Jean-Louis Martin est un économiste confirmé, avec une vision globale de l’économie mondiale et une connaissance approfondie du "monde émergent", en particulier de l’Amérique latine. Il y a vécu plusieurs années, en Colombie et au Mexique. Après ses études à l’Ecole Nationale de la Statistique et d’Administration Economique (ENSAE), il a travaillé plusieurs années comme consultant en macroéconomie, en finances publiques et statistiques économiques. Il a ensuite rejoint le secteur bancaire, avec des responsabilités dans les équipes de recherche, mais aussi dans des fonctions commerciales dans la banque internationale.
En dépit de l’ampleur du problème social en Amérique latine, les gouvernements de gauche ne l’ont pris en compte que bien timidement dans leurs politiques économiques. Il y a à cela des raisons extérieures, notamment la dépendance persistante à la perception par les marchés financiers. Mais il y a aussi des blocages internes, à commencer par l’hostilité des plus riches face à l’impôt et la peur des classes moyennes du « déclassement ». In fine, le bilan est plus modeste qu’attendu. Jean-Louis Martin fait ici la preuve d’une impressionnante connaissance transversale de l’Amérique latine. Il déconstruit des représentations simplistes et pose une grille d’analyse maitrisée. Illustré de deux tableaux et trois graphiques.
« L’Amérique du sud ne peut supporter la démocratie »
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835-1840)
Résumé
Les récents succès des droites latino-américaines en Argentine, au Chili, en Colombie et surtout au Brésil marquent une inflexion après une quinzaine d’années de poussée des partis de gauche dans la plupart des pays. Mais les alternances ne sont ni massives ni générales, malgré la déception vis-à-vis d’une gauche accusée souvent à raison d’avoir cédé comme les partis historiques à la tentation d’une corruption de moins en moins tolérée par les citoyens.
En outre, malgré la présence de quelques « épouvantails » (Maduro, Ortega, Bolsonaro bientôt ?) utilisés avec gourmandise par la partie adverse, les politiques effectivement menées par la « droite » et la « gauche » latino-américaines ne sont pas si divergentes. Il existe certes de vrais « marqueurs » qui tracent assez clairement la frontière entre droite et gauche : les questions sociétales, et dans quelques cas, le traitement des minorités indigènes. Cependant, la convergence des politiques économiques est frappante, malgré le discours récurrent de la gauche latino-américaine sur l’éradication de la pauvreté et la nécessaire redistribution. En particulier, il est surprenant de constater la grande prudence des gouvernements « de gauche » en matière fiscale. Alors que l’impôt est dans les économies avancées le principal instrument de redistribution, il n’est que très peu utilisé dans une région pourtant la plus inégalitaire au monde. De même, ils ne se sont pas montrés particulièrement entreprenants en matière de transferts sociaux qui, malgré quelques efforts réels dont le programme brésilien Bolsa Familia est l’exemple le plus connu, ne corrigent que faiblement les injustices sociales.
Pourtant, les discours électoraux récemment gagnants au Brésil et dans une certaine mesure au Mexique se sont beaucoup appuyés sur une polarisation hystérisée. Mais au-delà du cas brésilien (avec un contexte local spécifique mais qui pourrait se reproduire ailleurs), les gauches latino-américaines sont confrontées à un obstacle structurel : la faiblesse du sens du collectif dans presque tous les pays de la région, qui y rend difficile l’expression d’une volonté de transformation sociale.
Article
IL EST SANS DOUTE utile de donner à ce stade une première indication de ce qui est entendu par « gauche » et « droite » dans cet article. La « gauche » est ici définie comme l’ensemble des partis ou responsables politiques généralement progressistes sur les questions sociétales, et qui mettent en avant dans leurs discours la nécessité d’améliorer le sort des plus pauvres par des transferts financiers, mais aussi en leur apportant des services publics plus étendus et de meilleure qualité. On rangera donc à gauche le nouveau président mexicain Andrés Manuel López Obrador, le Partido dos Trabalhadores (PT) brésilien, le Frente Amplio uruguayen, les Kirchner en Argentine… La « droite » latino-américaine défend au contraire les valeurs traditionnelles, souvent catholiques mais de plus en plus évangéliques sur les questions de société, et sans rejeter par principe l’idée d’une certaine redistribution, insiste beaucoup plus sur le préalable d’une croissance économique forte, qui exige entre autres un environnement légal et fiscal favorable aux entreprises et aux investisseurs. A droite, on trouvera notamment l’essentiel des partis politiques brésiliens et Jair Bolsonaro, le Partido de Acción Nacional (PAN) mexicain, le Colombien Álvaro Uribe, le président argentin Mauricio Macri… Ces définitions seront précisées et nuancées dans la suite de l’article.
En 2013, l’essentiel de l’Amérique latine était dirigée par des gouvernements se réclamant de la « gauche ». Il ne restait alors que le Mexique, la moitié de l’Amérique centrale (Honduras, Costa Rica [1], Panama), la République dominicaine et la Colombie avec des partis de droite au gouvernement. On était juste au lendemain du sommet d’un cycle des matières premières : le prix du pétrole était alors proche de son niveau le plus élevé (98,0 USD/baril en moyenne annuelle, très près du maximum de 99,6 USD en 2008), celui du cuivre commençait à baisser mais restait encore très rémunérateur pour les producteurs (3,40 USD/livre en moyenne annuelle, contre 0,72 USD en 2002), et le soja était à son pic absolu (autour de 15 USD/boisseau). Seul le café était déjà en recul très net, tout en étant encore au triple de son prix de 2003.
La « bonanza » (la hausse des cours) des matières premières, qui avait commencé en 2004, avait apporté à la plupart [2] des gouvernements de la région des ressources supplémentaires qui leur ont permis parfois de relancer les investissements publics en infrastructures, et presque partout de financer des programmes sociaux. Parmi ceux-ci, le plus emblématique est le programme de transferts conditionnels « Bolsa Familia » au Brésil, initié par F.H. Cardoso à la fin des années 1990 et étendu par Lula à partir de 2002, mais on peut aussi y ranger les « misiones » lancées par Hugo Chávez dans les quartiers pauvres des villes vénézuéliennes et les subventions massives aux services publics (électricité, transports…) des Kirchner en Argentine. En outre, si les secteurs miniers et pétroliers sont largement demeurés des « enclaves » peu intégrées dans les économies nationales [3], leur forte croissance entraînait une augmentation des salaires versés à leurs employés et un certain « ruissellement » au bénéfice d’autres secteurs leur fournissant divers services. Dans l’agriculture exportatrice, les revenus des exploitants progressaient aussi significativement. Au total, les prix élevés et en hausse presque continue des matières premières se traduisaient par une plus grande aisance financière de beaucoup d’agents économiques [4] et in fine par un surplus de croissance.
Les partis ou les leaders se revendiquant de la gauche ont bénéficié de ce contexte favorable pour convaincre les électeurs que les temps étaient venus d’une certaine redistribution des fruits de cette croissance. En 2000, seul le Venezuela était gouverné à gauche depuis l’élection d’Hugo Chávez en 1998. Dans la décennie suivante, presque tous les pays allaient glisser vers la gauche aux élections les plus importantes, les présidentielles (tableau 1). La seule exception notable était la Colombie, qui allait au contraire être gouvernée fermement à droite par Álvaro Uribe entre 2002 et 2010. Ces « glissements » pouvaient être modérés, comme au Chili l’élection du socialiste Ricardo Lagos après deux présidents démocrates-chrétiens eux aussi soutenus par la même coalition de centre-gauche, ou être perçus comme un saut dans l’inconnu, comme la victoire de Lula au Brésil en 2002 ou celle d’Ollanta Humala au Pérou en 2011. Même des pays longtemps placés sous le joug d’une extrême-droite violente, comme le Guatemala et le Salvador, élisaient des présidents soutenus par la gauche.
Il faut d’abord rappeler qu’une telle évolution était, à l’échelle historique, une anomalie. En près de deux siècles d’indépendance des Etats latino-américains, aucun n’avait été dirigé pendant plus de dix ans par des gouvernements que l’on puisse qualifier comme « de gauche », à l’exception de Cuba. La première tentative réformiste sérieuse, et d’ailleurs l’un des rares succès, a été celle de l’Uruguayen José Battle (deux mandats : 1903-1907 et 1911-1915) qui introduit une législation sociale avancée, développe le système éducatif et renforce le rôle de l’Etat dans l’économie mais qui, de manière significative, ne manifeste aucune ambition de réforme agraire. Les années 1930 voient accéder au pouvoir quelques présidents au réformisme fortement teinté de nationalisme : Getúlio Vargas au Brésil (1930-1937, le Vargas de l’Estado Novo à partir de 1937 pouvant difficilement être classé à gauche), Pedro Aguirre au Chili (1938-1941), Eleazar López Contreras puis Isaías Medina au Venezuela (1935-1945) et surtout Lázaro Cárdenas au Mexique (1934-1940). Ils modernisaient les lois sociales, lançaient de (modestes) réformes agraires, et surtout renforçaient le rôle de l’Etat dans l’exploitation des ressources naturelles. Les quelques tentatives postérieures de réformisme échouaient, soit dans une crise économique (Juan Velasco au Pérou – 1968-1975), soit plus souvent, rapidement renversées par la force avec l’appui non dissimulé des Etats-Unis, comme celles de Jacobo Árbenz au Guatemala (1954), de Juan Bosch en République dominicaine (1963) et de Salvador Allende au Chili (1973).
