Ancien élève de Sciences Po Paris, de l’Institut européen de la London School of Economics et de l’Université Paris-Dauphine, Olivier Marty est enseignant-chercheur en Questions européennes à SciencesPo, HEC et l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Il a exercé précédemment comme économiste à la Société Générale et à la Banque de développement du Conseil de l’Europe.
Avec le recul de trente ans, les espoirs que portait l’année 1989 en termes de libéralisme, d’intégration européenne, et de renforcement du lien transatlantique semblent, à la lumière du cas britannique, avoir été durement malmenés. Les choix économiques fondamentaux du Royaume-Uni actés depuis une trentaine d’années ont suscité une colère populaire fragilisant autant le pouvoir politique que l’influence de l’État sur le destin de l’Europe communautaire.
LA DECISION du peuple britannique, exprimée lors du référendum du 23 juin 2016, de quitter l’Union européenne, fut aussi inédite que contre-intuitive au regard de la stratégie contemporaine de Londres vis-à-vis de l’organisation. Entre opposition dogmatique à toute dynamique fédérale et empirisme rationnel, le Royaume-Uni avait longtemps su s’accommoder d’un statut d’État membre lui permettant essentiellement de tirer parti d’une vaste intégration commerciale avec le continent. Maintien dans l’Union, négociations régulières « d’opt outs » [1] et valorisation du lien transatlantique, constituaient aussi, plus spécifiquement, les trois piliers de la politique européenne contemporaine du parti conservateur [2], ainsi battus en brèche par le suffrage populaire. Dans le même temps, le « Brexit » a révélé un malaise national profond prenant assise sur de graves inégalités et une crise identitaire. Dès lors, il y a lieu de se demander si l’évolution politique, économique, et sociale du pays ne fut pas, en quelque sorte, négativement corrélée à la capacité du Royaume-Uni à défendre sur le long-terme ses conceptions idéologiques et ses intérêts dans l’Union européenne. Sa volonté de retrait ne signifie-t-elle pas à la fois l’usure d’un modèle économique et d’une pratique du pouvoir comme le rejet d’une Europe communautaire dans laquelle le pays estima au fil des ans ne plus trouver sa place ? Nous verrons dans une première partie que la période 1989-1997 est celle d’un isolement idéologique du Royaume-Uni dans l’Union, concomitante à la fin de l’ère thatchérienne. Dans une deuxième partie, nous analyserons la façon dont le pays sut, entre 1997 et 2010, y reconquérir une position relativement centrale, toutefois soumise aux infortunes du « blairisme ». Enfin, la troisième partie soulignera la marginalisation croissante du Royaume-Uni dans l’Europe communautaire observée de 2010 à 2016, alors que la crise financière mit à mal la cohésion populaire et la légitimité des institutions.
De prime abord, l’année 1989 aurait pu marquer l’apogée du gouvernement Thatcher en Grande-Bretagne et en Europe. D’un côté, la chute du Mur de Berlin symbolisa le triomphe des libertés politiques, puis économiques, pouvant toutes deux être perçues, à ce moment précis, comme un âge d’or de l’idéologie de la Dame de fer appliquée sans relâche dans son propre pays. De l’autre, la perspective tôt envisagée de voir la Communauté européenne s’élargir aux anciens pays du bloc soviétique et ainsi permettre la constitution d’un vaste ensemble commercial vidé de toute substance politique pouvait être perçue comme allant dans le sens des intérêts européens fondamentaux de Londres. Plus généralement, le « moment 1989 », confirmé très vite par la dislocation de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS, 1991), marque une victoire stratégique de l’Occident, dont le Royaume-Uni s’est toujours volontiers présenté, en vertu de la « relation spéciale » qui l’unirait aux États-Unis, comme une clé de voûte. Pourtant, 1989 ouvre aussi, paradoxalement, le début de la fin de l’ère Thatcher au plan domestique et européen. En novembre 1990, en effet, le Premier ministre britannique ne peut pas résister à un complot ourdi dans son propre camp politique dans un contexte de vive opposition populaire à un impôt jugé injuste, la « poll tax », votée en 1989 [3]. Du même coup, son intransigeance vis-à-vis de ses pairs européens, qui la vit des années durant défendre sans relâche le rabais budgétaire britannique (1984) et s’opposer à la dynamique fédérale de ce qui allait devenir l’Union européenne en 1993, cessa. En Grande-Bretagne, comme en Europe, la perspective semblait dégagée pour de nouveaux horizons.
