD notamment), les institutions Africaines comme la BAD (Banque africaine de développement) et d’autres organisations sous-régionales (CEDEAO [1], Nile Basin Initiative, par exemple), mais aussi de grandes ONG ou des cabinets internationaux de consulting produisent régulièrement des données nombreuses, facilement accessibles car très largement distribuées sur Internet et globalement fiables, à quelques exceptions près. Le recueil d’informations ne fut donc pas particulièrement difficile et il nous a toujours été possible, en mobilisant plusieurs sources, de contourner les difficultés éventuelles posées par la rareté ou la modeste fiabilité de quelques indicateurs. Par exemple, pour la carte montrant l’importance des matières premières brutes dans les exportations, nous avons complété la principale source utilisée par d’autres données qui nous ont semblé plus justes.
En réalité, l’absence de statistiques ou leur fiabilité posent réellement problème dans trois types de cas. Celui des pays « neufs » (Soudan du Sud), faillis (RCA) ou en conflit, dans lesquels les conditions ne permettent pas aux appareils statistiques nationaux ni aux grandes agences internationales de produire des données robustes. La comparaison, dans le temps long, d’indicateurs statistiques pose d’autres problèmes : des modes de calculs variables, une fiabilité inégale, des séries temporelles incomplètes. C’est surtout à l’échelle infra étatique que la disponibilité et la qualité des données sont problématiques. C’est là que se joue la « tragédie statistique africaine » (S. Devarajan, Banque Mondiale), mais que se produit aussi une « révolution des données en Afrique » selon Ben Kiregyera qui souligne dans un ouvrage récent (2015) les immenses progrès, certes inégaux, des systèmes statistiques nationaux. Plusieurs rapports récents, dont celui de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies (2016) et celui de la fondation Mo Ibrahim (2015), expliquent à la fois les enjeux et les modalités de cette « révolution » qui tient, pour l’essentiel, à l’augmentation du volume de données produites, à l’élargissement des thèmes traités, à la disponibilité accrue des données et à l’émergence de nouveaux acteurs utilisant des moyens originaux (Technologies de l’information et de la communication (TIC) notamment) pour produire et diffuser de l’information.
I. S. : La variation des échelles géographiques d’analyse vous permet d’aborder certaines problématiques d’un point de vue local. Comment avez-vous procédé pour la sélection de ces dynamiques régionales ? Ces choix correspondent-ils à des études de terrain que vous aviez menées précédemment ?
G. M., A.D. et O. N. : Cet ouvrage étant conçu comme un atlas de l’Afrique et pas un atlas des pays africains, les changements d’échelle correspondent en effet à des focus thématiques plutôt qu’à des zooms à l’échelle nationale. Le choix des études de cas a plus souvent été guidé par leur valeur heuristique et leur côté emblématique que par nos propres affinités avec des terrains ou des questions spécifiques. Par exemple, le choix de consacrer un chapitre au lac Tchad et un autre à l’Afrique du Sud s’explique principalement par le caractère iconique du premier, l’importance économique du second, et secondairement par notre familiarité avec l’un et l’autre. En revanche, l’exemple de l’aire marine protégée de Kayar et celui de la couverture du Sénégal par l’opérateur téléphonique Orange tient, pour beaucoup, à notre connaissance du pays et à l’existence d’informations disponibles sur ces deux cas. A l’inverse, le choix du bassin du Nil (dont aucun de nous n’est spécialiste) s’est imposé par l’ampleur des enjeux environnementaux et géopolitiques qui s’y rattachent. Enfin, nous avons veillé à un certain équilibre géographique dans la sélection de nos études de cas.
I. S. : Le chapitre que vous consacré aux questions démographiques, et qui s’intitule « 2 milliards d’Africains en 2050 », présente plusieurs pistes de réflexion à propos des évolutions de l’habitat urbain. Comment se mesure l’« énergie informelle » que vous évoquez pour Kinshasa et celle-ci vous paraît-elle consécutive de la croissance non maîtrisée de la ville ? Ces phénomènes se retrouvent-ils dans d’autres villes africaines ?
