Le général Lucien Poirier est décédé dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013. Il fut un des théoriciens et des fondateurs de la stratégie française de dissuasion nucléaire. Le Diploweb.com rend hommage à ce grand stratège avec cet entretien, initialement publié sur le titre « L’Europe éclatée », accordé à Pierre Verluise au moment de la crise européenne au sujet de la stratégie des Etats-Unis de G.W. Bush en Irak.
La crise irakienne (2002-2003) a été le révélateur d’une réalité profonde : il n’existe pas à cette date d’Europe unie entre, d’une part une "ancienne Europe" constituée en soi et pour soi avec une volonté d’autonomie et d’émancipation des contraintes exogènes et, d’autre part, les nouveaux candidats à l’UE.
Ce texte, dont le manuscrit a été clos en 2003, doit être compris dans son contexte. Il témoigne de l’indépendance d’esprit et de la qualité de réflexion du général L. Poirier.
Pierre Verluise : Que nous apprend la crise irakienne sur la situation en Europe au 1er trimestre 2003 ?
Lucien Poirier : La crise irakienne nous apprend que le projet d’une Europe unie - très théorique bien qu’il ait été sanctionné par le traité d’Amsterdam et les projets d’élargissement - n’est pas autant en accord avec les réalités mondiales qu’il pouvait paraître initialement.
Tout ce passe comme si on avait pensé l’Europe future isolément, à l’extérieur de ce contexte. Comme s’il suffisait d’être d’accord entre Européens, issus d’une même histoire et d’une même culture. Comme si une Europe unie pouvait se construire sur ses seules bases.
On s’aperçoit maintenant que cette Europe est inscrite dans un contexte mondial, et on aurait dû s’en douter. Cette crise du 1er trimestre 2003 est un révélateur cruel : on ne peut pas construire cette entité européenne en soi, isolément, sans tenir compte de tout un environnement dont on espérait pouvoir se retrancher.
La plupart des candidats d’Europe centrale et orientale à l’entrée dans l’Union européenne ont vu cette intégration sous son double aspect : économique et sécurité. Emancipés de la domination soviétique, ces Etats ont perçu leur entrée dans l’Europe comme aussi - et probablement même d’abord - comme une entrée dans l’OTAN. En privilégiant, comme la crise irakienne l’a montré, leur intégration dans l’OTAN, une ambiguïté s’introduit.
Alors que les "vieux européens", comme dirait Monsieur D. Rumsfeld, pensent l’Europe en soi et pour soi, autonome, dotée d’une politique de sécurité et de défense propre, d’une politique étrangère unitaire et sans tutelle extérieure, les nouveaux arrivants la pensent encore par rapport à ce monde extérieur.
D’une certaine manière, ils sont plus sensibles à la réalité présente qu’à l’avenir et nous rappellent que l’Europe ne peut pas se construire actuellement sans tenir compte de la politique impériale et de la stratégie des Etats-Unis– donc de l’existence de l’OTAN. Ces nouveaux arrivants se situent, inconsciemment, par rapport à la Russie post-soviétique qui n’inquiète pas les « vieux européens ».
P. V. Il n’empêche que les pays d’Europe centrale et orientale sont tiraillés par la mémoire de leurs relations avec la Russie soviétique.
L. P. C’est pour cela que la « vieille Europe » devrait être très attentive à l’évolution de la Russie. Pour que, précisément, il n’y ait plus de méfiance.
J’ai naguère avancé, en particulier dans "La crise des fondements" (éd. Economica, 1994) que l’OTAN n’a plus de raison d’être depuis l’effondrement de l’URSS en 1991. On ne parle plus de « l’Alliance Atlantique », l’expression ne figure plus dans le discours politique. Or l’OTAN n’existe que par rapport à l’Alliance Atlantique dont elle ne fut que l’instrument. Or, l’Alliance Atlantique n’a plus de raison d’être puisqu’il n’y a plus, depuis 1991, d’ennemi désigné – l’URSS - dont on devrait se défendre. Du coup, l’OTAN devient caduque. Alors qu’elle conserve son utilité pour les Etats-Unis comme instrument de contrôle de la stratégie militaire – et de la politique étrangère – des « alliés européens ».