Quelles étaient les causes apparentes de ce paradoxe ? Au plan économique, si Margaret Thatcher sut profondément moderniser l’économie et élever le niveau de vie britanniques en menant une politique constante de dérégulation, de privatisations et d’ouverture commerciale, la montée des inégalités et de la précarité que son action a favorisées fut insupportable à un large pan de la population. Dans le champ de la politique intérieure, la radicalité de ses choix, un gouvernement par trop personnel et la fin prévisible du repoussoir communiste, qui la priva d’ennemi et donc de légitimité, finirent par susciter un rejet massif. En Europe, son attitude vis-à-vis des évènements attesta également d’une nette marginalisation. Sitôt le Mur de Berlin tombé, le Premier ministre eut en effet un réflexe de crainte face à la perspective d’une réunification allemande, que confirme par la suite le poids économique et politique prépondérant de Berlin. Opposant la stabilité de l’ordre géopolitique à la chute du Mur puis de l’URSS, Thatcher apparut isolée dans le concert des chefs d’État européens qui jugeaient, de leur côté, malgré quelques réticences, inéluctable de voir l’Europe réunifiée. Ainsi la Dame de fer donna-t-elle le sentiment, à Londres et en Europe, d’être dépassée par les évènements et de ne pas comprendre les attentes populaires. La fin de règne d’une personnalité politique incarnant tout à la fois un courant de pensée libérale, l’unité occidentale, et le réformisme radical, qui allèrent pourtant tous triompher dans les années suivantes, put donc être perçue, à cette époque, aussi étonnante que sévère.
Incontestablement, la fin des années 1980 constitue une césure qui marque le net isolement idéologique du Royaume-Uni au sein de la Communauté. Margaret Thatcher signa certes l’Acte unique de 1986, qui visait à parachever le marché commun d’ici 1993 : ce projet était tout à fait conforme à son attachement à la dimension commerciale de l’Europe communautaire. Toutefois, elle ne vit pas qu’en étant complémentaire à la perspective d’une monnaie unique, ce texte ouvrait la voie à l’Europe politique [4]. De même, elle ne put s’opposer à la préparation du Traité de Maastricht (1992), qui posa les bases de l’Union économique et monétaire (UEM) et prévoyait l’introduction de l’euro en 1999. Selon l’historien C. Moore, il était donc logique que cette période marquât le début d’une « phase violente » de confrontation entre le Premier ministre britannique et Jacques Delors, alors Président de la Commission européenne [5]. Les deux conceptions de l’Europe communautaire défendues par ces deux figures étaient en effet clairement opposées : l’une croyait à l’Europe économique, inter-gouvernementale, et servant les intérêts occidentaux au sein d’une alliance atlantique forte, quand l’autre était un ardent défenseur de l’Europe politique et sociale mise en musique et légitimée par des institutions de type fédéral. Dans ce contexte, les discours de Bruges (1988), de Westminster (1990) et de La Haye (1992) [6] de Margaret Thatcher sonnèrent chacun comme le chant du cygne d’une figure historique favorable à la seule entente d’États souverains et indépendants, unis pour et dans un vaste marché. A Bruxelles, le temps était à l’approfondissement d’une Europe intégrée qui ne risquerait pas, croyait-on alors, de se dissoudre dans une dynamique d’élargissement ouverte véritablement en 1993, lors du Conseil européen de Copenhague.