La poussée à gauche des années 2000 était donc atypique. Si atypique que beaucoup d’observateurs [5] croient constater, depuis quelques années, un nouveau basculement vers la droite, avec les élections de Mauricio Macri en Argentine en 2015, de Pedro Pablo Kuczynski au Pérou en 2016, de Sebastián Piñera au Chili en décembre 2017, d’Iván Duque en Colombie en juin 2018, et bien sûr de Jair Bolsonaro au Brésil en octobre 2018, qui succédaient à des présidents plus à gauche qu’eux ou parfois seulement moins à droite : Michel Temer et Juan Manuel Santos sont de parfaits représentants des conservateurs brésiliens ou colombiens.
Il faut toutefois nuancer l’ampleur de ce « retournement ». La poussée à droite n’est pas générale, et pas aussi massive que pourrait le laisser imaginer l’élection de présidents conservateurs dans cinq des sept plus grands pays de la région. Dans quatre pays, le Salvador, l’Uruguay, l’Equateur el le Costa Rica, les électeurs ont reconduit la gauche aux élections présidentielles (respectivement Salvador Sánchez en 2014, Tabaré Vázquez en 2015, Lenín Moreno en 2017, et Carlos Alvarado en 2018). Et surtout, le Mexique a basculé à gauche avec l’élection d’Andrés Manuel López Obrador le 1er juillet 2018, après deux échecs en 2006 et 2012 et malgré l’opposition résolue de l’essentiel de l’establishment mexicain. En outre, même là où le candidat de droite a triomphé, sa victoire ne traduit pas toujours un virage conservateur massif. Ainsi au Chili où, tout en élisant Sebastián Piñera à la présidence, la population a envoyé des majorités de gauche au Sénat et à la Chambre des députés. En Colombie, Iván Duque a certes été largement élu mais son concurrent Gustavo Petro a recueilli 46% des voix, un score jamais atteint dans le passé par un candidat de gauche.
Il est toutefois clair que la gauche latino-américaine a perdu la dynamique qui l’a portée au pouvoir dans la plupart des pays de la région pendant les années 2000. Plusieurs facteurs sont souvent avancés pour expliquer ce retour des conservateurs.
L’« irresponsabilité financière » de la gauche
D’abord, les « excès » ou l’« irresponsabilité économique et financière » des gouvernements de gauche qui seraient devenus insoutenables après la fin de la bonanza des matières premières. L’argument est assez faible. Il n’y avait aucun dérapage financier au Pérou d’Ollanta Humala ou au Chili de Michelle Bachelet. Il est, en revanche, exact que l’Argentine de Cristina Fernández de Kirchner et le Brésil de Dilma Rousseff étaient sur ses trajectoires financières insoutenables à terme car génératrices d’une menace d’hyperinflation en Argentine et d’un endettement excessif au Brésil. Il est exact aussi que les deux présidentes ont tardé à prendre la mesure des conséquences de la chute des prix des matières premières exportées par leur pays. La « cavalerie budgétaire » de Dilma Rousseff au Brésil, (« pedalagem ») a d’ailleurs été le prétexte invoqué par la droite brésilienne pour justifier sa destitution [6].
Mais on peut douter que les électeurs aient été très sensibles à ces questions budgétaires. D’autant que les dérives étaient en grande partie dues à des transferts excessifs vers ces mêmes électeurs : subventions en Argentine, retraites au Brésil. Même dans le cas argentin, où cette fuite en avant financière se traduisait par une inflation de l’ordre de 25 à 30% par an immédiatement perceptible par la population, l’élection de Mauricio Macri doit beaucoup plus à la récession (le PIB argentin baisse de 2,5% en 2014) qu’à l’insoutenabilité de la politique budgétaire de Cristina Fernández ou aux mensonges officiels sur la réalité de l’inflation.
La « corruption » de la gauche
Autre explication : la « corruption » des gouvernements de gauche. La mesure directe de la corruption est une tâche difficile, puisqu’elle est par nature dissimulée. On ne dispose en général que d’indicateurs de « perception » de la corruption : par exemple celui de Transparency International, ou celui, plus complexe, de « Contrôle de la corruption » des World Governance Indicators de la Banque mondiale [7]. L’inconvénient de tels indicateurs est qu’ils sont plus sensibles à la visibilité médiatique d’affaires de corruption qu’au phénomène lui-même. Ainsi, l’indicateur de la Banque mondiale s’est fortement dégradé au Brésil à partir de 2014 suite aux révélations de l’affaire dite « Lava Jato », alors que la réalité changeait peu. Au contraire, l’émergence de l’affaire témoignait plutôt d’une pugnacité nouvelle de la justice et des médias, à terme plutôt favorable à une meilleure maîtrise de la corruption. Dans le cas brésilien, la forte croissance du secteur pétrolier et de l’entreprise publique Petrobras à partir de 2004 ont multiplié les opportunités de corruption (construction de raffineries, de plateformes, octroi de concessions à des partenaires étrangers…) et augmenté les montants en jeu ; il n’y a aucun doute que certains membres du Partido dos Trabalhadores (PT, le parti de Lula et Dilma Rousseff) y ont trouvé des financements politiques illégaux ou même des sources d’enrichissement personnel. Mais l’histoire de la corruption systématique des institutions brésiliennes n’a pas commencé avec le PT, et même sur la période récente, les indices sont nombreux qui montrent que les corrompus les plus compromis se situent plutôt sur la droite de l’éventail politique.
Il n’est d’ailleurs pas possible d’affirmer qu’en Amérique latine, la corruption est un vice « de gauche », pas plus que l’inverse. Elle nous paraît bien plus corrélée à la « culture politique » des pays. Le Venezuela a toujours été considéré, même avant Hugo Chávez, comme le plus corrompu des grands pays latino-américains, et l’indiscutable aggravation du phénomène depuis quinze ans tient là aussi beaucoup plus à l’augmentation des recettes pétrolières et à la déliquescence générale de l’Etat qu’à la nature « de gauche » des gouvernements de Chávez puis de Maduro. Au Mexique, le pays de la région où selon les World Governance Indicators la dégradation est la plus sévère depuis 15 ans, l’évolution est indifférente au parti au pouvoir : le problème s’est aggravé aussi bien avec Francisco Calderón (PAN, droite) qu’avec Enrique Peña Nieto (PRI, centre). En Colombie, la justice a condamné pour corruption un maire de gauche de Bogotá, Iván Moreno, mais aussi de nombreux gouverneurs et maires de Cambio Radical, un parti de droite. A contrario, dans les deux pays latino-américains de loin les moins affectés par le problème, l’Uruguay et le Chili, on n’observe aucun changement significatif dans la perception de la corruption, que le gouvernement y soit de droite ou de gauche.
Le principal lien entre corruption et vote nous semble beaucoup plus lié à l’usage que les politiciens réussissent – ou non – à faire de l’exaspération des électeurs, en se présentant le plus souvent comme un homme « nouveau » qui mettra fin [8] aux pratiques condamnables des sortants. Ainsi Jimmy Morales au Guatemala (vite décevant sur ce point), Andrés Manuel López Obrador au Mexique, et bien sûr Jair Bolsonaro au Brésil. Le succès de l’entreprise dépend alors de la maîtrise des nouveaux canaux de communication politique que sont les réseaux sociaux [9] et de l’ampleur des mensonges que l’on est prêt à assumer.
