Hervé Théry, directeur de recherche émérite au Creda (CNRS et Paris Sorbonne Nouvelle) et professeur à l’Universidade de São Paulo (USP). Co-directeur de la revue en ligne « Confins », il s’appuie pour cette conférence sur les travaux qu’il a récemment dirigés pour celle-ci et pour la revue « Outre Terre » (n°56) : « Le Brésil et la révolution géopolitique mondiale ». Ces deux publications sont présentées en pied de page. Une conférence co-organisée le 27 février 2020 par Diploweb.com et l’ADEA MRIAE de l’Université Paris I, en partenariat avec le Centre Géopolitique, au Centre de colloques du Campus Condorcet. Images et son : J. Rocques. Photos : P. Verluise et Arthur Devaux Moncel. Montage : J. Rocques et P. Verluise. Résumé pour Diploweb.com : J. Boucher.
Cette conférence magistrale offre une compréhension géopolitique maitrisée du Brésil et des dynamiques à l’œuvre. Croisant actualité, société et territoires, H. Théry présente le Brésil avec de nombreuses illustrations, de manière précise, nuancée et pédagogique. La vidéo est accompagnée d’un résumé validé par le conférencier.
Résumé par Joséphine Boucher pour Diploweb.com
« Quelle géopolitique du Brésil sous Bolsonaro ? » L’élément majeur de cette question est le point d’interrogation final. Il n’est en effet pas question ici de dire ce qui va se passer dans les mois et les années qui viennent et d’engager une spéculation sur l’avenir à court terme. Il s’agit plutôt d’offrir des éléments qui permettent de comprendre la situation brésilienne et ses causes, ce qui s’est passé depuis un an maintenant et d’essayer d’imaginer ce qui pourrait arriver par la suite.
Il convient tout d’abord de rappeler un fait : beaucoup d’observateurs n’avaient pas anticipé l’élection de Jair Bolsonaro (octobre 2018, en fonction depuis janvier 2019), de sorte qu’elle a pu être ressentie comme un véritable tremblement de terre politique au Brésil. Comment en est-on arrivé là ? Pour essayer de comprendre cela, il faut analyser des faits, mesurer des tendances et tenter de les expliquer. Pour ce faire, la réflexion s’appuie sur deux numéros des revues « Outre Terre » et « Confins » et sur des images, des photographies, des cartes commentées, autant de précieux avantages comparatifs de géographe et de sources signifiantes, qui donnent à voir et comprendre un contexte.
Venons-en au premier point de réflexion, à savoir le contexte. Autrefois couvert d’éloges, le Brésil semblait décoller. Victime d’un brutal et inattendu changement de perception, il est devenu un pays sur le point de s’écraser, puis trahi. Tel qu’on le perçoit en France, c’est l’histoire d’un retournement de l’opinion et d’une déchéance. Le Brésil mérite-t-il tant d’éloges ou tant d’indignité ? À vrai dire, ni l’un ni l’autre.
Après l’élection de Jair Bolsonaro sont apparus nombre d’images détournées et de caricatures et autant de colloques interrogeant la nature fasciste ou pas du Brésil. Rappelons-nous ici la formule tirée d’une fameuse estampe du peintre espagnol Francisco de Goya : “Le silence de la raison produit des monstres“. Autrement dit, les instants où l’on baisse la garde d’une certaine rationalité, d’un certain bon sens, et où la raison endormie est envahie, assaillie par d’inquiétantes créatures, sont des moments de plus grande crédulité, de faillite de la raison et d’abandon des bases scientifiques de l’analyse.