La marginalisation du Royaume-Uni en Europe se poursuivit sous les gouvernements méritoires, mais affaiblis, de John Major (1990-1997). Fidèle de Margaret Thatcher, le nouveau Premier ministre acceptait certes de signer le Traité de Maastricht (1992) en obtenant de ne pas voir son pays participer à la monnaie unique [7] ou être lié à la Charte sociale européenne. Mais il plaça du même coup le Royaume-Uni en marge de l’intégration monétaire, et donc politique, de l’Europe, précisément au moment où une grave récession (1990-1993) fit tancer l’activité du pays et sa prestigieuse devise (crise de la Livre, septembre 1992). Si Major gagna les élections de 1992 et parvint à sortir l’économie de l’ornière en 1993, il dut faire face, durant tout son mandat, à une vive opposition interne à son propre parti, tant sur la question européenne que sur la philosophie générale de sa politique. Son autorité affaiblie refléta en somme l’usure du pouvoir conservateur. La chance du Premier ministre fut sans doute d’être face à une opposition fragile. Si le parti travailliste rompit définitivement, en 1994, sous l’influence de son nouveau « leader », Tony Blair, avec ses références marxistes, celui-ci n’était sans doute pas encore prêt à assumer un pouvoir accaparé par les Tories. De son côté, l’Europe communautaire prenait appui sur les critères de Copenhague (1993) pour préparer l’adhésion de plusieurs nouveaux États membres (Autriche, Suède, Finlande en 1995, deux îles méditerranéennes en 2004, Malte et Chypre, et 10 pays d’Europe centrale et orientale en 2004 et 2007).
Le triomphe de Tony Blair lors des élections générales de mai 1997 ouvrit la voie à un retour du Royaume-Uni en Europe. Cette conjoncture dut beaucoup aux succès de l’action intérieure, et donc à la crédibilité du nouveau gouvernement de centre-gauche : se reposant sur un socle idéologique moderne, la majorité d’alors prit en effet rapidement des mesures sociales attendues (développement et modernisation des services publics, salaire minimum, mesures fiscales, notamment) tout en parvenant à soutenir une croissance forte et pérenne. De fait, le sérieux gestionnaire et la modération politique du nouveau pouvoir furent très bien accueillis dans les capitales continentales et permirent à Londres de prendre toute sa part à la dynamique européenne. Ainsi le Royaume-Uni signa-t-il la Charte sociale associée au Traité de Maastricht et s’engagea-t-il en faveur du Traité d’Amsterdam (1997) qui organisa le passage à l’euro et acta de la réforme des institutions rendue nécessaire dans la perspective des futurs élargissements. Le gouvernement britannique négocia également avec la France les accords de défense de Saint-Malo (1998) tout en s’associant à une nouvelle, quoique timide, étape de l’Europe de la défense, concrétisée par la Politique étrangère de sécurité et de défense (PESD, Conseil européen d’Helsinki, 1999). Plus fondamentalement, le gouvernement travailliste contribuait aussi, au tournant du siècle, au corpus idéologique européen en soutenant fortement l’Agenda de Lisbonne (2000) qui devait promouvoir une « économie de la connaissance », compétitive et innovante. Si ce projet connut par la suite un succès mitigé, il témoignait d’une inflexion de la politique budgétaire et économique commune dont la nécessité fut sans cesse depuis soulignée.
La reconquête du poids politique britannique en Europe communautaire permit aussi à Londres d’y défendre intelligemment ses intérêts propres [8]. Ainsi, le gouvernement britannique fit-il, dans les années 2000, un usage habile du système de vote à la majorité qualifiée, étendue au fil des Traités préalables, en constituant des minorités de blocage au Conseil sur plusieurs dossiers politiques. Dans le même temps, il obtint le vote de textes favorables à son commerce, à ses services et aux intérêts de la City, qui constituent depuis toujours une priorité stratégique transpartisane de la classe politique britannique. Tony Blair se prononçait également en faveur des élargissements à l’Est (2004, 2007), qui serviraient ultérieurement les intérêts commerciaux du pays tout en fragilisant l’unité politique de l’Europe. Au milieu des années 2000, le Premier ministre put également peser sur le choix du Premier ministre portugais, José Manuel Barroso, au poste de Président de la Commission (2004) au service d’un agenda libéral contesté dans de nombreux pays. De même, s’il accepta le projet de Traité constitutionnel européen (2004), il se prononça à l’occasion de sa négociation en faveur du maintien du vote à l’unanimité sur les politiques sociales, judiciaires et financières et s’opposa à davantage d’intégration en matière de fiscalité, de défense et de diplomatie. On vit à travers ces actions et lors de ses discours de Gand et de Varsovie (février et novembre 2000) que Tony Blair n’était pas fédéraliste mais bien favorable à une Europe pragmatiquement orientée au service de ses intérêts économiques au sein d’une alliance atlantique revigorée par la lutte commune contre le terrorisme.