L’OTAN va-t-elle conserver encore longtemps ce statut exorbitant parce que non pertinent ? Depuis la fin de la Guerre Froide, plusieurs sessions de l’OTAN ont essayé de trouver de nouvelles justifications, de nouveaux buts stratégiques à cette organisation désormais archaïque. Finalement, les conclusions étaient tirées par les cheveux. Toutes les réunions de l’OTAN, depuis les années 1990, consistent à chercher des buts de substitution : le terrorisme… On notera que l’Alliance Atlantique n’est plus évoquée.
Que reste-t-il de ces buts ? Nous, "vieille Europe", nous percevons l’OTAN comme un obstacle à la constitution de l’Europe Unie dans la mesure où les nouveaux candidats la privilégient par rapport à ce qui fonde l’Europe économique, culturelle, éthique …
L’OTAN pourrait devenir la manifestation tangible de l’opposition, enfin révélée, des Etats-Unis à la constitution d’une Europe qu’ils ont initialement favorisée – durant la Guerre froide – mais dans laquelle ils discernent, en 2003, un rival, voire un adversaire futur.
La crise irakienne au 1er trimestre 2003 a donc été le révélateur d’une réalité profonde : il n’existe pas encore d’Europe unie entre, d’une part une "ancienne Europe" constituée en soi et pour soi avec une volonté d’autonomie et d’émancipation des contraintes exogènes et, d’autre part, les nouveaux candidats à l’UE qui, en privilégiant l’OTAN et leur alliance avec les Etats-Unis, ont introduit un élément perturbateur important, qui ne se connaissait pas encore, jusqu’alors, comme opposé foncièrement à l’Europe.
La crise irakienne a révélé les Etats-Unis comme l’Autre, désormais réticent voire opposé à la constitution d’une entité européenne.
L’élargissement, qui pourrait marquer l’accomplissement du projet européen révèle, paradoxalement, d’une part, les risques inhérents à cet élargissement pour le projet ; d’autre part, l’opposition inéluctable, dans l’avenir, entre une Europe achevée et les Etats-Unis.
Peut-être verrons-nous, au cours du XXI e siècle, un glissement progressif d’alliance de l’Europe vers la Russie, l’Europe se révélant plus proche de celle-ci, à travers la France et l’Allemagne, tolérant de moins en moins l’impérialisme américain.
Ce n’est là qu’une hypothèse de travail proposée aux stratégistes, mais elle ne saurait être écartée sans examen.
Depuis la fin de l’URSS, je n’ai cessé de dénoncer la pérennisation artificielle d’une OTAN dont les fins politiques et les buts stratégiques sont désormais périmés, puisque naguère constituée dans le cadre d’un système bipolaire disparu.
Les candidats à l’Europe considèrent l’OTAN comme l’instrument d’un système politique - l’Alliance Atlantique, qui n’existe plus. Pourquoi se leurrent-ils à ce sujet ? Que craignent-ils ? Leur mémoire de la domination soviétique (1944-1989) pèse sur leurs représentations d’une éventuelle menace russe, mais la situation a changé. Il n’y a plus de réalité d’une Russie agressive. Certes, peuvent subsister des séquelles, avec la question de Koenigsberg pour la Lituanie comme pour la Pologne. Il ne s’agit cependant que de difficultés résiduelles, ne justifiant pas que la Pologne, par exemple, accorde plus d’importance à l’OTAN et à l’Alliance Atlantique qu’aux exigences de l’intégration européenne.
Paradoxalement, subsiste la superstructure - l’OTAN - d’une structure – l’Alliance Atlantique - qui n’existe plus. Ce qui est étrange et contre-productif pour l’avenir, c’est que les nouveaux candidats à l’Europe privilégient encore cette superstructure, aux dépens de la nouvelle structure dans laquelle ils veulent s’inscrire : l’Union européenne. Ils pensent et agissent à la fois conformément à une réalité – l’Europe en gestation – et retenus par la mémoire d’un passé douloureux – l’univers soviétique Pour le moment c’est le passé qui l’emporte : on l’a vu pendant la crise irakienne quand ils se sont réunis pour faire acte d’allégeance aux Etats-Unis. C’est bien la preuve de la dichotomie divisant les membres, actuels et prochains, de l’Europe en formation.