L’épouvantail vénézuélien
Dans certains cas, un troisième facteur a joué un rôle important : ainsi Venezuela. Le désastre qui est advenu en fait un épouvantail rêvé pour les droites de la région. Toutes essaient de le brandir pour effrayer les électeurs. A.M. López Obrador a ainsi été présenté, notamment par la télévision mexicaine, comme un « Chávez » ou un « Maduro » local. Avec un succès mitigé. L’argument porte naturellement beaucoup plus en Colombie : Álvaro Uribe n’a ainsi pas hésité à qualifier son successeur de « castrochaviste », ce qui, compte tenu de l’histoire personnelle de Juan Manuel Santos et des politiques qu’il a menées, devrait plutôt susciter l’hilarité qu’apporter des votes. Mais l’hostilité des Colombiens au régime vénézuélien, largement due à l’appui que celui-ci a apporté aux guérillas colombiennes des FARC et de l’ELN, a aidé Álvaro Uribe à convaincre de nombreux électeurs malgré le peu de crédibilité de son accusation. Au Brésil, Jair Bolsonaro a lui aussi réussi, notamment via les réseaux sociaux, à persuader certains de la proximité de Fernando Haddad (pourtant de l’aile modérée du PT) et de Nicolás Maduro. La peur du « communisme », qui n’a pourtant dans la région été mis en œuvre qu’à Cuba, fonctionne toujours en Amérique latine.
La peur du « déclassement » chez les classes moyennes
Mais la grande peur des classes moyennes latino-américaines, c’est celle du déclassement.
L’oligarchie y est peu sensible, considérant avec raison sa position comme solide. Sa composante rurale, qui continue à détenir ou du moins à tenir le pouvoir au Brésil, en Argentine, en Colombie, en Amérique centrale… ne se pose même pas la question : pour elle, la propriété de la terre est quasiment un « droit divin ». Peu importe qu’elle ait été acquise par la violence, à l’époque coloniale, en pourchassant les indigènes après l’indépendance ou les paysans pauvres lors d’épisodes plus récents de guerres civiles. La classe dirigeante urbaine, souvent héritière des commerçants libre-échangistes du XIXème siècle, est revenue, après un bref épisode industriel permis par la fermeture relative des frontières, à des activités plus rémunératrices et plus stables : importation de biens de consommation, et de plus en plus activités financières et contrats publics. Elle envoie ses enfants étudier aux Etats-Unis, ce qui facilite à leur retour leur intégration dans l’environnement économique familial.
Cela n’empêche pas cette oligarchie d’être scandalisée par les quelques tentatives modestes de redistribution en faveur des plus pauvres, comme le programme Bolsa Familia [10]. Cela explique surtout bien des politiques économiques en Amérique latine : la classe dirigeante n’est pas, à la différence de celle de l’Asie émergente, réellement intéressée par la croissance économique. Le maintien de sa position relative est beaucoup plus important. Comme l’écrit Alain Rouquié, « la reproduction sociale passe avant la production économique » [11]. L’oligarchie n’oublie pas non plus que le déclassement peut être autre qu’économique [12].
La classe moyenne est dans une situation beaucoup plus précaire. D’abord sur le plan économique. Une partie d’entre elle n’a accédé à ce statut que grâce à la décennie de forte croissance à partir de 2004, et se sent menacée de replonger dans une relative pauvreté si l’économie ralentit durablement. La classe moyenne salariée doute de pouvoir assurer à ses enfants les études supérieures en général coûteuses qui lui ont permis d’obtenir un emploi correctement rémunéré. Les entreprises créées par les non-salariés sont souvent restées dans l’informalité et sont très vulnérables à un retournement de cycle.
Cette classe moyenne est, en outre, très sensible à l’inefficience et à la corruption de l’appareil d’Etat. Elle est en effet convaincue d’être la principale contributrice à l’impôt. Cette perception est fondée : le taux d’imposition global réel d’un cadre moyen salarié est, dans tous les pays de la région, nettement plus élevé que celui d’un propriétaire terrien ou d’une personne dont les revenus sont essentiellement financiers. Et elle estime ne recevoir en échange que des services publics (éducation, santé, et même sécurité) de qualité médiocre. Enfin, si les gouvernements de gauche n’ont que peu alourdi la pression fiscale (voir plus bas ; l’Argentine des Kirchner étant sans doute la principale exception), ils n’ont pas non plus amélioré ces services publics. La classe moyenne latino-américaine est donc très réceptive au discours de droite qui promet de réduire les impôts et la « bureaucratie », dans des pays pourtant sous-administrés ! [13]
Pourtant, les différences dans la pratique du pouvoir sont bien moindres entre droite et gauche latino-américaines que celles auxquelles on pourrait s’attendre. Les principales divergences, qui ne se réduisent pas, portent sur les questions « sociétales ». Mais à l’inverse, et en dépit d’inégalités et d’injustices socio-économiques flagrantes, il y a eu convergence des politiques économiques au cours des vingt dernières années.
De nettes divergences sur les questions sociétales
Au XIXème siècle, quand ont commencé à se structurer les forces politiques latino-américaines, trois sujets faisaient débat : les rapports entre la capitale et la périphérie, le degré d’ouverture du commerce extérieur, et le pouvoir de l’Eglise. Sur les deux premiers points, les réponses sont aujourd’hui claires : les centralistes ont gagné [14], et même si cela a pris plus de temps et s’il reste quelques accrocs, le libre-échange est maintenant accepté presque partout. Mais les divergences sur le rôle des religions et sur l’adhésion à leurs valeurs conservatrices se sont à peine atténuées : la droite y reste fermement attachée alors que la gauche historiquement anticléricale se veut « progressiste ».
Dans Cent ans de Solitude [15], Gabriel García Márquez fait dire au colonel Aureliano Buendía que « la seule différence entre libéraux et conservateurs est que les libéraux vont à la messe de cinq heures et les conservateurs à celle de huit heures ». On est ici en net désaccord avec le prix Nobel de littérature : la différence d’influence des religions explique l’essentiel de l’écart des législations sur les questions sociétales entre, par exemple, l’Uruguay et le Salvador. Dans le premier pays, la libéralisation de l’avortement, les droits des minorités sexuelles, et même le droit au divorce ont été votés par une gauche de tradition anticléricale, dans une société en grande partie déchristianisée, mais où la droite persiste à défendre la « morale sociétale » de l’Eglise. Au Salvador, on condamne encore à la prison des mineures violées accusées d’avortement. La gauche n’a pas partout été aussi combative et cohérente sur ces questions (le Salvador est gouverné à gauche depuis 2009), mais la droite l’a été : elle s’est systématiquement opposée à ces évolutions, et toujours avec le soutien des églises, catholiques et plus encore évangéliques. Quand la droite est revenue au pouvoir, elle n’a jusqu’ici pas remis en cause les réformes votées par la gauche, mais cela pourrait changer ; c’est ainsi clairement envisagé par Jair Bolsonaro au Brésil.
Ces différences vont persister, notamment parce qu’elles sont, en particulier la « question du genre », utilisées par la droite comme un « marqueur » politique. On peut citer deux exemples récents : la Colombie où l’un des thèmes de campagne de la droite uribiste avant le vote sur l’accord de paix avec les FARC en octobre 2016 était la « théorie du genre » qui selon elle infestait presque toutes les pages de l’accord, et le Brésil où Jair Bolsonaro a abondamment repris le thème du « kit gay » par lequel Gustavo Haddad aurait quand il était ministre de l’Education encouragé l’homosexualité dès l’école primaire. Dans les deux cas, c’était faux, mais dans les deux cas, l’argument a porté. Les divergences vont même s’accentuer en raison du poids croissant des « évangélistes » de toute obédience dans la population ayant une pratique religieuse, au détriment de l’Eglise catholique. En effet, à la différence de la hiérarchie catholique, dont l’influence est restée forte mais discrète, les leaders évangéliques n’hésitent pas à s’engager personnellement en politique, créant au besoin leur propre parti. Et cet engagement est presque toujours du côté de la droite dure.
Il y a cependant un sujet « sociétal » sur lequel il n’y a pas tant de différence entre droite et gauche : celui de la libéralisation de l’usage des drogues. Aucun pays n’ira dans l’immédiat aussi loin que l’Uruguay, et des renforcements de la répression sont même probables à court terme dans certains pays (Colombie, Brésil), mais les dirigeants de droite, surtout après qu’ils ont quitté le pouvoir, s’avèrent parfois plus ouverts et lucides qu’attendu (César Gaviria, Vicente Fox, Otto Pérez, Juan Manuel Santos…).
Deux cas de politiques différentes vis-à-vis des minorités ethniques
Les indépendances ont été dures aux minorités ethniques. Les nouveaux Etats n’ont souvent montré que peu d’empressement à libérer les esclaves noirs. Si l’esclavage était aboli au Chili dès 1823, et en 1829 au Mexique, il ne l’a été en Colombie qu’en 1851, en Argentine en 1853, et seulement en 1888 au Brésil. Les « Indiens » ont même vu leur situation se dégrader après les indépendances, avec la suppression du « statut particulier » que leur avait accordé la Couronne espagnole (ce qui a impliqué un alourdissement de la pression fiscale sur les communautés indigènes), et surtout l’ouverture des resguardos indiens à l’extension des propriétés agricoles des créoles [16].