L’image du dirigeant britannique fut néanmoins ternie, tant en Grande-Bretagne qu’en Europe, par son soutien déterminé à la guerre d’Irak (2003). En s’alignant sur la politique belliqueuse du Président américain George W. Bush (2001-2009), Tony Blair fragilisa durablement son crédit intérieur et contribua concomitamment à diviser les États européens. D’un côté, le Royaume-Uni, l’Espagne et le Portugal, soutenus tacitement par plusieurs États d’Europe centrale et orientale, se déclarèrent favorables à une intervention militaire pourtant illégale au regard du droit international lors du sommet des Açores (16 mars 2003). De l’autre côté, la France et l’Allemagne, associées à la Russie, s’opposèrent à une campagne dont on verra par la suite qu’elle fut lourde de conséquences sécuritaires et stratégiques. A cette époque, la participation britannique aux destinées de l’Europe commença à se faire plus difficile. On nota par exemple que lors des négociations budgétaires du cadre financier pluriannuel 2007-2013, Tony Blair ne voulut pas remettre en cause la ristourne budgétaire britannique, et qu’il ne souhaita pas, ensuite, reprendre l’épineux flambeau de la réforme institutionnelle mise à mal par le rejet du Traité constitutionnel acté par la France et les Pays-Bas (printemps 2005). Au cours de cette période, l’Union elle-même se trouvait à bien des égards dans un état de léthargie politique, caractérisé par de nombreuses divisions internes et l’absence de projet collectif mobilisateur.
Le mandat de Gordon Brown (2007-2010) fut surtout associé à l’usure du pouvoir travailliste. La grave crise financière mondiale qui toucha le Royaume-Uni avec la faillite de la banque Northern Rock (été 2007) fut tôt imputée au nouveau Premier ministre, qui n’avait pas su, voire voulu, lors de son mandat de Ministre des Finances (1997-2007), suffisamment réguler le secteur financier. La situation des classes populaires les moins favorisées, qui n’avait guère été améliorée par le pouvoir « blairiste », se trouva aggravée par la forte récession de 2008-2009. Les classes moyennes, certes enrichies depuis les années 1980, craignirent quant à elles le déclassement sur fond de trouble identitaire et de crise politique (scandale des frais excessifs des parlementaires). Au total, la logique du libéralisme mondialisé, favorisée par l’action pourtant très novatrice et à bien des égards efficace du duo Blair-Brown, fut perçue par la population comme atteignant ses limites. Dans ce contexte de crise profonde, l’heure n’était donc logiquement pas à une contribution britannique substantielle à l’avancée de l’Europe : le Traité de Lisbonne (2007), mis en musique à l’initiative de la France et de l’Allemagne pour sortir de l’ornière institutionnelle, ne fut approuvé que du bout des lèvres par un Premier ministre ne pouvant s’en prévaloir devant une opinion dont l’euroscepticisme allait croissant. De même, Gordon Brown s’est-il distancé des dispositifs financiers créés par la zone euro afin de venir en aide à certains de ses membres, qui permettaient du même coup une plus grande intégration de l’union monétaire (2010-2012). En revanche, sa contribution intellectuelle substantielle à la réponse globale à apporter à la crise fut unanimement saluée, tant au plan international qu’européen.