Pour réfléchir à cette situation, il semble intéressant de parcourir quelques-unes des cartes qui ont été produites dans les revues Outre Terre et Confins et qui y sont présentées, afin de donner des éléments visuels pour penser et analyser la situation. Parmi eux, notons les deux cartes de représentation du monde selon Lula et selon Bolsonaro, créées avec Michel Korinman. Entre la manière dont les autorités brésiliennes voyaient le monde sous Lula (Triade, pays des BRICS, lusophonie) et ce que l’on peut imaginer de la façon dont Bolsonaro, qui se qualifie lui-même de « Trump tropical », voit le monde réparti et divisé en pays respectables, dangereux et hostiles, voilà deux conceptions du monde bien distinctes. Quant aux cartes des premier et second tours des élections présidentielles de 2018, elles attestent et rendent visible une fracture brésilienne qui, si elle est observée depuis longtemps, est ici flagrante entre les régions où Haddad, le candidat désigné par Lula pour le parti des Travailleurs (PT), était en tête, et celles où Bolsonaro était en tête. La carte du deuxième tour, avec ses cercles correspondant au nombre d’électeurs et la couleur à la prédominance, témoigne à ce titre d’un Brésil coupé en deux. Quand le Sud le plus peuplé et l’axe vers le Nord-Ouest a voté Bolsonaro, le Nordeste au sens large a voté Haddad. Cette fracture territoriale et politique du pays se manifeste aussi dans l’observation des cartes des élections depuis 1998. Après avoir progressivement gagné du terrain pour ensuite prendre le pouvoir dans presque tous les États, le rouge du parti des Travailleurs fait face au reflux de la vague au profit des partis de centre-droite puis d’extrême-droite en 2018. Ce rejet massif et viscéral du parti des Travailleurs est l’un des ressorts majeurs de cette surprise de l’élection de Jair Bolsonaro.
Dès lors, il est possible de faire des rapprochements, en regardant si les phénomènes coïncident, concordent, se recoupent. La carte des familles bénéficiaires de la Bolsa familia est à ce titre intéressante. Cette sorte de système d’allocation familiale étendue permet à des gens très pauvres de recevoir de l’argent tous les mois, de façon assurée, à condition notamment que les enfants soient scolarisés et que les vaccinations soient effectuées. Ces montants, qui pour les individus des classes moyennes et supérieures sont bas, mais qui pour leurs bénéficiaires sont extrêmement importants, peuvent représenter jusqu’à la moitié de leurs revenus annuels, eux-mêmes très bas. Ainsi, attribué sous forme de carte de crédit tous les mois et dans 97% des cas aux femmes, c’est un revenu non négligeable, régulier, en liquide, et dont se sont souvenus au moment de l’élection les principaux bénéficiaires qui vivent dans le Nordeste. La fidélité du Nordeste jusqu’à ce jour au Parti des Travailleurs trouve ses racines dans ce système. L’analyse est similaire et conduit à des observations semblables lorsqu’on fait une étude intégratrice de toute une série d’indicateurs sociaux.
La production agricole, secteur majeur au Brésil, est aussi duale, tout comme il y a deux Brésil et deux lignes politiques en 2020. Avant que le Centre-Ouest devienne le grenier du Brésil (coton, soja, maïs), il était, jusque dans les années 1970, une région presque vide et qui semblait dénuée d’intérêt. En votant massivement pour Bolsonaro, ces régions ont largement contribué au renversement politique du pays, et les cartes témoignent de la coïncidence marquée entre front pionnier, élevage bovin et vote à l’extrême droite. Il a d’ailleurs été dit que l’élection de Jair Bolsonaro à la présidence de la République avait été faite par les “3B“, à savoir le bœuf, la Bible et les balles. L’élevage des bœufs, les cultes néo-pentecôtistes et évangéliques, ainsi que la revendication de pouvoir faire un usage libre des armes dans un des pays les plus violents au monde coïncident fortement dans certaines régions.
Ainsi, pour comprendre le Brésil d’aujourd’hui, il faut mener une analyse associant conservatisme social, montée du protestantisme pentecôtiste sur le littoral et dans les grandes villes et progression des idées réactionnaires. Le Brésil est un pays touché par une criminalité élevée, qui s’est déplacée dans les États du Nord Nord-Est, là où les problèmes sociaux sont les plus aigus, et par des violences, notamment des conflits agraires suscités par la politique de réforme agraire de redistribution des terres aux paysans pauvres.
Car il est une région singulière dans le Brésil d’aujourd’hui : le Nordeste. Depuis longtemps, elle est perçue comme la région à problèmes du Brésil. Mais est-ce toujours le cas ? Il semblerait que oui, à en juger par la concentration des industries de transformation dans le Sud du pays. Toutefois, il convient de prendre en compte deux éléments nouveaux : le Nordeste touristique et le Nordeste de l’agro-business. En effet, c’est dans cette région au climat aride que se développent des pôles de production de fruits et légumes, grâce à des systèmes d’irrigation qui permettent notamment de produire des vins de qualité moyenne et des alcools. Entre oasis de productions destinées à l’exportation européenne et américaine et « beach parks » et « resorts » du bord de mer, le Nordeste est une région décomposée, dans le sens où son unité fédérale se compose d’archipels de grande pauvreté et de richesse. S’y côtoient des situations sahéliennes et des pôles branchés sur le commerce international.