G. M., A.D. et O. N. : Le terme « d’énergie informelle » est dérivé de celui « d’énergie sociale » mobilisé par le sociologue Marc Le Pape dans le titre de l’un de ses ouvrages sur Abidjan paru en 1997. Ce terme synthétise fort bien les dynamiques non conventionnelles d’accès au sol, de construction du bâti et d’organisation de services caractérisant toutes les villes africaines. Comment mesurer cette énergie ? Dans le cas de Kinshasa, et en s’en tenant à l’habitat, nous disposons de nombreux travaux de géographes, par exemple René de Maximy, Marc Pain, Jean-Luc Piermay, Lelo Nzuzi, d’urbanistes comme Jean Flouriot, Patrick Canel, Philippe Delis et Christian Girard, qui ont mis l’accent sur l’ampleur des surfaces urbanisées hors de tout contrôle administratif et ont cartographié l’évolution dans le temps : la mesure spatiale de l’étalement (surface, nombre de parcelles et de constructions), d’abord à l’aide de photos aériennes, puis avec des images satellitaires, n’est pas un problème. La mesure sociale et économique résulte d’enquêtes fines de terrain auprès des multiples acteurs de l’étalement, des chefs de terre aux artisans du BTP. Ces enquêtes qualitatives sur échantillon, en particulier les monographies de chantiers de construction, ont permis de restituer des itinéraires de mobilité, les profils sociaux des vendeurs et des acquéreurs de parcelles et d’identifier diverses stratégies (patrimoniale, locative, combinaison des deux) qui expliquent en partie la nature du bâti dans les parcelles. D’autres travaux portent sur les dynamiques entrepreneuriales qui accompagnent l’étalement informel. Dans le schéma d’orientation stratégique d’août 2014, des éléments permettent d’actualiser ces données antérieures.
Comme ailleurs en Afrique, cette énergie informelle urbaine n’est pas « consécutive » à la croissance non maîtrisée, elle est consubstantielle à cette croissance, à l’invention de la ville comme l’a écrit Jean-Luc Piermay. Elle façonne en partie la ville et il n’est plus possible de l’ignorer ou de la nier, encore moins de l’éradiquer. Ce qui a été rapidement décrit pour Kinshasa est aussi observable ailleurs, mais avec des faciès divers selon les jeux d’acteurs et le degré d’intervention des pouvoirs publics. Comme nous le soulignons dans l’Atlas, le grand enjeu actuel est l’inclusion souple de cette énergie dans les politiques publiques, une hybridation difficile mais indispensable.
I. S. : La question du partage des ressources hydriques est généralement présentée comme un sujet de tensions entre États. Alors que l’Afrique dispose de 9% des ressources mondiales en eau douce renouvelable pour 15% de la population, dans quelle mesure la gestion de l’eau peut-elle être au contraire un facteur d’intégration régionale ?
G. M., A.D. et O. N. : Dans l’Atlas, nous soulignons d’abord qu’il faut aller au-delà du simple déséquilibre entre 9% des ressources mondiales en eau douce renouvelable et 15% de la population de la planète. D’abord, la ressource en eau est très inégalement répartie sur le continent, avec une forte concentration des pluies annuelles en Afrique centrale et dans les pays du Golfe de Guinée. 6 États bénéficient de 54% du volume disponible alors que les 20 pays les plus pauvres n’en cumulent que 7%. Ensuite, selon les projections, en 2025 12 pays pourraient être en état de "stress hydrique" (de 1000 à 1700 m3/hab./an) et l’Afrique du Sud ainsi que tous les pays d’Afrique du Nord et de la Corne pourraient être en état de "pénurie" (moins de 1000 m3/hab./an). Enfin, la croissance rapide des besoins alimentaires, liée à l’essor démographique, va accentuer la demande en eau, l’agriculture consommant 82% de la ressource. On comprend que de telles perspectives suscitent de nombreuses tensions entre certains États. C’est pourquoi une Vision de l’eau 2025 a été rendue publique en 2000. Élaborée par les États africains, qui ont créé un Conseil des ministres en charge de l’eau en 2002, cette ’vision’ cherche à mettre en place une coopération régionale supra étatique dans les quelques 80 bassins fluviaux et lacustres transfrontaliers du continent. En l’absence d’une telle coopération, les risques de conflits entre pays riverains se sont accrus dans les dernières années et pourraient s’intensifier. La construction de cette coopération est cependant très compliquée. D’une part, 30 États seulement sur 54 ont une législation sur l’eau, d’autre part la mise en place d’institutions régionale est laborieuse. Nous présentons deux exemples emblématiques (lac Tchad, Nil) montrant l’extrême difficulté à surmonter les tensions, à définir et à appliquer des règles communes. Pourtant, l’exemple du Protocole de la SADC (Southern African Development Community) sur les systèmes de cours d’eau partagés en Afrique australe montre que des solutions innovantes existent. Cependant, passer d’une gestion sectorielle, celle de l’eau, à une intégration régionale relève de politiques plus générales dont l’échelle de mise en œuvre est celle des organisations régionales existantes. Or, leurs délimitations et celles des bassins transfrontaliers sont souvent discordantes, ce qui accroît les difficultés.