Par la suite, bien peu est fait pour protéger ces communautés. La création au Brésil en 1910 du Serviço de Proteção ao Indio, puis en 1967 de la Fundação Nacional do Indio (Funai) constitue une exception. Mais dans tous les pays, Brésil inclus, les indigènes sont repoussés toujours plus loin, parfois violemment [17], par la colonisation agricole, sans susciter d’émotion dans l’oligarchie de droite partout au pouvoir. Les quelques parenthèses de gouvernements de gauche ne manifestaient pas beaucoup plus d’intérêt pour la question indienne.
Il faut attendre 2006 et les accessions au pouvoir d’Evo Morales en Bolivie et de Rafael Correa en Equateur pour voir deux gouvernements de gauche intégrer les communautés indiennes au pouvoir politique. Dans les deux cas, cela s’est fait contre la droite locale, l’oligarchie côtière en Equateur et celle de l’« Orient » pétrolier et éleveur en Bolivie. Cette ouverture au pouvoir, parfois chaotique notamment en raison de la division des communautés indigènes et du maximalisme des revendications de certaines de leurs composantes, a concrètement permis un meilleur accès à l’éducation et aux services de santé.
Ailleurs, très peu est entrepris. Une des rares actions spécifiques en faveur des minorités a consisté dans quelques pays, comme en Colombie, à leur réserver quelques sièges dans les parlements. Mais même cette « faveur » a été souvent détournée par des politiciens traditionnels sans liens réels avec les communautés mais invariablement proches des partis de droite. Au Brésil, les gouvernements de gauche de Lula et Dilma Rousseff sont restés très passifs devant la poursuite de l’avancée de l’agro-industrie en Amazonie, au détriment de l’environnement mais aussi des communautés indiennes.
En Colombie, une divergence radicale sur le « processus de paix »
Il faut aussi mentionner un cas particulier de divergence entre droite et gauche, celui de la Colombie, sur le sujet du processus de paix engagé avec la guérilla des FARC. L’initiative vient pourtant d’un homme de droite libérale, le président Juan Manuel Santos (2010-2018) [18]. Mais il était sur ce point minoritaire dans son propre camp, et le soutien de la gauche n’a pas suffi, comme l’a montré le résultat du référendum perdu du 2 octobre 2016.
Il s’agit bien dans ce cas d’une opposition droite vs. gauche ou plus précisément, celui d’une droite dure très engagée autour de l’ancien président Álvaro Uribe contre le reste peu mobilisé du pays. Au-delà des obsessions personnelles d’Álvaro Uribe, les valeurs avancées pour justifier le refus de l’accord avec les FARC étaient bien des valeurs de droite : défense de la propriété, en particulier du latifundio, y compris et surtout quand celui-ci a été constitué ou étendu dans des conditions douteuses pendant la guerre civile, défense de la famille (la « théorie du genre » aurait influencé l’accord de paix), accusations de sympathies avec le Venezuela chaviste et avec le communisme… [19]
Cette polarisation a ressurgi lors de l’élection présidentielle de 2018, avec un nouvel affrontement entre une droite promettant avec Iván Duque une révision de l’accord de paix et une gauche réclamant avec Gustavo Petro son application intégrale. Le premier a gagné l’élection, mais semble jusqu’ici prudent dans la remise en cause effective de l’accord, à la grande déception de la droite uribiste.
Mais des politiques de sécurité assez similaires
L’Amérique latine est le continent le plus violent au monde. La plupart des pays enregistrent des taux d’homicides volontaires supérieurs à 10 pour 100 000 habitants (les exceptions : le Chili, Cuba, l’Uruguay, l’Argentine et la Bolivie), contre 1,0 en France et 4,2 aux Etats-Unis. Ce taux va jusqu’à 90 au Honduras. Même les pays du cône sud, moins violents, s’inquiètent de poussées locales de criminalité.
La réponse des gouvernements, dans tout le continent, est la même, qu’ils soient de droite ou de gauche : la répression et l’enfermement par une justice débordée dans des prisons déjà surpeuplées. Il y a, certes, des différences dans l’efficacité de cette répression. Elles tiennent aux contextes locaux : persistance de guérillas en Colombie, existence de milices armées (Brésil, Colombie, Amérique centrale), ou présence de gangs très violents (Honduras, Salvador). Elles tiennent aussi à l’organisation des forces de l’ordre publiques. A cet égard, la multiplicité des corps de police au Mexique est un exemple extrême, la dispersion réduisant leur efficacité et surtout augmentant leur politisation et leur porosité au crime organisé [20]. A l’inverse, l’appartenance à l’armée du corps unique de police en Colombie est sans doute un facteur de discipline et d’efficience. Mais au total, il est difficile de distinguer dans la région une politique de sécurité « de droite » d’une autre, qui serait « de gauche ».
Le même consensus apparaît, à une exception près, sur le rôle des forces armées. Le long historique de pronunciamientos de presque tous les pays y a rendu les politiciens civils, même ceux de droite, réticents à l’intervention des militaires dans la vie politique. La règle générale est donc de confiner les militaires dans leurs casernes. Dans la plupart des cas, avec leur accord : ils ne sont sauf exception plus intéressés par une prise directe du pouvoir politique. Le cas brésilien est donc atypique. D’une part, l’armée na jamais assumé ni l’illégitimité du coup d’Etat de 1964 ni les abus qui l’ont suivi, et elle considère qu’après trente ans de relative réserve, elle est à nouveau fondée à exprimer des points de vue politiques, qui se multiplient depuis quelques années. Mais surtout, l’extrême-droite et une partie de la droite brésilienne ont compris l’intérêt électoral de s’appuyer sur la tentation des généraux pour répondre aux attentes de la population en matière de sécurité. Il y a donc une alliance d’opportunité qui s’est concrétisée dans le « ticket » gagnant Bolsonaro-Mourão et dans la nomination par le nouveau président de plusieurs militaires ou ex-militaires dans des fonctions exécutives.
Autre sujet connexe sur lequel il n’y a pas de divergence significative entre droite et gauche : l’immigration, ce qui peut surprendre un Européen. Il est vrai que les mouvements de population entre pays de la région ont été jusqu’ici assez modestes, la très grande majorité des flux se faisant vers les Etats-Unis. Mais quelques exceptions confirment le constat ; les Colombiens ont ainsi pu entrer et travailler au Venezuela assez facilement pendant les années de prospérité pétrolière, et de la même manière pendant les gouvernements COPEI (droite) ou AD (centre-gauche). A l’inverse, les Haïtiens ou les Paraguayens sont plutôt mal reçus, respectivement en République dominicaine et en Argentine, quel qu’y soit le gouvernement en place. Ces derniers mois, les gouvernements de droite colombien et péruvien ont été assez généreux vis-à-vis des réfugiés économiques vénézuéliens, tout comme le gouvernement équatorien de gauche.
Les Etats-Unis : pour tous, un voisin à ménager
On s’attendrait aussi à trouver une très nette différence entre gouvernements de droite et gouvernements de gauche dans la relation avec les Etats-Unis. Or, c’est assez peu le cas.
Il existe certes plus que des nuances, entre l’alignement presque sans réserve sur les Etats-Unis des gouvernements de droite colombiens, et la défiance croissante du Venezuela chaviste puis maduriste. Mais, même dans le cas vénézuélien, il faut rappeler que les premières mesures hostiles ont été prises par la partie américaine, et non par Hugo Chávez ; le « péché originel » américain étant bien sûr la position très ambigüe des Etats-Unis lors du coup d’Etat raté d’avril 2002. Au total, si le verbe est beaucoup plus fleuri côté vénézuélien, c’est bien aux Etats-Unis qu’on trouve une hostilité de principe, idéologique, au « bolivarisme » de Chávez et de son successeur. Hostilité dont le pouvoir vénézuélien, comme Castro avant lui, fait pour sa part un grand usage dans le pays pour discréditer une opposition « valet des Etats-Unis ».
Ailleurs, les Etats-Unis sont partout perçus comme un partenaire inévitable, comme un allié à la fiabilité incertaine, et surtout comme un géant irascible dont les décisions unilatérales s’embarrassent peu des intérêts des Latino-Américains. Cette perception s’est bien sûr renforcée depuis l’accession de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis : sa caricaturale dénonciation du traité de Libre-commerce avec le Canada et le Mexique (NAFTA ou ALENA) montre que même les alliés les plus proches ne sont pas à l’abri des caprices du « géant du Nord ». Il faudra suivre les relations entre les Etats-Unis et le Brésil de Jair Bolsonaro : au-delà de l’évidente proximité idéologique des deux dirigeants, les occasions de conflits commerciaux ne manquent pas [21]. Pour les plus petits pays, le « risque américain » va bien au-delà : tous se rappellent les interventions militaires pas si anciennes et parfois très violentes en République dominicaine, à Grenade ou à Panamá [22].