P. V. Que répondez-vous à ceux qui disent que la fracture mise en évidence en Europe par la guerre en Irak sera dépassée, parce que l’Europe a toujours avancé ainsi ?
L. P. Je crois que les effets de cette crise ne sont pas encore tout à fait révélés à tout le monde ; du moins, formulés clairement et évalués avec leurs implications politiques et stratégiques.
Personnellement, je suis très satisfait que se vérifient un certain nombre de positions et propositions que j’avais adoptées depuis longtemps : l’inutilité de l’OTAN, l’artificialité de cette superstructure par rapport à la nouvelle réalité politique. C’est pourquoi je prône, depuis des années, une formule que l’on commence à retrouver couramment sous d’autres plumes : les alliances et coalitions ad hoc.
Pourquoi être prisonniers d’alliances permanentes et rigides, comme le système OTAN ? Alors qu’on peut constituer des alliances ad hoc pour répondre à des crises aléatoires avec des instruments stratégiques également ad hoc, donc adaptés à la situation toujours contingente. Je suis le premier à l’avoir dit et écrit. C’est la formulation de bon sens et logique d’une notion que l’on voit maintenant apparaître, notamment dans la littérature américaine.
Les controverses sur la guerre en Irak vont obliger tout le monde à s’identifier, à en finir avec les postures et les discours convenus comme leurs impostures. Elles vont induire politiques et stratèges à mettre à plat leurs perceptions et évaluations des réalités. En cela, cette crise me semble très bénéfique.
Dans ma contribution à « La réserve et l’attente » (en collaboration avec François Géré, éd. Economica, 2001), je dis en quelque sorte : « j’espère l’arrivée d’un fait imprévu suffisamment grave pour agir en révélateur des ambiguïtés actuelles des pensées et conduites politiques et stratégiques en Europe. Ambiguïtés que l’on tolère parce que c’est plus confortable que de poser les questions fondamentales. Celles-ci obligent chacun des membres de l’entité européenne à dire ce qu’il est et à afficher sa position devant les autres et devant les Etats-Unis ». Ce qui les conduirait à s’opposer. Il devrait y avoir des reclassements. La crise irakienne provoque et révèle une crise d’identité à chacun devant chacun et devant tous.
Ce fut le cas de la Turquie. Les Turcs ont bien senti qu’ils ont été "retoqués" par l’Union européenne lors du sommet de Copenhague (2002). Ils se sont alors posé des questions. Et ils ont été très réticents, début 2003, dans l’exercice de leur alliance avec les Etats-Unis ; notamment pour la mise à disposition de facilités militaires pour leur intervention en Irak. A tel point que Washington a dû changer sa planification stratégique. Toutefois, les Turcs sont-ils allés jusqu’à se poser la question :"devons-nous prouver, en prenant nos distances avec les Américains, que nous sommes Européens et améliorer nos chances à l’égard de l’UE ?" Je ne sais pas, d’autant qu’il y avait des difficultés intérieures. Peut-être ont-ils senti que c’était le moment de dire ce qu’ils sont vraiment. Peut-être, ont-ils pris certaines positions en fonction du problème kurde et non par rapport à l’Europe. Mais enfin, comme souvent en stratégie, "tout se passe comme si"...
La guerre des anglo-saxons en Irak révèle donc une crise d’identité. Elle a été un révélateur et le sera encore, notamment dans le règlement de la sortie de guerre. L’OTAN va-t-elle demeurer ce qu’elle est ? Est-elle encore importante pour les Etats-Unis ? En quoi ? Le théâtre européen, qui était déterminant pour, eux va-t-il rester prioritaire dans leur stratégie, ou vont-ils décider un transfert de leurs forces prépositionnées vers l’est : Roumanie, Bulgarie, etc. ? Ceci aux dépens de l’Allemagne. Présenter cela comme une "punition" serait exagéré, l’Ouest de l’Europe devenant de moins en moins important dans la stratégie mondiale des Etats-Unis.