I. S. : Vous parlez de l’ « équation agricole » comme un des principaux défis du continent. Pouvez-vous expliciter cette formulation ? Peut-on considérer l’agriculture et les activités extractives comme des secteurs complémentaires au sein des économies africaines ?
G. M., A. D. et O. N. : L’image de l’équation agricole s’est imposée, parce que ce secteur, plus que tout autre, doit répondre à une multiplicité d’objectifs parfois difficilement conciliables : augmenter la production pour nourrir la population croissante, employer le plus grand nombre de jeunes, préserver l’environnement et le multi-usage entre activités, continuer de fournir des rentes aux Etats… tout en faisant face à de nombreuses contraintes (moyens limités des Etats, pression sur les terres et les eaux, concurrence entre usages et usagers, etc.). Il s’agit aussi d’une équation d’autant plus complexe qu’elle a de multiples inconnues, comme l’évolution des prix mondiaux des matières primaires, celle du climat dans certaines régions, les choix de politique publique qui seront réalisés en matière de sécurisation du foncier (plus ou moins favorables à l’agro-business ou à l’agriculture familiale), etc.
Jusqu’à présent, l’agriculture et les activités extractives sont apparues plus concurrentes que complémentaires : au niveau macro, on observe que l’essor d’un secteur extractif, notamment pétrolier, s’accompagne souvent d’un déclin de l’agriculture, le premier captant l’intérêt des pouvoirs publics, de la main-d’œuvre qualifiée, des investisseurs au détriment du second. L’expression de « syndrome hollandais » en rend compte. Au niveau des territoires, les activités extractives, qu’elles soient industrielles ou artisanales, contribuent aux pressions qui pèsent sur l’agriculture : elles consomment des terres et de l’eau, ont des impacts sur l’environnement, détournent une partie de la main-d’œuvre agricole, intensifient des migrations qui perturbent les équilibres socio-politiques locaux. Cependant, ces impacts négatifs ne sont pas une fatalité. Moyennant des régulations adéquates, les activités extractives pourraient contribuer à la nécessaire diversification des économies rurales en stimulant l’urbanisation par le bas, et les rentes qu’elles fournissent aux Etats pourraient financer des investissements publics utiles à la modernisation de l’agriculture.
I. S. : Selon vous, la croissance économique a fait reculer l’extrême pauvreté mais elle n’a pas réduit le nombre de pauvres. La question des inégalités reste-t-elle un des principaux sujets de préoccupation dans de nombreux pays africains ? Dans quelle mesure peut-on parler de l’émergence d’une classe moyenne au sein du continent ?
G. M., A. D. et O. N. : Nos données sont celles publiées par les Nations Unies et par des institutions africaines comme la BAD et l’Union africaine (UA). Nous savons à quel point la notion de pauvreté est complexe, non réductible au seul revenu par tête ou aux divers seuils et lignes de pauvreté, qu’elle est multidimensionnelle et doit inclure des éléments qualitatifs. C’est pourquoi l’Atlas rend compte des deux approches. Concernant le revenu exprimé en dollars par habitant, nous mettons l’accent sur la différence entre l’évolution en valeur relative et celle en valeur absolue. La pauvreté peut diminuer en pourcentage mais s’accroître en nombre absolu et la carte mondiale de la pauvreté multidimensionnelle montre bien que l’Afrique demeure le continent de la pauvreté. Dans ce contexte, oui, la question des inégalités reste un sujet majeur, souligné à la fois dans le bilan des Objectifs du millénaire pour le développement, dans tous les rapports du FMI, de la Banque mondiale et dans les perspectives de l’Agenda 2063 tracées par l’Union Africaine. L’idée selon laquelle réduire les inégalités est un indispensable facteur de croissance fait aujourd’hui consensus.
Concernant l’émergence d’une classe moyenne, mieux vaudrait utiliser le pluriel ou le terme de couches. Il s’agit d’un objet de débats et de controverses dont on trouvera les éléments dans un ouvrage dirigé par Dominique Darbon et Comi Toulabor, que nous citons en bibliographie. L’existence des couches moyennes africaines n’est pas une nouveauté, mais leur montée en puissance démographique, économique et politique pourrait l’être. Il demeure cependant difficile de mesurer leur poids réel. Deux méthodes sont utilisées, l’une fondée sur les revenus monétaires et les capacités de dépenses stratifiées par tranches, l’autre sur la structure des dépenses de consommation des ménages ; nous les présentons dans l’Atlas. Selon la première, utilisée par la BAD, les ménages de ’classes moyennes’ représentaient environ le tiers de la population totale en 2010 contre un quart en 1980, mais 60% d’entre eux étaient qualifiés de ’classe flottante’, à peine sortie de la pauvreté et encore fragile. Selon la seconde, les ’classes moyennes’ représentaient seulement 13% de la population des 5 pays étudiés. Il reste que les effectifs augmentent, la consommation soutient la croissance, l’épargne n’est pas divertie hors du continent et qu’il y a là un intéressant facteur de changement.