Il s’agit donc pour les gouvernements latino-américains, de droite comme de gauche, de tenir compte des obsessions nord-américaines dans la région. Certaines sont anciennes : celle du communisme et celle des drogues. D’autres sont récentes ou ont pris une importance nouvelle avec Donald Trump : les échanges commerciaux (surtout avec le Mexique mais des différends existent aussi avec le Brésil et l’Argentine), et l’immigration (avec le Mexique et les Centre-Américains). Hormis le Venezuela et bien sûr Cuba, tous les pays (y compris la Bolivie, l’Equateur et le Nicaragua) ont maintenant donné assez de gages de non-communisme pour calmer les inquiétudes de Washington ; ce n’est donc plus un sujet, en dehors des exceptions mentionnées. La drogue en est encore un, et les Etats-Unis ont accru les pressions sur le principal producteur de cocaïne, la Colombie, où le gouvernement Duque est plus réceptif que celui de Juan Manuel Santos à la demande de reprise des épandages de glyphosate. Ceux-ci pourraient donc reprendre, malgré les obstacles juridiques en Colombie. Mais l’accent mis sur la réduction de la production n’apportera sans doute qu’une baisse modeste et temporaire de l’offre, tant qu’existera une demande, notamment aux Etats-Unis.
Sur les échanges commerciaux, Donald Trump peut se targuer d’un succès : il a contraint ses deux partenaires de l’ALENA à négocier et à signer un nouvel accord commercial, comportant quelques dispositions plus favorables à son pays. Mais il n’est pas du tout acquis que cela aura un effet sur le déficit commercial des Etats-Unis vis-à-vis du Mexique, en raison de l’intégration de l’industrie des deux côtés de la frontière. Enfin, la question de l’immigration est un pur sujet de politique intérieure des Etats-Unis : les flux de « bad people » ont en effet déjà beaucoup baissé depuis une dizaine d’années.
Une grande proximité dans l’orthodoxie économique et financière
A l’exception du Brésil et du Mexique, l’Amérique latine n’a qu’assez peu cherché à échapper à son sort « naturel » d’exporteur de matières premières. Comme on l’a écrit plus haut, les gouvernements de droite se satisfaisaient d’une situation dans laquelle quelques miettes étaient relâchées pour les finances publiques (ou leurs finances personnelles) par les enclaves pétrolières, minières, ou bananières. Les entreprises étrangères contribuaient aussi à la formation d’une expertise technique locale dans ces secteurs, et parfois même suscitaient la constitution de groupes nationaux par des entrepreneurs (ainsi dans le secteur minier au Pérou). Les gouvernements de gauche, lors de leurs brefs accès au pouvoir, se sont concentrés sur la prise de contrôle des entreprises pétrolières et minières fermant parfois totalement l’accès du secteur aux investisseurs étrangers, comme le pétrole au Mexique.
Les tarifs douaniers élevés pratiqués par presque tous les pays latino-américains jusqu’aux alentours de 1990 ont tenu lieu de politique industrielle, et ont permis à ceux disposant d’un marché intérieur suffisant (Brésil, Mexique, Argentine, Colombie [23]) de développer un secteur industriel national. Cette politique protectionniste faisait l’unanimité : elle était menée par des gouvernements de droite, et même des gouvernements militaires, avec l’encouragement des intellectuels plutôt de gauche de la Commission Economique pour l’Amérique Latine (CEPAL) des Nations-Unies, qui à la suite de Raúl Prébisch avaient théorisé l’« industrialisation par substitution des importations ». Mais les gouvernements conservateurs n’avaient aucune ambition de conquête des marchés extérieurs : il s’agissait simplement de protéger l’activité des industriels locaux presque toujours proches du pouvoir en place.
La « substitution aux importations » n’empêchait pas l’accumulation de déficits extérieurs, et la réticence des gouvernements conservateurs à prélever l’impôt sur les citoyens fortunés creusait des déficits publics comblés par des emprunts internationaux. Ces déséquilibres conduisent en 1982 à une grave crise de la dette extérieure [24] et à une « décennie perdue » pour le développement de la région et au « consensus de Washington » synthétisé en 1990 par John Williamson à la Banque mondiale [25]. Williamson énonçait dix « principes » qui, selon la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), devaient servir de base à une bonne politique économique. Les recommandations portaient principalement sur les finances publiques (équilibrées, avec un élargissement de l’assiette fiscale et des dépenses réorientées vers les investissements et la réduction des inégalités) et la libéralisation des marchés (commerce extérieur, mais aussi marchés intérieurs avec des privatisations, et marchés financiers avec une ouverture du compte de capital).
Les gouvernements, tous conservateurs pendant l’essentiel des années 1980 et 1990, ont, contraints et forcés par la situation des finances publiques, mis en œuvre dans une certaine mesure les principes du consensus de Washington. Dans une certaine mesure seulement, car si la libéralisation des marchés était souvent effective, et parfois même brutale sur le commerce extérieur et les flux de capitaux, les recommandations sur les finances publiques n’étaient que très partiellement appliquées. L’élargissement de l’assiette fiscale se limitait le plus souvent à l’instauration ou à l’élargissement de la TVA [26], et la réticence à percevoir l’impôt sur les revenus non salariaux persistait pour le plus grand bénéfice des oligarchies. Les dépenses publiques n’étaient que marginalement réorientées vers les investissements ou la réduction des inégalités, à l’exception de la mise en place dans quelques pays, à la fin des années 1990, de programmes de transferts financiers directs conditionnels (vaccination et inscription des enfants à l’école) aux familles pauvres, souvent par des gouvernements plutôt conservateurs : Bolsa Familia par Fernando H. Cardoso au Brésil, et Progresa (devenu Oportunidades en 2002) par Ernesto Zedillo au Mexique. John Williamson lui-même allait quelques années plus tard constater les écarts entre ses recommandations et les politiques effectivement menées [27].
De manière surprenante, ces politiques ont été très peu modifiées par l’accès au pouvoir de gouvernements de gauche.
« De manière surprenante », car si quelque chose est évident aux yeux de l’analyste politique ou économique ou même du simple voyageur en Amérique latine, c’est bien l’ampleur des inégalités et des injustices sociales dans la région. Pour les seules disparités de revenu, mesurées par le coefficient de Gini [28], l’Amérique latine est de loin le continent le plus inégalitaire. La moyenne des coefficients pour la région est de 0,49, contre 0,38 en Asie de l’Est et du Sud-est, 0,42 aux États-Unis, 0,33 en France et 0,32 en Allemagne. En Amérique latine, seul l’Uruguay aurait un Gini légèrement inférieur à 0,4.
En outre, l’« injustice sociale » est loin d’être entièrement restituée par le coefficient de Gini qui ne mesure que les inégalités de revenus. D’une part, celles-ci peuvent varier de manière sensible dans un même pays. Ainsi, en Colombie, le taux de pauvreté est inférieur à 10% à Bogota, mais supérieur à 50% sur la côte Pacifique. Mais surtout, les inégalités de patrimoine sont bien plus sévères. Ainsi en Colombie, où le coefficient de Gini de distribution des revenus est déjà très élevé à 0,51, celui de la propriété agricole est de 0,885. Enfin, dans certains pays, une partie significative de la population est en situation de « pauvreté multidimensionnelle » mesurée [29] comme une situation de restrictions dans l’accès à la santé, à l’éducation et à un équipement minimal du logement. Cette pauvreté touche ou menace (population « proche » de la pauvreté multidimensionnelle) environ 10% de la population en Argentine ou au Brésil, 16% au Mexique, 18% en Colombie, 23% au Pérou, 27% en République dominicaine, et jusqu’à 49% au Honduras.
Les efforts des gouvernements latino-américains pour réduire les inégalités par l’impôt et la fourniture de services sociaux (santé, éducation, retraites) sont très modestes. Selon la CEPALC [30], en Amérique latine, les politiques redistributives ne réduisent le Gini que de 9 points, contre 26 dans l’Union européenne (cf. graphique 2).