L’action de la coalition inédite formée au printemps 2010 par les conservateurs et les libéraux-démocrates fut initialement prometteuse. Au plan économique, une politique d’austérité budgétaire sévère, caractérisée par des baisses de dépenses publiques massives, des hausses plus modestes d’impôts, et des privatisations, laissa tôt espérer une revivification de la croissance et la restauration des comptes publics, qui pouvaient être mises au crédit d’un gouvernement réformiste. La trajectoire macroéconomique de la Grande-Bretagne fut néanmoins heurtée : la hausse de la croissance ne fut que modérée dans un premier temps, faisant craindre le risque d’une nouvelle récession (2011-2012), tandis que la dette publique s’emballait et que l’objectif d’équilibre budgétaire, initialement prévu pour 2015, dut être repoussé à 2018. Dans le domaine politique, la volonté affichée des conservateurs de prendre un virage social, avec leur projet phare de « Big society », semblait rompre avec les années Thatcher et crédibiliser une pratique du pouvoir plus ouverte aux questions de société (vote du mariage homosexuel, par exemple). De leur côté, les libéraux soutenaient des réformes institutionnelles (élection de la chambre des Lords, réforme du mode de scrutin et de la carte électorale) à même de rapprocher les citoyens d’un pouvoir structuré depuis de nombreuses années par une certaine collusion des intérêts du milieu politique, de la City et des grandes industries au profit d’une élite aisée, métropolitaine, ouverte sur le monde et relativement européenne. Dans le même temps, les inégalités territoriales entre les espaces urbains et ruraux allaient croissant, comme on le vit lors du vote du « Brexit ».
Ce nouvel élan domestique aurait pu soutenir la politique résolument eurosceptique de David Cameron en Europe. Les résultats de son action furent néanmoins très contrastés. Si le Premier ministre a pu peser dans les négociations budgétaires pluriannuelles 2014-2020 faisant acter une baisse inédite de l’envelopper du budget communautaire, il ne put s’opposer à la nomination de Jean-Claude Juncker, ancien Premier ministre luxembourgeois très pro-européen, comme Président de la Commission (2014). De même, si le « leader » conservateur obtint, plusieurs nouvelles concessions relatives au statut du Royaume-Uni dans l’Union afin de favoriser un vote positif de la population britannique sur l’enjeu du « Brexit » (février 2016) [9], sa volonté de soumettre à referendum la question du maintien britannique dans l’organisation (2013) irrita plusieurs de ses pairs et le marginalisa. Il faut toutefois souligner que le pari que prit le Premier ministre en renégociant les termes de l’adhésion britannique fut une manœuvre aussi cynique qu’intelligente : en faisant levier d’un contexte de « polycrise » et de divisions multiples des États membres, David Cameron put bien obtenir des concessions sur le statut britannique. Partant, celles-ci étaient de nature à conforter sa légitimité populaire et la cohésion de son parti et lui donnaient un levier de fragilisation substantiel de la dynamique européenne. Si le referendum avait été négatif, Cameron aurait sans doute redonné du crédit à la politique usuelle des conservateurs, bâtie sur le triptyque « maintien dans l’UE-négociation « d’opt outs »-valorisation du lien transatlantique » [10].
En définitive, l’influence britannique en Europe se trouva, comme au cours de la fin des années Thatcher, fragilisée par la dynamique intérieure. Au plan social, plusieurs réformes du gouvernement de coalition (baisses des prestations sociales, hausses de la fiscalité, hausse des frais universitaires, mesures favorables aux professionnels financiers) nourrirent le ressentiment de pans importants de la population. Parallèlement, si l’activité économique put reprendre, et le chômage baisser, entre 2013 et 2015, les inégalités, le taux de pauvreté (20% de la population) et le sentiment de déclassement demeuraient très présents dans les esprits sur fond de forte immigration intra-européenne, notamment polonaise. [11] Au plan politique, une série de scandales (écoutes du groupe de presse Murdoch) alimentèrent la contestation populaire des privilèges de la « ruling elite », tandis que la fragilité de la coalition autour des enjeux européens, de défense, ou de réforme institutionnelle, fit voler en éclats la cohésion du gouvernement. Dans l’Union européenne, le Royaume-Uni fut donc logiquement isolé sur plusieurs dossiers [12]. Les progrès dans la gouvernance économique et budgétaire de la zone euro (2010-2012) marquèrent la volonté de ses membres de préserver « le joyau de la couronne » européenne, sans que le Royaume-Uni ne put s’y opposer. Dans le domaine financier, le vaste agenda de régulation bancaire porté par Michel Barnier, Commissaire au marché intérieur (2010-2014), remit en cause le « modus operandi » et les intérêts de la City. « Last but not least », la clarification de la dynamique communautaire autour de projets régaliens (défense-sécurité ; fiscalité ; gestion des flux migratoires, 2014-2016) où l’action de l’Union est pertinente attesta d’un « besoin d’Europe » mieux accueilli par les opinions publiques.