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I. S. : Il est fréquent d’entendre parler d’investissements massifs de la Chine en Afrique. Pourtant, ceux-ci ne représentent que 4% de l’ensemble des investissements de Beijing dans le monde. Comment appréhender le rôle de la Chine dans le continent ?
G. M., A. D. et O. N. : L’Afrique n’a en effet pas représenté au cours de la période récente une part très importante des investissements de la Chine dans le monde. Cependant, à l’échelle d’une « petite » économie comme celle de l’Afrique (le PIB de l’Afrique sub-saharienne est comparable à celui de la Corée du Sud ou de l’Espagne), l’émergence chinoise a compté. Elle a marqué par son caractère ubiquiste (tous les pays et presque tous les secteurs sont concernés) et a constitué une des composantes du contexte favorable qui prévaut depuis le début des années 2000 : la hausse du commerce avec la Chine et celle des investissements chinois ont contribué au dynamisme économique d’ensemble en Afrique.
L’arrivée de la Chine a représenté une ouverture des partenariats : pour de nombreux pays, elle représente la fin du tête à tête avec les anciens colonisateurs et la possibilité de relations plus équilibrées avec les puissances occidentales et les bailleurs de fonds qui les représentent (Banque mondiale, FMI). En rendant possible le financement de projets que les bailleurs de fonds occidentaux traditionnels n’avaient pas souhaité soutenir pour différentes raisons (priorité, rentabilité, impacts environnementaux), les investissements chinois ont contribué à restaurer les Etats africains comme concepteurs et maîtres d’œuvre de l’aménagement de leur territoire. La diversité des acteurs chinois – grandes entreprises publiques, entreprises provinciales, sociétés privées de toutes tailles, acteurs informels – a stimulé certains secteurs classiques pour l’investissement extérieur, comme l’exploitation de matières premières pour l’exportation (pétrole, mines, bois). Celle-ci a justifié le financement et la construction d’infrastructures (routes, chemins de fer, ports, énergie, bâtiments publics) dont le continent a grand besoin.
Cette montée en puissance des présences chinoises en Afrique a cependant suscité des critiques et des oppositions : contrats léonins pour l’exploitation des matières premières, absence de transparence et corruption, emploi de travailleurs chinois au détriment des autochtones, concurrence déloyale du commerce chinois vis-à-vis des produits et producteurs africains, impacts environnementaux des projets. Une chose est certaine, les présences chinoises en Afrique reflètent à la fois le nouveau statut de puissance de la Chine dans la mondialisation et le nouveau visage de l’Afrique mondialisée.
I. S. : La France s’est engagée dans plusieurs interventions armées en Afrique depuis le début des années 2010, notamment dans la région du Sahara, que vous qualifiez de « désert mondialisé ». Pouvez-vous détailler les dynamiques à l’origine de cette expression ?
G. M., A.D. et O. N. : L’expression "désert mondialisé" est le titre du numéro 8106 de la Documentation Photographique, rédigé par Bruno Lecoquierre, publié en 2015 et on la retrouve dans de nombreux manuels du secondaire. Elle résume parfaitement l’insertion multiforme dans la mondialisation de cette charnière entre Afrique du Nord et Afrique subsaharienne qui est de plus en plus parcourue, urbanisée et convoitée par de multiples acteurs dont les stratégies sont déployées à l’échelle internationale. De grandes firmes transnationales, présentes depuis la deuxième moitié du XXe siècle et nouvelles arrivantes, sont à l’assaut des ressources naturelles du plus grand désert chaud du monde. On peut multiplier les exemples dans les domaines des hydrocarbures (Total, ExxonMobil, Eni, Repsol, China National Petroleum, etc.), des minerais de base (Areva versus la firme chinoise Somina pour l’uranium au Niger, enjeux du phosphate au Sahara occidental), ou encore des nappes acquifères fossiles souterraines des formations gréseuses, dont l’intérêt stratégique à moyen terme n’échappe pas aux transnationales de l’eau. À ces opérateurs économiques officiels s’ajoutent ceux qui contrôlent les flux illégaux anciens de contrebande (transit de cigarettes, d’automobiles) et surtout de narcotrafics plus récents et traversant le désert, l’Afrique étant devenue un hub dans les marchés criminels globaux. Des entrepreneurs politiques, adossés à ces trafics dont ils captent les rentes, montent en puissance et défient les États par la violence ou s’allient aux gouvernants selon des configurations à géométrie variable. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la multiplication des groupes armés utilisant le désert, dont le quart seulement de la surface est sableux et où se trouvent des massifs montagneux, comme refuge et base d’attaque. Ce qui est nouveau, c’est le changement d’échelle des conflits, auparavant confinés à l’intérieur des États. Les conflits actuels transgressent les frontières et la radicalisation islamiste de la plupart des groupes mafieux, comme ceux de la nébuleuse AQMI, a mondialisé les enjeux sécuritaires avec l’implication des puissances occidentales et de l’ONU. Le Sahara est devenu un espace d’affrontements internationalisés dont nous donnons deux exemples, la Libye et le Mali.