Nous ne savons pas quel est le grand dessein géopolitique de l’administration actuelle des Etats-Unis. A quoi sert vraiment la guerre de 2003 en Irak ? Existe-t-il, aux Etats-Unis, des experts, politiques et stratèges, qui pensent cette guerre non seulement en fonction de ses buts immédiats - pétrole, Arabie saoudite… - mais aussi dans une perspective à 25 ou 30 ans, dans un grand dessein d’accès à l’Asie centrale ? Comment cela est-il pensé par rapport à leur antagonisme possible – probable – avec la Chine à cette même échéance ? Les Etats-Unis ont déjà posé quelques jalons en Ouzbékistan et au Turkménistan, grâce aux suites, données en Afghanistan, aux attentats du 11 septembre 2001. Certains Américains inscrivent-ils le problème irakien et sa solution dans cette grande dimension géopolitique mondiale, qui excède le cadre d’un conflit régional ? Je n’en sais rien.
Mais il me semble peu vraisemblable qu’ils se soient engagés avec une telle détermination et aient payé un tel prix diplomatique pour résoudre la question irakienne sans de plus amples visées d’avenir.
Cette question mérite d’être posée sachant que la pensée politico-stratégique américaine est accoutumée à s’installer dans le long terme.
Or d’ici 25 à 30 ans, les Etats-Unis trouveront la Chine sur leur chemin. Ce qui justifierait le déplacement vers l’est du centre de gravité de leurs positions stratégiques, vers les arrières centre-asiatiques de la Chine. Ce qui pourrait également les conduire à envisager une alliance mieux finalisée avec les Russes. Il s’agit là d’élucubrations, dira-t-on, mais pourquoi pas ?
P. V. Quel peut-être l’intérêt de la Russie ?
L. P. Nous ignorons ce que pensent les dirigeants russes de l’évolution politico-stratégique de l’Asie centrale dans les trente prochaines années. On comprend que l’Etat-Major russe ait pu s’inquiéter de ce que, au nom de la lutte contre le terrorisme, des organismes militaires américains, fussent-ils de faible dimension, se soient installés dans l’espace ex-soviétique, en Georgie, au Turkménistan et en Ouzbékistan. Cette pénétration américaine sur les marches russes sera difficile à rattraper.
P. V. Peut-on dire que les Etats-Unis sont les grands vainqueurs de la Guerre froide ?
L. P. Oui, les Etats-Unis sont les grands vainqueurs de la Guerre froide. Ils sont aussi les grands vainqueurs, probablement pour une longue période, de l’après-guerre-froide. Jusqu’à la crise provoquée, en Europe, par la marche à la guerre en Irak, les Etats-Unis étaient déjà les grands vainqueurs de la Guerre froide et de l’après-guerre froide, mais ils n’avaient pas encore touché la totalité des dividendes de leur victoire. Début 2003, c’est fait ; ils "passent à la caisse". Auparavant, ils n’avaient pas une conscience aiguë de leur victoire et ne l’exploitaient guère. L’administration Clinton ne semblait pas très motivée à ce sujet et toute une partie de l’opinion ne paraissait guère concernée. Fin 2002 et début 2003, émerge sous nos yeux une autre Amérique consciente de sa puissance et qui s’installe sans complexe dans son statut d’empire disant le droit et l’imposant tout en voulant exploiter ses avantages acquis depuis 1991. Ces avantages consolidés doivent leur servir de base de départ pour un avenir à 30 ans.
Il y a toujours un temps de latence, un temps de passage entre l’implicite et l’explicite. Jusqu’au début de 2003, les Etats-Unis vivaient dans la victoire implicite, réelle mais pas encore perçue, expliquée, formulée, "réalisée". Au terme du 1er trimestre 2003, elle commence à l’être. Et de manière paradoxale, c’est nous qui les avons forcés à en prendre conscience ; c’est notre opposition et celle de quelques autres Etats – Allemagne, Russie, Chine – dans la controverse et le débat diplomatique sur le rôle du Conseil de Sécurité dans la décision de guerre contre l’Irak qui a poussé les Américains à passer outre et à décider en puissance dominante. Vertu du négatif, dirait Hegel. C’est parce que nous nous sommes dressés devant eux que nous avons forcé les Etats-Unis à s’accoucher eux-mêmes comme puissance impériale, en vainqueurs de la Guerre froide et de l’après-guerre froide.
