Historiquement adepte d’une politique hors alliances afin de pouvoir rester neutre en cas de guerre, pourquoi dans le contexte de la guerre russe en Ukraine la Suède « n’exclut pas » depuis le 30 mars 2022 d’adhérer à l’OTAN ? Ancien officier de la Marine suédoise, Lars Wedin répond aux questions de P. Verluise pour Diploweb.com. Un bel exercice de décentrage de nos perceptions et de découverte d’une situation stratégique que nous connaissons mal, par exemple l’île de Gotland. Un éclairage, enfin, des accélérations en cours sous l’effet de la guerre provoquée par la Russie.
Pierre Verluise (P.V.) : Sur la longue durée de plusieurs siècles, comment caractériser les relations de la Suède avec la Russie, y compris pendant l’époque soviétique ?
Lars Wedin (L. W.) : La Russie a souvent été l’ennemie de la Suède, jamais une alliée. Notre première guerre avec la Russie fut celle de « Kexholmskriget » 1321 – 1323 qui se termine par une victoire suédoise – la paix de Nöteborg. Le résultat fut la première délimitation entre la Suède et la Russie - la République de Novgorod - à travers la Finlande. Puis la Suède et la Russie se sont battues durant onze guerres – la dernière remonte à 1808 – 09. En effet, le fait que la Suède ait pu devenir une grande puissance européenne, avec une apogée en 1658, était au moins en partie la conséquence du temps des troubles en Russie au XVIIième siècle. Quand le tsar Pierre Ier monte sur le trône (1682), la Suède perd successivement son rang de grande puissance et devient une puissance « normale » après la perte de la Finlande en 1809.
La politique dite de neutralité, ou la politique de 1819, est développée par le roi Karl XIV Johan, ex-maréchal Jean-Baptiste Bernadotte. Il y a cependant, une tentative du roi Oscar Ier de faire participer la Suède à la guerre de Crimée afin de regagner la Finlande mais elle n’a pas abouti.
Pour le peuple suédois, la Russie a toujours été vu comme une menace.
A la fin du XIXième siècle, la Russie conduit une politique de russification en Finlande. La Suède, ou au moins l’état-major général, voit cette politique comme une menace contre la Suède. Le résultat est un mouvement dans certains cercles militaires pour que la Suède participe à la Grande Guerre (1914-1918) du côté des Allemands. Cependant, la Suède a tenu sa neutralité pendant cette guerre comme durant la Seconde guerre mondiale.
Pendant l’hiver 1939 – 40, la Suède se déclare « non belligérante », donc pas neutre. Et il y a un corps volontaire suédois qui se bat à côte du « peuple frère » c’est-à-dire la Finlande.
Pendant la Guerre froide (1947-1991), la Suède conduit une politique dite de « neutralité » mais en vérité, elle était clairement du côté des Occidentaux. Nous y reviendrons.
Ainsi, pour le peuple suédois, la Russie a toujours été vu comme une menace.
P. V. : Depuis la fin de l’URSS (1991), comment la Suède s’est-elle positionnée par rapport à la Russie post-soviétique ? Comment B. Eltsine puis V. Poutine sont-ils compris ?
L. W. : La Suède a d’abord vu les premières années post-Guerre froide de manière très positive. Jusqu’en 2007 , par exemple, les relations entre nos deux marines étaient bonnes. Bien sûr, nous avons vu que M. Eltsine était un alcoolique et je crois que nous avons regardé la montée de Vladimir Poutine avec beaucoup de suspicions. ce qui était alors assez original parce que beaucoup d’Occidentaux ont été dans un premier temps soulagés de voir un « homme à poigne » succéder à B. Eltsine.