Le graphique 2 montre aussi une différence importante entre l’Union européenne et l’Amérique latine. Dans l’Union européenne, l’essentiel de la redistribution est obtenu par la modulation de la pression fiscale en fonction des revenus (les revenus élevés sont en moyenne plus imposés que les revenus faibles), et dans une moindre mesure par la prestation de services publics bon marché ou gratuits (parce que les plus aisés bénéficient eux aussi de ces services publics). En Amérique latine, au contraire, l’impact de la fiscalité dans la redistribution est extrêmement faible. Parmi les pays de l’échantillon, il n’est significatif qu’en Uruguay et au Brésil, alors qu’il est pratiquement nul en Colombie. Cette situation n’est pas étonnante, compte tenu de la faible imposition des revenus non-salariaux et du poids relativement élevé de la TVA, qui pèse plus lourdement sur les ménages consommant la totalité de leurs revenus que sur les autres [31], dans les ressources fiscales. La part élevée de l’informel dans les PIB latino-américains, est aussi une explication fréquemment avancée de la difficulté à percevoir l’impôt. C’est exact, mais l’étendue du secteur informel est aussi le résultat d’une sous-administration parfois délibérée : il n’y a ainsi aucune raison valable pour que le Mexique où le PIB annuel par habitant est (en parité de pouvoir d’achat) de 18 500 USD soit à peu près la même proportion d’informel que la Colombie où le PIB par habitant est de 14 600 USD, ou bien le Pérou où il est de 12 000 USD [32]. L’argument de l’« informel » justifie la non-taxation de certains bas revenus mais aussi celle des revenus les plus élevés. Et pour l’heure, la quasi-totalité de l’impôt sur le revenu des personnes physiques est prélevé sur la classe moyenne salariée.
L’accès au pouvoir de partis de gauche n’a pas significativement modifié les politiques économiques.
La continuité la plus évidente est la relative modestie du retour de l’« étatisme », en dehors du Venezuela. La Bolivie d’Evo Morales a certes procédé à des nationalisations dans les secteurs de l’énergie (pétrole et électricité) entre 2006 et 2012. Elles ont, toutefois, été négociées avec les propriétaires (souvent étrangers) et indemnisées [33]. La nationalisation la plus importante a eu lieu en Argentine, avec la reprise de contrôle par l’Etat de la filiale locale de Repsol, YPF, qui avait été privatisée par Carlos Menem dans les années 1990 [34]. Là aussi, l’opération a été négociée et indemnisée. Mais ni le Brésil de Lula et Dilma Rousseff, ni l’Equateur de Rafael Correa [35], ni le Chili de Michelle Bachelet, ni l’Uruguay de Tabaré Vázquez et José Mujica n’ont procédé à des nationalisations. Les gouvernements de droite sont parfois tentés par des privatisations. En Colombie, l’entreprise électrique Isagen a été privatisée en 2016, et l’éventuelle vente d’actions d’Ecopetrol est un sujet récurrent. Mais c’est surtout au Brésil que Jair Bolsonaro pourrait prendre l’initiative de privatisations massives, malgré les réticences de ses alliés militaires.
Les gouvernements de gauche n’ont pas non plus remis en cause un autre principe du consensus de Washington, celui de l’indépendance des banques centrales. A une notable exception près : l’Argentine des Kirchner, où la banque centrale a massivement été utilisée comme prêteur en dernier ressort pour des finances publiques lourdement déficitaires, ce qui a été la principale source d’inflation. Mais ni le Chili, ni l’Uruguay, ni la Bolivie, ni même le Brésil n’ont vu de reprise en main de la banque centrale par le gouvernement [36]. Le cas du Brésil mérite d’être examiné. Il a été beaucoup reproché à Dilma Rousseff des « pressions » sur la banque centrale (BCdoB) pour maintenir des taux « trop bas » dans le but de financer plus facilement le déficit budgétaire et de soutenir une activité déclinante. Il nous semble au contraire que le BCdoB a maintenu trop longtemps un taux directeur trop élevé sous prétexte de faire baisser une inflation qui s’était accélérée principalement en raison d’une sécheresse et de son impact sur les prix alimentaires. A notre connaissance, un taux directeur élevé ne fait pas pleuvoir. Le BCdoB est par contre resté passif, pendant les gouvernements Lula et Rousseff comme par le passé, face aux marges extrêmement élevées pratiquées par les banques brésiliennes, qui conduisent à des taux effectifs de crédit qui sont bien un frein à l’investissement.
La continuité est également frappante en matière budgétaire. Côté recettes [37], les gouvernements de gauche ont certes essayé de renforcer les ressources publiques comme le montre le graphique 3. Mais le diagnostic demande à être nuancé. D’une part, parce que la hausse des recettes budgétaires a été plus marquée dans presque dans tous les pays pendant les années 1990, quand ils étaient tous gouvernés à droite, que pendant la décennie suivante. Il s’agissait alors probablement de la poursuite de l’effort d’équilibrage des finances publiques qui s’imposait à tous après la crise des années 1980. D’autre part, certaines hausses de recettes, comme celle de l’impôt sur les profits des sociétés, sont en partie le produit d’une conjoncture favorable : la forte progression des prix des matières premières jusqu’en 2013 a gonflé les profits des entreprises du secteur, et donc les recettes fiscales.
Quelques évolutions doivent toutefois être mises au crédit des gauches latino-américaines. Ainsi, le poste de recettes ayant presque partout le plus nettement progressé dans les pays gouvernés par la gauche est celui des contributions de sécurité sociale. Il s’agit certes d’une évolution en partie contrainte (par le souci de réduire les déficits des systèmes de protection sociale et par le vieillissement de la population), mais cela correspond aussi à une augmentation des dépenses sociales (qui ne sont toutefois pas toujours vraiment redistributives, voir plus bas). De même, la plupart des pays ont, pendant la période augmenté la pression fiscale sur les revenus des personnes physiques ; mais c’est aussi le cas dans les pays gouvernés à droite (Mexique, Colombie). Et cet impôt reste particulièrement faible en Amérique latine si on le compare à son niveau moyen dans les pays de l’OCDE : il représente respectivement 2,2% et 8,4% du PIB. Il est vrai que l’aversion à l’impôt est telle dans la région que tous les gouvernements, de droite comme de gauche, voient souvent les parlements s’opposer à leurs ambitions réformistes [38]. On peut toutefois s’étonner qu’un gouvernement de gauche y renonce ex ante ; ainsiAndrés Manuel López Obrador qui pour amadouer les milieux d’affaires mexicains a promis pendant sa campagne de ne pas entreprendre de réforme fiscale pendant les trois premières années de son mandat. Pourtant, comme nous le montre le graphique 2, l’impact redistributif de la fiscalité mexicaine actuelle est particulièrement modeste et, comme le montre le graphique 3, le taux global de prélèvement est le plus faible de tous les grands pays de la région [39].
Côté dépenses publiques, les politiques des gouvernements de gauche sont à peine plus réformistes. Nous constatons (cf. graphique 2) qu’une dizaine d’années après le début de l’accès au pouvoir des partis de gauche, l’effet redistributif des dépenses publiques est toujours aussi faible [40], malgré l’augmentation des dépenses « sociales », de 10,3% du PIB entre 1990 et 1996 à 15,2% entre 2014 et 2016. Les principaux programmes de transferts monétaires conditionnels aux familles pauvres (Bolsa Familia, Oportunidades, Juntos…) mis en place par des gouvernements de droite ont certes été parfois, comme Bolsa Familia au Brésil, considérablement renforcés par la gauche dès son arrivée au pouvoir. Ces programmes vont effectivement en bonne partie vers les plus pauvres [41] et réduisent les inégalités de revenus. Entre 2003 et 2014, environ 35 millions de Brésiliens sont sortis de la pauvreté, et l’apport de Bolsa Familia est estimé à près de 30% de ce chiffre [42].
Mais certaines composantes de ces dépenses « sociales » ont un effet clairement régressif : la dépense publique contribue alors à creuser les inégalités. C’est par exemple le cas de l’enseignement supérieur où l’essentiel des dépenses publiques bénéficie aux plus riches. C’est même le cas de l’enseignement secondaire dans certains pays (Mexique, Amérique centrale) [43]. Les dépenses de retraites ont des effets contrastés selon les pays. Leur répartition est plutôt en faveur des plus pauvres en Uruguay et en Argentine (où elles réduisent les inégalités de revenus), proche de la neutralité au Brésil [44], et clairement régressive en Amérique centrale : au Guatemala et au Salvador, les deux quintiles aux revenus les plus élevés perçoivent 80% des retraites « contributives » (où le retraité et éventuellement son employeur ont cotisé à un système de retraite) contre 10% pour les deux quintiles les plus pauvres. Globalement, l’impact redistributif des retraites est sauf exception faible, nul, ou même négatif, en partie en raison du poids de l’informel dans les économies. Il existe cependant dans certains pays (Argentine, Brésil, Bolivie, Uruguay) des retraites « non contributives » bénéficiant en grande partie aux plus pauvres, et mises en place par des gouvernements de gauche.