Le vote populaire en faveur du « Brexit » (2016) marqua certes principalement une opposition virulente de la population britannique à l’égard d’une immigration intra-européenne jugée excessive et une volonté collective, ancienne, de retrouver des éléments formels de souveraineté et d’identité spécifiquement britanniques, c’est-à-dire autant insulaires que globaux [13]. Toutefois, il est également net que ce scrutin exprima aussi, malgré la réélection inattendue de David Cameron en 2015, le désaveu d’un gouvernement dont les bonnes intentions sociales cachèrent mal des références à peine voilées aux politiques et pratiques du pouvoir thatchériennes. Fondamentalement, la crise financière, débouchant, en Grande-Bretagne comme ailleurs, sur une multiplicité d’autres crises (économique, sociale, territoriale, identitaire et éthique) nourrit sans doute la contestation d’un modèle économique et d’une perte d’autorité publique imputée aux politiques successives des gouvernements britanniques. Dans le même temps, l’incapacité de l’Union européenne à démontrer sa valeur ajoutée pour les catégories les plus modestes et les moins favorisées dans la mondialisation a sans doute également joué. Ainsi, la colère populaire britannique exprimée lors du referendum prévalu implacablement sur l’intérêt, tant commercial que stratégique, du Royaume-Uni à se maintenir dans l’Union. L’incapacité du parlement britannique à s’accorder sur l’accord de sortie négocié par Bruxelles et Londres (2017-2019), démontre bien la tension entre le peuple et ses représentants, alimentant la crise des institutions et de la classe politiques.
Avec le recul de trente ans, les espoirs que portait l’année 1989 en termes de libéralisme, d’intégration européenne, et de renforcement du lien transatlantique semblent, à la lumière du cas britannique, avoir été durement malmenés. Si le Royaume-Uni peut s’enorgueillir de demeurer une démocratie très respectable, une économie dynamique et ouverte sur le monde, et une puissance de poids, sa situation sociale, la montée des populismes, et les tensions territoriales qui le traversent attestent d’un malaise national profond qui fragilise sa tradition libérale. De son côté, la montée de l’euroscepticisme, culminant en paroxysme au moment du vote du « Brexit », exprime le rejet irrépressible d’un projet vis-à-vis duquel le pays se sentait mal à l’aise malgré les nombreux « opt outs » dont il bénéficie toujours et l’état de crise politique dans lequel l’Union se trouve depuis dix ans. Partant, la perspective de voir Londres quitter l’Union isole autant la Grande-Bretagne sur la scène internationale qu’elle porte un coup symbolique supplémentaire à la solidité du lien transatlantique. Nous avons tenté de montrer que ces mutations, loin d’être isolées, semblent au contraire devoir s’analyser conjointement : ce sont les choix économiques fondamentaux du Royaume-Uni actés depuis une trentaine d’années qui ont finalement suscité une colère populaire fragilisant autant le pouvoir politique que l’influence de l’État sur le destin de l’Europe communautaire. A l’été 2019, l’indécision chronique des parlementaires à s’accorder sur les modalités d’une sortie de l’Union interroge, à tort ou à raison, la possibilité de voir le Royaume-Uni se maintenir dans celle-ci. Parallèlement, la quête politique d’une société plus juste, d’un pacte territorial renouvelé, et de référents identitaires mieux partagés pourraient, à terme, renforcer la cohésion nationale britannique. Dès lors, il sera intéressant d’observer, au cours de la décennie qui s’ouvre, si le Royaume-Uni sera en mesure d’être à la fois plus sûr de lui et de reconquérir, d’une façon ou d’une autre, une place avantageuse en Europe communautaire ou géographique, voire dans le monde.