Moi-même, j’ai travaillé entre 1990 et 1998 au sein de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) devenue en 1995 l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). J’ai notamment travaillé sur les mesures de sécurité et de confiance, le traité sur les forces armées conventionnelles en Europe (FCE [1]), etc. Pour la Suède ces négociations ont été une nouveauté – nous n’avions pas l’habitude de discuter des affaires de sécurité et de défense avec d’autres. En tout cas, nous – les militaires qui travaillions dans ce domaine, avons fait un bon « nettoyage » des scories de la Guerre froide. Nous avons mis en place des mesures relativement efficaces pour installer une Europe plus stable. Malheureusement, quand la Russie a abandonné, le traité FCE en 2007, les Occidentaux n’ont guère réagi bien que que ce traité était souvent considéré comme la pierre angulaire de la sécurité européenne. Les agressions contre la Géorgie en 2008 et contre l’Ukraine en 2014 sont évidemment contraires à l’esprit de l’acquis de l’OSCE : Charte de Paris de 1990, Document de Budapest de 1994, le Code de conduite dans les affaires politico-militaires de 1994 et la Charte de Sécurité Européenne (Document d’Istanbul) de 1997. Le dernier document est intéressant parce qu’il a servi comme base pour les exigences Russes à l’automne 2021 – les lettres de M. Lavrov. Dans ces lettres, à la Suède par exemple, la Russie a exigé que la Suède n’adhère pas à l’OTAN citant une phrase de document :« Aucun Etat ne renforcera sa sécurité aux dépens de la sécurité des autres Etats ». Cependant, la partie russe a « oublié » de mentionner le reste du paragraphe en question : « 8. Chaque Etat participant a un droit égal à la sécurité. Nous réaffirmons le droit naturel de tout Etat participant de choisir ou de modifier librement ses arrangements de sécurité, y compris les traités d’alliance, en fonction de leur évolution. Chaque Etat a également le droit à la neutralité. Chaque Etat participant respectera les droits de tous les autres à ces égards. Aucun Etat ne renforcera sa sécurité aux dépens de la sécurité des autres Etats. Dans le cadre de l’OSCE, aucun Etat, aucun groupe d’Etats ou aucune organisation ne peut revendiquer une responsabilité première dans le maintien de la paix et de la stabilité dans l’espace de l’OSCE, ni considérer une quelconque partie de cet espace comme relevant de sa sphère d’influence ».
Au début, des années 1990, nous nous sommes adaptés à la nouvelle situation avec beaucoup de prudence - l’évolution semblait positive mais nous n’étions pas sûrs que tout se passerait bien.
Au tournant du millénaire, les gouvernements suédois successifs ont décrété « la paix éternelle ».
Mais au tournant du millénaire, les gouvernements suédois successifs ont décrété « la paix éternelle ». Les « Livres blancs » de 2000 et de 2004 furent des désastres pour les forces armées suédoises. La Suède devait selon cette nouvelle doctrine abandonner la défense territoriale de son sol pour se concentrer sur des missions dites de paix en Afghanistan, au Mali, dans la baie d’Aden, etc.
Les forces armées suédoises avaient même proclamé un « time-out » stratégique. Comme « rien n’arrivera », la Suède pensait pouvoir se concentrer sur la « Transformation » et des opérations extérieures (OPEX), comme on dit en France. La Transformation était un grand projet de faire des forces armées vraiment connectées.
La presse suédoise s’est aperçue, vers 2006, que la Russie était en train de se réarmer. Cependant, le Premier ministre – M. Reinfeldt – essayait de calmer les esprits : « La Russie se réarme à partir d’un niveau très bas. » Le problème était cependant que la défense suédoise aussi était à un niveau très bas – sans plan de réarmement.
P. V : Comment expliquer la relation de la Suède avec l’OTAN avant 2014 ?
L. W. : Après la Seconde Guerre mondiale et la tentative infructueuse de former une ligue nordique de neutralité, la Suède a choisi de poursuivre sa politique traditionnelle de neutralité. Il faut bien comprendre que cette politique était une stratégie avec le but d’être neutre en cas de guerre dans notre région. Mais la Suède n’a jamais été neutre dans le sens du droit international sauf pendant les deux Guerres mondiales.
Sous la couverture de cette stratégie, la Suède avait une coopération relativement étroite avec les pays nordiques et surtout avec les Américains et les Britanniques. Cependant, autour des années 1970 – 80, la politique suédoise devient moins pragmatique et plus idéologique. Difficulté : le peuple suédois croyait sincèrement aux idées de neutralité mais les Soviétiques, grâce à leurs espions, savaient bien que la Suède avait cette coopération et qu’elle faisait partie de l’Occident.
Quand le Partenariat pour la paix (PPP) de l’OTAN a été lancé en 1994, la Suède y a immédiatement participé. Il y avait plusieurs raisons : la possibilité de faire des opérations de paix plus efficaces, un moyen de pousser les Russes dans la bonne direction et, pour nous les militaires, d’avoir enfin une coopération avec « nos frères » dans l’OTAN. Le fait que le bataillon suédois au sein de la Force de protection des Nations unies (UNPROFOR) en ex-Yougoslavie soit sous commandement de l’OTAN était aussi une grande chose. Pour les « casques bleus traditionnels », c’était une hérésie ; pour nous autres, cela représentait une avancée dans la bonne direction.