Les subventions sont la composante la plus régressive des dépenses « sociales ». Dans tous les pays où elles sont significatives (Argentine, Bolivie, République dominicaine, Mexique…), elles bénéficient beaucoup plus aux riches qu’aux pauvres. Selon plusieurs études [45], les subventions à l’énergie (gaz, essence et gasoil, électricité), qui représentent 60% du total des subventions, vont pour 25% au décile des revenus les plus élevés et seulement pour 5% au décile des revenus les plus faibles. Ces subventions ont en outre l’inconvénient d’introduire des distorsions dans les systèmes de prix et d’être politiquement difficiles à démanteler. Elles ont été mises en place à la fois par des gouvernements de droite et de gauche, mais constituaient un des piliers de la « politique sociale » des gouvernements Kirchner en Argentine.
Au total, et malgré l’ampleur du problème social en Amérique latine, les gouvernements de gauche ne l’ont pris en compte que bien timidement dans leurs politiques économiques. Il y a à cela des raisons extérieures, notamment la dépendance persistante à la perception par les marchés financiers. Mais il y a aussi des blocages internes, à commencer par l’hostilité des plus riches face à l’impôt (et leur capacité à y échapper) et la peur des classes moyennes du « déclassement ». In fine, le bilan est plus modeste qu’attendu.
Pourtant, Jair Bolsonaro a été élu au Brésil en accusant son adversaire Fernando Haddad de communisme, et même Andrés Manuel López Obrador a inauguré sa présidence au Mexique en proclamant la fin du néo-libéralisme. Les discours polarisateurs, voire, dans le cas brésilien, la propagation de la haine de l’adversaire sont-ils devenus des outils irremplaçables des futures campagnes électorales ?
L’exemple de l’élection présidentielle brésilienne, suggèrerait une réponse positive. Il est en effet extrême : on n’avait encore jamais vu, même lors de la dernière campagne présidentielle aux Etats-Unis, ou de la campagne pour le référendum colombien de 2016, ou lors de diverses élections vénézuéliennes (de la part du pouvoir chaviste dans ce dernier cas), un tel déferlement de mensonges grossiers, de « légendes urbaines » créées de toutes pièces, de mépris et de haine. On n’avait pas non plus encore vu d’utilisation aussi intensive et efficace des réseaux sociaux. Est-ce pour autant le modèle du futur ?
Ce n’est pas certain. Par exemple, au Mexique, A.M. López Obrador a été élu après une campagne à l’ancienne, parcourant le pays pendant des années, s’appuyant sur des comités de soutien locaux, et exposant son programme devant les foules des meetings. Et si la droite colombienne n’a pas été avare d’accusations de « pro-chavisme » envers le candidat de gauche Gustavo Petro, ni Sebastián Piñera au Chili, ni Tabaré Vázquez en Uruguay n’ont jugé nécessaire de diaboliser leur adversaire pour remporter les élections. Même au Costa Rica, où la campagne électorale pour l’élection présidentielle était largement focalisée sur les questions sociétales qui, on l’a vu, sont le principal marqueur de la droite et de la gauche, elle s’est déroulée sans dérapage verbal majeur.
Au fond, l’électeur latino-américain, au-delà de quelques minorités militantes, ne vote pas « à droite » ou « à gauche ». Certains, comme les Mexicains et les Argentins, ont longtemps eu le privilège de voter en même temps pour la droite et pour la gauche, puisque le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) ou le Parti Justicialiste prétendaient représenter les intérêts de l’ensemble de la société. Beaucoup ont longtemps voté « pour » le candidat que leur indiquait le cacique local. Aujourd’hui, cet électeur vote plutôt « contre ». Contre ceux qui l’ont déçu, et on a vu pourquoi la gauche déçoit plus souvent que la droite. Contre ceux qu’il estime ou dont on l’a convaincu qu’ils étaient les plus corrompus, même s’il ne se fait pas souvent beaucoup d’illusion sur leurs adversaires. Contre les « ennemis de Dieu », les « pervers » et leurs défenseurs. Et même encore contre les « communistes » ou supposés tels qui menaceraient sa position sociale.
On ne peut donc exclure, dans certains pays qui traverseraient une crise économique sévère, ou un épisode aigu de violence, ou une crise morale grave suite à un épisode de corruption particulièrement scandaleux (on peut sûrement faire pire qu’Odebrecht), l’émergence et l’élection de candidats hors système. Le Brésil réunissait toutes ces circonstances : il a élu Jair Bolsonaro. Si Andrés Manuel López Obrador échoue au Mexique, le pays sera en grand risque du même virage « alternatif », derrière un Bolsonaro local… ou un Chávez. Tocqueville aurait-il raison ?
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[1] Le cas du Costa Rica est discutable : le parti au pouvoir, le Partido de Liberación Nacional (PLN) est membre de l’Internationale socialiste, mais la présidente Laura Chinchilla (2010-2014) appartenait très clairement à son aile droite. En 2014, la Fondation Friedrich Ebert qualifiait prudemment le PLN de « social-démocrate-conservateur ».
[2] La plupart, mais pas tous : les pays d’Amérique centrale et des Caraïbes dépourvus de ressources minérales (et notamment énergétiques) et exportateurs mineurs de produits agricoles tropicaux ont vu leurs termes de l’échange se détériorer sensiblement pendant cette décennie.
[3] Constat très ancien. Cf. Joseph Conrad, Nostromo, 1904. Même si Conrad s’est beaucoup plus inspiré de la sécession de Panama (1903) que d’une mine d’argent existante, le contexte décrit dans le roman correspond bien à une réalité latino-américaine.
[4] La hausse des cours ne profitait cependant pas à tous. On a déjà mentionné l’Amérique centrale (cf. note 2.) et, dans les pays exportateurs de ressources minérales, la bonanza a partout entraîné une hausse du taux de change effectif réel des monnaies nationales, et a encouragé les importations et mis en difficulté les industries nationales. Cet effet négatif a été particulièrement sévère au Brésil, en Argentine et en Colombie. Beaucoup moins au Mexique, notamment en raison d’un salaire minimum fixé très bas.
[5] Voir par exemple Simon Schmit, « Amérique du Sud : la droitisation du sous-continent le plus à gauche depuis 20 ans », Diploweb.com, 2018.
[6] Après que cette même droite se fut opposée pendant toute l’année 2015 aux mesures d’austérité présentées par Joaquim Levy, le très orthodoxe ministre des Finances à qui Dilma Rousseff avait fini par se résigner à demander de redresser les finances publiques. Et après la destitution, le nouveau ministre des Finances, Henrique Meirelles, n’a pas mieux réussi à faire voter par le Congrès sa réforme emblématique, celle des retraites. S’il fallait prouver que les accusations de « pedalagem » n’étaient qu’un prétexte…
[7] Certaines enquêtes (Latinobarometro, Afrobaromètre) incluent cependant des questions sur l’exposition directe à la corruption.
[8] On est loin de la modestie du président colombien Julio Cesar Turbay (1978-1982) qui déclarait pendant sa campagne électorale vouloir « ramener la corruption à ses justes proportions ».
[9] L’appui d’un réseau majeur de communication traditionnel (par exemple Globo au Brésil ou Televisa au Mexique) n’est pas pour autant à négliger.
[10] Entendu à São Paulo : « Ma femme de ménage peut maintenant s’acheter le même parfum que moi ». Ce n’était pas de l’humour.
[11] Alain Rouquié, A l’ombre des dictatures. La démocratie en Amérique latine, Albin Michel, 2010, p. 70.
[12] On rappellera à cet égard l’édifiante réponse de Jair Bolsonaro à l’animatrice Preta Gil (fille du musicien et ancien ministre de la Culture Gilberto Gil) qui lui demandait sur TV Bandeirantes, en 2011, comment il réagirait si l’un de ses quatre fils tombait amoureux d’une femme noire : "Je ne cours pas ce risque, parce que mes fils ont été très bien élevés et n’ont pas vécu dans l’environnement que tu as malheureusement connu." Voir aussi le face-à-face entre Sonia Braga et Humberto Carrão dans Aquarius, le film de Kleber Mendonça Filho (2016).
[13] L’élection brésilienne a en partie été l’expression exacerbée du triomphe du plus fort et du mépris du faible. Mais, au-delà du Brésil, on peut hélas se demander si l’absence du sens de l’intérêt collectif n’est pas largement dominante dans la région, si la plupart des Latino-américains ne suivent pas Margaret Thatcher et son « There is no such thing as society ».
[14] Même si plusieurs pays s’affichent « fédéraux » : les « Etats-Unis du Mexique », la « République fédérative du Brésil » ou l’Argentine, les pouvoirs effectifs des Etats ou des provinces sont très loin de ce qu’envisageaient les fédéralistes du XIXème siècle.
[15] En français, éd. Seuil, 1968.
[16] Voir par exemple Tulio Halperin Donghi, Historia Contemporánea de América latina, Alianza Editorial, 1996, notamment les chapitres 3 (« La larga espera : 1825-1850 ») et 4 (« Surgimiento del orden neocolonial »).