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Bibliographie
. Artus, P., Garatti A., Pourquoi l’Angleterre a perdu : la faillite d’un modèle économique et social, Perrin, 2010.
. Blackburn, V., Theresa May, The Downing Street Revolution, John Blake, 2016.
. Blair, T., A journey, Hutchinson, 2011.
. Goodlad, G., Thatcher, Routledge, 2016.
. Lenglet, F., Tout va basculer, Albin Michel, 2019.
. Moore, C., Thatcher : the authorized biography, Allen Lane, 2015.
. Mougel, F-C., Une histoire du Royaume-Uni de 1900 à nos jours, Perrin, 2014.
. Roche, M., Le Brexit va réussir, Albin Michel, 2018.
. Tooze, A., Crashed : how a decade of financial crises changed the world, Viking, 2018
Plus
. L. Chamontin, "Ukraine et Russie : pour comprendre"
. G-F Dumont, P. Verluise, "The Geopolitics of Europe : From the Atlantic to the Urals"
. Patrice Gourdin, "Manuel de géopolitique, éd. Diploweb via Amazon"
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[1] Les « opt outs » désignent une série de privilèges politiques accordées au Royaume-Uni au sein de l’Union européenne : les plus célèbres d’entre eux sont le rabais budgétaire britannique et le droit de Londres à ne pas rejoindre la zone euro.
[2] Selon l’analyse de Mougel, F-C. in Une histoire du Royaume-Uni de 1900 à nos jours, Perrin, 2014
[3] La « poll tax » est un impôt locatif forfaitaire, instauré par le gouvernement de Margaret Thatcher en 1989. Il fut jugé très inégalitaire par les couches les plus modestes de la population car, frappant les foyers et non les personnes, sans distinction de revenu ou de capital, il était d’autant plus lourd pour les foyers les plus pauvres.
[4] Voir Moore, C., Thatcher : the authorized biography, Allen Lane, 2015
[5] Moore, C., op cit. Pour l’historien, citant Charles Powell, ancien Conseiller diplomatique de Thatcher, trois phases caractérisent la relation du Premier ministre à la Communauté : une phase de contentieux budgétaire (culminant en 1984, lors de l’octroi du rabais britannique au Conseil européen de Fontainebleau) ; une phase d’appréciation de l’Acte unique (signé en 1986) ; et une phase « violente » de rapports difficiles avec Jacques Delors autour de la préparation de l’UEM.
[6] Dans ces trois discours, Margaret Thatcher défendit ses conceptions d’une Europe constituée d’États souverains et indépendants, de nature inter-gouvernementale plutôt que fédérale, unie par le marché plutôt que par la monnaie, et se mettant toujours au service de l’alliance transatlantique.
[7] Ce choix fut plus tard officiellement confirmé par le gouvernement travailliste en 2003, sous l’influence du peu europhile Ministre des Finances, Gordon Brown.
[8] Mougel, op cit.
[9] Les concessions obtenues par le gouvernement britannique du Conseil européen lui donnaient notamment le pouvoir de restreindre les droits des immigrés européens établis au Royaume-Uni. L’enjeu migratoire était la préoccupation la plus importante de l’électorat britannique au moment du referendum.
[10] Voir Mougel, op cit.
[11] NDLE : Selon Eurostat, le PIB par habitant en SPA (UE base 100 ) du Royaume-Uni chute de 112 en 2007 à 107 en 2016. Pendant ce même laps de temps, la Pologne bénéficie d’une dynamique ascendante, passant de 53 à 68.
[12] Mougel, op cit.
[13] Ces trois enjeux (immigration, souveraineté, identité) étaient en effet dominants dans les décisions de l’électorat.
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