P. V. Quand vous dites "nous", c’est Paris, Paris-Berlin, ou Paris-Berlin-Moscou ?
L. P. Assurément, le trio et non Paris tout seul. Encore que les Américains ne se sont pas trompés en mettant la France à l’index. C’est le Président J. Chirac qui a formulé le plus fermement le Non collectif des récalcitrants.
Les identités politico-stratégiques se sont donc révélées à l’occasion de la guerre en Irak. Celle de l’Allemagne s’est manifestée courant 2002-2003 par une nouvelle relation aux Etats-Unis ; et cela, en apparence, pour des raisons de politique intérieure. Le chancelier G. Schröder a été également l’homme du Non, comme le président J. Chirac, tous deux n’étant apparemment pas préparés à ce rôle. De la même manière, la Russie a pris position contre les Etats-Unis dans le débat diplomatique, alors que, depuis le 11 septembre 2001, V. Poutine apportait son soutien à G. W. Bush dans la lutte contre le terrorisme.
La guerre contre l’Irak a donc été l’occasion d’un bouleversement du champ politico-stratégique. L’avenir est largement ouvert. Après avoir été l’instrument révélateur de cette évolution, l’Europe pourrait perdre de son influence à cause de ses divisions devant la puissance impériale américaine. A l’horizon de la moitié du XXI e siècle, celle-ci pourrait se heurter à une Chine ayant acquis les attributs de la puissance.
Comment sera traité le problème prochain de la Corée du Nord ? Et celui de l’Iran ? Les Etats-Unis sont-ils capables d’exploiter leur supériorité actuelle, « dans la foulée » après l’Irak ? Qui s’y opposerait et pourquoi ?
En ces occasions, le problème de l’identité des Européens devrait se poser avec une nouvelle acuité.
P. V. Quels vont être les critères de cette définition identitaire : pour l’OTAN ou pour l’UE ?
L. P. Oui. Il faudrait se définir sans ambiguïté devant l’OTAN et l’Union européenne. Quel prix les pays candidats sont-ils prêts à consentir pour entrer dans l’UE ? Avec quelles concessions de la part de la "vieille Europe" ? Nous avons déjà fait des concessions du point de vue financier. Maintenant, on y regardera à deux fois avant de nouveaux sacrifices.
Certains ont reproché au président J. Chirac d’avoir rappelé à l’ordre, de manière brutale, les pays candidats. Je suis de ceux qui pensent qu’il fallait dire cela. Il y a des moments ou il faut scandaliser, pour forcer les gens à accoucher leur être profond. Des choses doivent être dites. Et faites. Et je songe, par exemple, aux marchés d’armement. Est-il admissible que les nouveaux Etats membres de l’UE ne s’équipent pas en matériel européen ? Pas nécessairement français, mais européen. Cette condition à leur adhésion pourrait être posée. Certes, on n’a jamais posé ce type de condition par le passé, mais parce que personne n’avait encore pris conscience de la signification et de la portée de ce choix et de l’opposition - à l’état naissant mais qui va cristalliser de manière plus claire dans l’avenir - entre l’Union européenne et les Etats-Unis. Il va bien falloir dire que les Etats-Unis seront, fort logiquement, opposés au développement d’une Europe émancipée des contraintes de l’Alliance. On ne l’a jamais dit, mais il faudrait bien, un jour, dénoncer le rôle de frein à la construction européenne de l’OTAN. Qui peut dire cela aujourd’hui ? Si le général de Gaulle était vivant, pourrait-il dire "La France se retire de l’OTAN" ? Peu probable, étant donné les liens étroits, avec les USA, de nos partenaires européens...
Songez qu’on ne parle plus de l’Alliance Atlantique. On ne parle que de son instrument, l’OTAN, qui est comme suspendu en l’air. Il existe en soi, en tant que bureaucratie, mais il n’a plus de fin.