I. S. : Vous soulignez que le nombre total des migrants à l’intérieur du continent africain atteindrait 40 millions d’individus tandis qu’il serait de 16 millions à l’extérieur. Quels sont les principaux ressorts des migrations internes et externes ? Comment voyez-vous ce phénomène évoluer dans les années à venir ?
G. M., A. D. et O. N. : Soulignons d’abord trois éléments. La mesure des migrations en flux et en stocks demeure difficile, en particulier pour les mobilités intra continentales, en raison de l’état déficient des statistiques. Ensuite, et surtout, il faut rappeler que les migrations actuelles sont inscrites dans le temps long du peuplement de l’Afrique et du rapport du continent au monde. Enfin, tous les types de migration s’enchevêtrent et les réseaux migratoires sont multiscalaires.
Concernant les principaux ressorts migratoires actuels, une distinction peut être opérée entre les migrations dites économiques et les migrations de populations déplacées et réfugiées. Les premières, souvent accélérées par les sécheresses par exemple, renvoient à la quête de revenus monétaires nécessaires à la reproduction sociale en accédant à un marché du travail ou à un lieu propice à la création d’une activité marchande, car les migrants sont aussi créateurs d’emplois, et les villes du continent ou étrangères sont des destinations privilégiées. Ces migrations peuvent correspondre également à l’ouverture et au peuplement de fronts pionniers agricoles. Les secondes sont consécutives aux crises politiques, aux guerres civiles et aux conflits armés. Dans son dernier rapport, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) relève que l’Afrique concentre 20,2 millions de réfugiés et déplacés de tous types sur près de 64 dans le monde.
L’évolution dans les années à venir dépend de plusieurs facteurs. L’accès à l’Europe, devenue une forteresse, est de plus en plus difficile. Le statut des migrants subsahariens en Afrique du Nord leur est défavorable. Des États africains qui étaient ouverts et polarisaient des flux internationaux, Côte d’Ivoire ou Afrique du Sud après 1994, se ferment et la réactivation politique de l’opposition entre autochtones et allochtones à l’intérieur de nombreux États modifie les conditions de la mobilité. A quoi s’ajoutent les inconnues concernant l’évolution des conflits armés en cours et les conséquences, à toutes les échelles, du changement climatique. La seule certitude est que les flux migratoires ne cesseront pas et qu’ils seront sans doute accentués.
Copyright Juin 2017-Sand-Maugrin-Dubresson-Ninot/Diploweb.com
. Géraud Magrin, Alain Dubresson et Olivier Ninot, avec une cartographie d’Aurélie Boissière, Atlas de l’Afrique. Un continent émergent ?, Paris, éditions Autrement, 2017.
4e de couverture
« Sur le continent des crises, des signes d’émergence semblent annoncer un tournant pour l’Afrique. »
Loin des idées reçues, cet atlas inédit dresse le portrait de l’Afrique au début du XXIe siècle. Les profondes mutations du continent sont abordées à travers :
. La croissance démographique rapide mais contrastée ;
. Les fragilités environnementales, les politiques de protection des espaces menacés ;
. Le développement économique incertain, entre permanence des économies primaires, esquisse de renouveau industriel et essor des services ;
. Les tensions et recompositions entre les États et leurs sociétés ;
. L’Afrique dans la mondialisation.
Les 120 cartes et infographies de cet ouvrage permettent de mieux comprendre les dynamiques de ce territoire méconnu et d’appréhender les enjeux auxquels il est confronté, à l’heure de la mondialisation.
[1] Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest.
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