[17] Le pic de violence se situe probablement en Argentine à partir de 1870, avec les guerres dites de « Conquête du Chaco » et de « Conquête du Désert » et la quasi extermination des peuples mapuche, pampa, ranquel et tehuelche. Mais on trouve aussi des épisodes génocidaires au XXème siècle, au cours des guerres civiles centro-américaines dans les années 70 et 80, et le Chili nie toujours l’existence d’une « question mapuche ».
[18] Selon de multiples sources, le président Álvaro Uribe (2002-2010) avait lui aussi pendant ses mandats pris des contacts avec les guérillas (FARC et ELN), malgré son opposition féroce aux accords signés ultérieurement par Santos.
[19] La campagne en faveur du « non » à l’accord de paix est un modèle du genre, sur lequel on dispose d’informations exceptionnelles, le directeur de campagne ayant benoîtement détaillé sa stratégie quelques semaines après son succès. Juan Carlos Vélez a ainsi expliqué que sa campagne avait été explicitement fondée sur la peur : pour chaque composante de l’électorat avaient été identifiés le ou les thèmes les plus susceptibles de l’effrayer dans l’accord de paix, au besoin en inventant de toutes pièces des thématiques n’y figurant pas. Par exemple, la « théorie du genre » pour les évangélistes et les catholiques traditionalistes, la confiscation des terres pour les petits propriétaires ruraux, le versement d’un salaire de 500 USD par mois aux membres des FARC pour les plus pauvres, et jusqu’à une supposée condamnation de l’accord de paix par Mario Vargas Llosa pour les lecteurs de romans. La naïveté (ou le cynisme) du directeur de campagne du « non » allait être punie : Álvaro Uribe l’expulsait sans attendre de son parti. Mais la campagne victorieuse de Jair Bolsonaro au Brésil n’est pas sans rappeler ce « marketing du mensonge ».
[20] On ne fait pas ici seulement allusion à la corruption. Un des gangs de narcos les plus violents du pays, Los Zetas, était constitué essentiellement d’anciens policiers.
[21] Notamment sur les produits de l’agro-industrie (soja, éthanol, jus d’orange…), secteur au cœur de l’électorat de Jair Bolsonaro.
[22] Le renversement en 1989 du dictateur – et correspondant de la CIA – Manuel Noriega par l’« Opération Juste Cause » a fait entre 500 (chiffre américain) et 3000 (chiffre panaméen) victimes panaméennes, essentiellement des civils.
[23] Le Venezuela disposait aussi d’un marché intérieur de taille suffisante, et menait une politique tarifaire tout aussi protectionniste. Mais à de rares exceptions près (alimentation, bière …), cela n’a pas suffi à encourager la création d’une industrie nationale en dehors de la première transformation des ressources naturelles, sans doute en raison d’un taux de change très surévalué.
[24] Tous les grands pays de la région, sauf la Colombie, firent alors défaut sur le service de leur dette extérieure.
[25] John Williamson, « What Washington Means by Policy Reform », in J. Williamson, éd., Latin American Adjustment : How Much Has Happened ?, Institute for International Economics, 1990.
[26] Les gouvernements latino-américains ont fini, avec la TVA qu’ils n’ont encore aujourd’hui de cesse d’étendre, par adopter la solution du grand économiste Alphonse Allais : « Il faut prendre l’argent là où il se trouve : chez les pauvres. D’accord, ils n’en ont pas beaucoup, mais ils sont si nombreux ! ».
[27] John Williamson, « What Should the Bank Think about the Washington Consensus ? », Peterson Institute, 1999.
[28] Le coefficient de Gini mesure la totalité de la courbe de distribution des revenus. Il est compris entre 0 (égalité parfaite, tout le monde a exactement le même revenu) et 1 (situation dans laquelle la totalité des revenus est perçue par un seul individu). Il ne donne qu’une indication imparfaite de la distribution des revenus, en raison de la médiocrité des sources statistiques (souvent fiscales) utilisées pour le calculer, en particulier dans les pays émergents, où l’on peut soupçonner que ces sources conduisent à le sous-estimer.
[29] Par le Programme des Nations Unies pour le Développement. Voir http://hdr.undp.org/en/composite/MPI
[30] Commission Economique pour l’Amérique latine et les Caraïbes. Hanni, M., R. Martner y A. Podestá, « El potencial redistributivo de la fiscalidad en América Latina », Revista de la CEPALC n°116, 2015.
[31] Il est vrai que dans beaucoup de pays latino-américains, certains produits de base (la « canasta familiar ») sont exemptés de TVA ou taxés à un taux réduit. Mais on voit aussi que tous les gouvernements de droite (il y a là une petite différence entre les politiques fiscales de droite et de gauche) de la région tentent de faire disparaître ce modeste allègement fiscal accordé aux plus modestes.
[32] Une anecdote personnelle. Au cours d’un entretien avec un brillant haut responsable du ministère mexicain des Finances, pendant lequel il m’expliquait, pour me rassurer (j’étais banquier) que la réforme fiscale prévue allait compenser les pertes de recettes consécutives à la chute du prix du pétrole, j’ai timidement suggéré que peut-être, cette réforme fiscale était l’occasion d’aller au-delà, et d’augmenter les recettes fiscales et la capacité d’intervention du gouvernement (faible au Mexique, comme on le constate très vite). Réponse du brillant haut responsable : « Para qué ? », « Pour quoi faire ? » Il ne semblait avoir jamais vu la rue (et je suis loin d’avoir vu le pire à Mexico), ni les villages misérables de l’état d’Hidalgo, à moins de 100 kilomètres de Mexico, et encore moins les gamins cul-nu du Chiapas.
[33] Quelques nationalisations dans les secteurs minier et pétrolier sont toutefois encore en cours d’arbitrage international.
[34] On rappelle aussi la sortie conflictuelle de Suez en 2006 de la distribution des eaux à Buenos Aires, qui n’a été résolue qu’en 2018.
[35] Il faut toutefois rappeler que l’Equateur a délibérément fait défaut sur une partie de sa dette obligataire en décembre 2008, le président Correa estimant que certaines transactions étaient « illégitimes », d’une part parce qu’elles n’avaient pas été approuvées dans les formes requises, et d’autre part parce qu’une partie des financements ainsi obtenus aurait été détournée de leur objet. Cette décision d’un gouvernement de gauche pourrait inspirer dans le futur un éventuel gouvernement vénézuélien de droite ou de gauche, au sujet d’une partie de la dette contractée auprès de la Chine ou de la Russie.
[36] Le cas de l’Equateur, où la banque centrale n’a qu’un rôle très limité depuis la dollarisation en 2000, est particulier.
[37] Pour les données fiscales, la source est Revenue Statistics in Latin America and the Caribbean, 1990-2016, OECD, 2018.
[38] Au Costa Rica, Carlos Alvarado (PAC, centre-gauche) vient cependant d’obtenir du Congrès une réforme fiscale significative qui alourdira l’imposition des hauts revenus et des revenus du capital.
[39] Voir Daude, Christian, Lustig N., Melguizo A., Perea J.R., On the Middle 70%. The Impact of Fiscal Policy on the Emerging Middle Class in Latin America using Commitment to Equity, CEQ Working Paper 72, 2017.
[40] Voir notamment le chapitre 4 de l’étude de la Banque Interaméricaine de Développement, Mejor Gasto para Mejores Vidas, 2018. La plupart des chiffres de ces paragraphes sont extraits de cette étude.
[41] Il y a cependant des fuites, même dans ces programmes ciblés. Selon la Banque Interaméricaine de Développement (op. cit., 2018), plus d’un quart des familles non pauvres bénéficieraient de ce type de transferts, et elles en recevraient près de 40% (cf. graphique 4.12, p. 131).
[42] Il est difficile d’isoler précisément l’impact de Bolsa Familia. Celui du niveau d’activité économique est certainement plus décisif, comme le montre la remontée des taux de pauvreté et d’indigence (ou « pauvreté extrême ») au Brésil à partir de 2015, quand l’économie brésilienne est entrée en récession. Les augmentations du salaire minimum décrétées par Lula puis Dilma Rousseff ont également eu un impact décisif.
[43] Banque Interaméricaine de Développement (op. cit., 2018), graphique 4.14, p. 135.
[44] Selon la Banque Interaméricaine de Développement. Une étude du ministère brésilien des Finances (rapport Souza, Nogueira, Siqueira, 2018), citée par « Robin Hood in reverse : the crisis in the Brazilian state », Financial Times, 15 septembre 2018, estime pourtant que les transferts monétaires, en particulier les retraites, vont de manière disproportionnée au quintile aux revenus les plus élevés.
[45] Citées par la Banque Interaméricaine de Développement (op. cit., 2018), p. 128.
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