Enfin, il convient de faire un point sur un aspect majeur de la politique de Bolsonaro, à savoir le chemin choisi et suivi en termes de questions environnementales. Tout d’abord, un élément révélateur de la ligne politique du gouvernement actuel : le ministère de l’Environnement, d’abord considéré comme inutile, était voué à être supprimé. S’il ne l’a finalement pas été (à la demande du ministère de l’Agriculture), le ministre qui a été choisi pour l’occuper a été condamné pour crime écologique alors qu’il était secrétaire à l’Environnement de l’État de São Paulo. Sa politique est claire, explicite et assumée : démonter le système de protection de l’environnement du Brésil et protéger la production agricole, même dans les régions amazoniennes. Celles-ci, qui ont été au cœur de l’actualité lors des incendies de 2019, semblent être le reflet à elles seules du virage environnemental brésilien. En effet, la courbe du défrichement était dans les dernières années plutôt dans une tendance descendante, de l’ordre de 30 000 km2 par an jusqu’en 2000 - 2005, puis aux environs de 5 000 km2 soit 6 fois moins. En 2019, le défrichement a de nouveau triplé, ce qui illustre la politique actuelle d’anti-protection environnementale voire d’encouragement explicite au défrichement. Les cartes des feux par États en 2016 et en 2019 illustrent à ce titre l’augmentation fulgurante des foyers d’incendie presque partout dans le pays. Mentionnons également une autre grande ressource brésilienne et donc une autre inquiétude majeure notamment pour les populations indigènes, à savoir l’exploitation de son potentiel hydro-électrique. Les terres des peuples amérindiens sont en effet constamment menacées par le gouvernement de Bolsonaro.
Pour finir, il est nécessaire de tenir compte de la complexité du Brésil. Dirigé par un président appuyé par de larges secteurs de la société, qui gouverne par le verbe et qui accapare le débat, ce n’est pas pour autant un pays fasciste. Les parentés avec le régime militaire de 1964 à 1985 sont revendiquées, on peut certes penser à un retour réactionnaire actuel, et il est très difficile de prédire l’évolution du pays. Cependant, derrière la crise politique, n’oublions pas les atouts non négligeables d’un pays qui jouit d’une immensité territoriale, de vastes ressources agricoles et minières, d’une population stabilisée et assez qualifiée, et d’une indépendance énergétique presque totale.
NDLR : Ce résumé par Joséphine Boucher a été relu et validé par Hervé Théry.
Copyright pour le résumé Avril 2020-Boucher/Diploweb.com
Institut des Amériques, Hervé Théry, Covid-19 au Brésil : aggravants, scénarios et risques. Avec plusieurs figures commentées. Manuscrit clos le 24 avril 2020.
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Confins
Confins est une revue franco-brésilienne de géographie, consacrée à la publication d’articles originaux, en français ou en portugais et à des traductions d’articles existants. Abondamment illustrés, les articles portent sur des sujets brésiliens, français ou autres, avec une préférence donnée aux articles comparatifs et aux articles de Brésiliens sur l’Europe.
La revue diffuse dans les deux sens les acquis de la recherche en géographie, dans toutes ses composantes, avec toutefois une priorité à la géographie régionale. Sur les approches, aucune exclusive mais toute l’exigence d’une revue scientifique, et donc la validation des articles par des comités internationaux.
Outre-Terre - "Le Brésil et la révolution géopolitique mondiale"
Le numéro 56 de la revue Outre-Terre est disponible en téléchargement. Comprenant quelque 300 pages et coordonné par Hervé Théry, directeur de recherche émérite au CNRS-Creda et professeur invité à l’Université de São Paulo, le numéro 56 s’intitule, "Le Brésil et la révolution géopolitique mondiale". Vingt-deux auteurs brésiliens et étrangers ont contribué à ce numéro.
Voir Outre-Terre, n°56, "Le Brésil et la révolution géopolitique mondiale" dirigé par Hervé Théry, sur le site des éditions Ghazipur ; sur le portail Cairn
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