Cependant la « liberté des alliances » (« alliansfrihet »), c’est-à-dire notre non-adhésion aux alliances militaires (l’UE est bien une alliance mais à l’époque pas militaire) avait la vie longue. Avec notre « Livre blanc » de 2009, il y avait une nouveauté : l’idée d’une solidarité avec les autres membres de l’UE et les pays nordiques. Nous devons les aider en cas d’attaque et nous attendons d’eux en retour une aide en cas de nécessité. Une espèce d’alliance unilatérale – unilatérale parce qu’il s’agit d’une déclaration de la Suède qui n’a jamais eu de réponses des autres états.
Mais l’opinion que « La liberté des alliances nous ont fait du bien » s’est toujours exprimée.
Fin 2012, le Chef d’état-major suédois déclare que la défense du territoire national pourrait, au mieux, tenir une semaine en cas de guerre.
P. V. : Depuis le début de la guerre russe contre l’Ukraine à partir de mars 2014, comment la Suède a-t-elle compris ce conflit ? Ses efforts de défense ont-ils été renforcés ? Sa position par rapport à l’OTAN a-t-elle changé ?
L. W. : La Suède a changé de portage dès 2013, quand se profilait un accord d’association UE/Ukraine dont la Russie ne voulait pas. Fin 2012, le Chef d’état-major (CEMA) suédois, le général Göransson avait dit dans une interview que la défense du territoire national pourrait, au mieux, tenir une semaine en cas de guerre et, dans ce cas seulement sur un axe. Puis, à Pâques 2013, des bombardiers russes faisaient des attaques dissimulées contre la région de Stockholm, pire, l’armée de l’air suédoise n’avait pas les moyens de les contrarier.
En 2014 la Suède a bien sûr sévèrement condamné l’agression russe contre l’Ukraine, en violation de ses engagements des mémorandums de Budapest de 1994 et du droit international. Pour un petit pays hors des alliances militaires, le droit international est très important. Il y avait très peu de voix pour soutenir alors franchement l’Ukraine. Ainsi, en France, il y avait ceux qui voulaient « comprendre les Russes ».
Le Livre blanc suédois de 2015 a été un tournant. Pour la première fois depuis des années 1950, le budget de défense n’a pas été réduit. Le Livre blanc suivant, en 2019, donne le signal d’un lent réarmement, avec 2030 pour horizon. La situation a pourtant complètement changé après l’invasion russe de l’Ukraine à compter du 24 février 2022. Les décisions ne sont pas encore finalisées mais il semble que la Suède va presque doubler son budget de défense, et vite !
Les relations entre la Suède et l’OTAN se sont ainsi progressivement renforcées. Les anciens tabous sont tombés l’un après l’autre. Ainsi, la Suède est devenue un des six partenaires des “nouvelles opportunités” de l’OTAN – presque un membre. Pendant l’exercice Aurora 2017, la Suède et ses partenaires de l’OTAN comme les États-Unis et la France ont testé les possibilités d’un renforcement de la défense suédoise en cas de crise.
P. V. : Depuis le début de la relance de la guerre russe contre l’Ukraine, le 24 février 2022, comment la Suède analyse t’elle la guerre et cela modifie-t-il sa relation à l’OTAN ?
L. W. : Il faut savoir qu’à l’époque la Suède venait de changer de gouvernement. Le nouveau premier ministre, Mme Andersson, avait un passé de ministre des Finances et elle n’avait pas d’expérience dans le domaine de sécurité et de défense. Donc sa première réaction fut mitigée. Mais elle a vite été contrainte de changer d’avis.
Source : Live "Le Monde" 31 mars 2022
Le 2 mars (2022), deux chasseurs (russes) Soukhoï SU-27 et deux Soukhoï SU-24, spécialisés dans les attaques au sol, ont violé l’espace aérien suédois à l’est de l’île du Gotland en mer Baltique. Des chasseurs suédois Gripen ont pu documenter les faits, selon l’armée suédoise. Divers médias rapportent que les SU-24 étaient porteurs d’armes nucléaires.
Il y a très peu de Suédois qui défendent l’agression russe de l’Ukraine. Beaucoup ont fait des parallèles avec la situation de 1939 quand l’URSS avait attaqué nos « frères » en Finlande. L’analyse disant que « l’Ukraine se bat pour nous » est assez répandue.
Après quelques tergiversations, la Suède a décidé d’aider l’Ukraine avec des armes anti-char, etc. Une première ! Jusqu’à maintenant, la Suède n’a jamais exporté des armes vers un pays en guerre. C’était aussi trop facile de faire un parallèle entre la non-assistance véritable de l’OTAN à un pays non-membre de l’OTAN comme l’Ukraine et la situation potentielle de la Suède en cas d’attaque. Aujourd’hui, il y un vrai débat sur la question d’une adhésion à l’OTAN ou non. Le 30 mars 2022, le Premier ministre suédois, Mme Andersson a déclaré qu’elle « n’exclut pas » que la Suède adhère à l’OTAN. Un changement majeur de position.