Depuis le début de la sortie de la guerre froide, l’OTAN vit dans l’imposture. On n’a pas cessé de chercher de nouveaux buts justifiant la pérennisation de cette structure. Après le 11 septembre 2001, on y a rattaché la lutte contre le terrorisme, mais cela n’a rien à faire avec l’OTAN ! En fait, une énorme bureaucratie otanienne s’auto-entretient et s’auto-justifie. Outre les militaires, il faut compter tous les civils, les emplois indirects… ce sont des dizaines de milliers de personnes qui vivent de l’OTAN. Il est évident que si les Américains font glisser toutes leurs troupes vers l’est, cela va être lourd de conséquences, par exemple pour les villes de garnison allemandes. En attendant, on ne sait pas à quoi sert l’OTAN et encore moins à quoi il servira dans l’avenir.
P. V. L’OTAN sert aux Etats-Unis quand ils en ont envie. Quand ils n’en veulent pas, l’OTAN ne sert pas.
L. P. Voilà, c’est comme cela que je le vois. C’est pourquoi je propose la notion d’Alliance ad hoc avec les Américains, en fonctions des circonstances et des conflits contingents.
Tout cet héritage va se décanter dans la douleur. Il va y avoir des règlements de compte interétatiques à plus ou moins long terme. Certes, les Etats-Unis peuvent être tentés de faire payer l’addition à la France, mais tout dépend de la façon dont ils conçoivent leur stratégie future à l’échelle mondiale. S’ils pensent dans le contingent et l’immédiat, ils peuvent utiliser l’arme économique, mais la France et l’Europe ont des moyens de rétorsion. La France peut aussi bloquer l’adhésion des « clients » des Etats-Unis candidats à l’Union européenne, comme on a déjà fait pour la Turquie.
Paradoxalement, c’est la France qui apparaît, en 2003, comme la nation la plus « européenne ». Il semble qu’elle voit mieux les enjeux dans le long terme. Tout se passe comme si nous avions compris que nous ne pouvons « faire l’Europe » qu’en acceptant que les Etats-Unis soient contre, conformément à la nature de choses. Au temps de la Guerre froide, les Américains pouvaient être favorables à l’idée d’une Europe unifiée parce que celle-ci intégrait les forces de l’OTAN. C’était une Europe satellite des Etats-Unis, qui y trouvaient leur compte, comme leurs alliés, d’ailleurs. Mais voilà que l’Europe s’émancipant, tout se passe comme si les Etats-Unis découvraient que la logique politico-stratégique les condamnait à l’antagonisme dans bien des domaines d’activités. Ce ne peut pas être autrement. L’Europe puissance ne peut-être qu’en partie adverse. On peut supposer que c’est en connaissance de cause que les pays d’Europe centrale et orientale se sont engagés, par la Lettre du groupe de Vilnius, à manifester leur soutien à Washington. C’était un moyen de mettre en évidence les lignes de fractures qui traversent l’Europe, et pour les Américains, de les renforcer.
Les Etats-Unis sont ouverts à une Europe qui se contenterait de former une entité socio-économique, un marché ouvert à leurs investissements et leurs produits, mais comment accepteraient-ils une entité politique et stratégique prenant position dans le règlement des affaires mondiales, comme la partie vivante de l’Europe vient de le faire pendant la marche à la guerre en Irak ? Que feront les Britanniques devant un éventuel détachement de l’Europe de l’univers Atlantique ? Cette Europe puissance émancipée de l’Amérique ne peut se faire sans eux.
Copyright 2003-Poirier-Verluise/Diploweb.com
Cet entretien a été initialement publié sur le Diploweb en septembre 2003, puis il a été intégré à un ouvrage : VERLUISE, P. (sous la dir. de) ; GERE, F. (préf. par). Une Nouvelle Europe : comprendre une révolution géopolitique. Paris : Karthala, 2006. Coll. Tropiques. 307 p.
Création du "Cercle des amis du général Lucien Poirier"
Plus
Quelques ouvrages de Lucien Poirier
. La réserve et l’attente : l’avenir des armes nucléaires françaises, avec François Géré, Paris, Economica, 2001.
. La Crise des fondements, Paris, ISC/Economica, 1994.
. Stratégies nucléaires, Bruxelles, Complexe, 1988.
. Essais de stratégie théorique, Institut de stratégie comparée, 1982.
. Des stratégies nucléaires, Paris Hachette, 1977.
. Sur le site andreversailleediteur, au format pdf, en accès libre Préface de Gérard Chaliand à son livre d’entretiens avec Lucien Poirier, Le chantier stratégique
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