En tout cas, si notre coopération Suède / OTAN était déjà étroite, elle l’est encore plus maintenant, en 2022, sous l’effet de la guerre russe en Ukraine.
Si l’île de Gotland tombait dans les mains de la Russie, cela rendrait presque impossible des soutiens de l’OTAN aux Baltes.
P. V. : La Suède serait-elle prête à apporter un soutien militaire aux Pays Baltes et à la Pologne en cas d’attaque russe sur leur sol ?
L. W. : Difficile à dire. Un soutien de la Suède aux Pays Baltes en cas d’attaque russe sur leur sol serait en ligne avec notre politique. Mais je n’y crois pas, en premier lieu parce que nous n’en avons pas les moyens.
Cependant, aujourd’hui il est extrêmement important que la Suède puisse garder l’île Gotland. Pourquoi ?
La réponse simple est que si l’île de Gotland tombait dans les mains de la Russie, cela rendrait presque impossible des soutiens de l’OTAN aux Baltes. Cependant, le sujet nécessite un raisonnement un peu plus profond.
Gotland faisant partie de la Suède, sa sécurité est évidemment importante. Plus stratégiquement, Gotland pourrait constituer le centre d’une zone « Anti-Access/AeraDenial » (A2/AD) baltique grâce à des missiles à longue portée en conjonction avec les forces navales et aériennes suédoises en coopération avec celles de la Finlande.
Pour l’OTAN dans une crise balte, l’île de Gotland pourrait constituer une base arrière importante ainsi qu’une base pour la protection de l’acheminement de ses forces.
Pour la Russie, la prise Gotland aurait une grande valeur stratégique. Sa prise permettrait à la Russie d’empêcher son utilisation par l’OTAN. Gotland pourrait aussi devenir une base navale – mais vraisemblablement pas une base aérienne – utile pour ses opérations en mer Baltique car la flotte russe est actuellement coincée à Kaliningrad et Saint-Pétersbourg. Ici, le système antiaérien russe S-400 pourrait jouer un rôle pour la protection aérienne de ses forces navales au centre de la mer Baltique.
Il faut se rendre compte que le talon d’Achille de Gotland est sa dépendance aux transports maritimes quotidiens, ce qui donne à la Russie des possibilités de coercition.
Une fois encore, nous sommes dans une situation stratégique très fluide qui d’un jour à l’autre peut modifier les approches.
Manuscrit clôt le 31 mars 2022.
Copyright Mars 2022-Wedin/Diploweb.com
Capitaine de vaisseau, Lars Wedin de la Marine suédoise, né à Stockholm en 1947, a été nommé officier en 1969. Officier des forces de surface, il a servi sur des vedettes lance-missiles et des destroyers. Breveté d’études militaires supérieures du Collège de Défense à Stockholm et de l’École Supérieure de Guerre Navale à Paris (promotion 85-86). À partir de 1990 spécialisé dans les questions politico-militaires et la maîtrise des armements. Il a notamment travaillé comme conseiller militaire auprès de la délégation suédoise de l’OSCE, auprès du Ministère suédois des affaires étrangères, comme chef du bureau stratégique dans l’État-major de l’Union européenne et comme directeur du Service Historique des Armées (Suède). Entre 2017 et 2021, Lars Wedin est rédacteur de Tidskrift i Sjöväsendet [Revue des affaires maritimes], qui est la revue de Kungl. Örlogsmannasällskapet [Académie royale des sciences navales]. Wedin est aussi membre de l’Académie royale des sciences de guerre et membre associé l’Académie de marine.
P. Verluise, Docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb.com
[1] En anglais, Treaty on Conventional Armed Forces in Europe
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,Date de publication / Date of publication : 3 avril 2022
Titre de l'article / Article title : Membre de l’UE mais hors de l’OTAN, comment la Suède comprend-elle la guerre russe en Ukraine ? Entretien avec L. Wedin
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Historiquement adepte d’une politique hors alliances afin de pouvoir rester neutre en cas de guerre, pourquoi dans le contexte de la guerre russe en Ukraine la Suède « n’exclut pas » depuis le 30 mars 2022 d’adhérer à l’OTAN ? Ancien officier de la Marine suédoise, Lars Wedin répond aux questions de P. Verluise pour Diploweb.com. Un bel exercice de décentrage de nos perceptions et de découverte d’une situation stratégique que nous connaissons mal, par exemple l’île de Gotland. Un éclairage, enfin, des accélérations en cours sous l’effet de la guerre provoquée par la Russie.
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