Quelles sont les idées fausses à bannir concernant l’islam en Afrique ? Quid de la peur occidentale d’un islam radical, subversif et transnational ? Le panislamisme est-il réellement d’actualité ? Quel rôle joue l’urbanisation africaine dans les transformations du culte musulman ? Voici quelques-unes des questions posées par J. Durieux à M-A Pérouse de Montclos qui vient de publier « L’islam d’Afrique. Au-delà du djihad », éd. Vendémiaire.
Jeanne Durieux (J. D.) : Quelles sont les idées fausses à bannir concernant l’islam en Afrique ?
Marc-Antoine Pérouse de Montclos (M.-A. P. de M. ) : Deux clichés récurrents portent sur la politisation et la radicalisation de l’islam en Afrique.
Or, l’islam a toujours eu une dimension politique, comme toute religion. Le problème du mot politisation vient du fait qu’il laisse entendre que l’islam d’aujourd’hui serait plus politique qu’autrefois. Il y a là un problème d’indicateurs et de séquençage historique. Au XIXe siècle, l’islam est au pouvoir dans de vastes régions du Sahel : le califat de Sokoto ou l’empire Toucouleur sont régis par les principes de la charia. Les sultans détiennent alors un pouvoir à la fois politique, militaire et religieux. C’est bien l’âge d’or des grands djihads. Dès lors, si on regarde aujourd’hui les tentatives d’entrisme de clercs islamiques sur le champ politique, on constate plutôt une dépolitisation de l’islam par rapport à la période précoloniale, car entre temps, un nouvel acteur s’est imposé : l’Etat. En réalité, l’islam a toujours eu une dimension politique, mais celle-ci prend des formes nouvelles suivant les contextes. Il n’y a pas lieu de considérer que l’islam serait seulement politique quand il est utilisé pour contester les pouvoirs en place. L’islam est tout aussi politique quand il est manipulé par le pouvoir pour réprimer des oppositions exprimées au nom de la religion.
Concernant la radicalisation, nous observons dans l’histoire de l’islam en Afrique des séquences récurrentes de contestation puritaine face à des pouvoirs décriés comme impies. Dans les schémas les plus classiques, il arrive par exemple qu’un imam banni ou parti de lui-même en exil monte une sorte de cité céleste qui peut dériver vers le camp militaire. Certains ont ainsi réussi à former de véritables proto-Etats islamiques au XIXe, qui fut le siècle des grands djihads sahéliens et soufis. En d’autres termes, les contestations dites islamistes ne sont pas nouvelles en Afrique. Elles n’ont certainement pas eu besoin d’idées salafistes en provenance du monde arabe pour éclore et constituer leur propre corpus théologique. Aujourd’hui, on met l’émergence de groupes terroristes sur le compte d’une « wahhabisation » de l’Afrique. Mais l’influence du wahhabisme saoudien est bien moins importante qu’on ne l’imagine.
J. D. : Comment expliquer la poussée de l’islam en Afrique noire sous l’ère coloniale (XIXe-XXe siècle), alors même que les puissances colonisatrices sont de culture chrétienne ?
M.-A. P. de M. : Il y a effectivement cette idée reçue d’une islamisation à la fois politique, religieuse et démographique de l’Afrique. Sur le plan quantitatif, certains arguent qu’il y aurait une plus grande proportion de musulmans en Afrique subsaharienne aujourd’hui. Mais historiquement, la poussée de l’islam en Afrique s’est surtout faite pendant la période coloniale, en l’occurrence par le commerce et non pas par l’épée et la conquête militaire. En effet, la charia établit des règles de contrat et de confiance qui ont séduit les Africains car elles ont permis de consolider des réseaux marchands de longue distance. De son côté, le colonisateur a sécurisé et développé des échanges commerciaux favorables aux progrès de l’islam. En dépit de ses a priori sur la supériorité de la civilisation chrétienne, il a en outre estimé que les sociétés musulmanes étaient plus structurées et plus faciles à gérer que les sociétés acéphales adeptes des religions traditionnelles. Dans bien des cas, on a donc assisté à une alliance objective entre le colonisateur et les émirs en place.
Dans le même temps, on a assisté à une extraordinaire poussée de la chrétienté. D’après les chiffres disponibles, l’Afrique comptait moins de 10% de chrétiens et un tiers de musulmans au début du XXe siècle. Aujourd’hui, elle compterait toujours un tiers de musulmans, mais 50% de chrétiens. Au cours du siècle passé, la proportion de musulmans n’a ainsi pas fondamentalement évolué à l’intérieur du continent. Rétrospectivement, on peut au contraire parler d’une christianisation de l’Afrique. La différence à présent est que la proportion de musulmans va vraisemblablement augmenter car les taux de fécondité des femmes musulmanes au Sahel sont beaucoup plus élevés que ceux des chrétiennes, notamment dans les villes qui ont amorcé un début de transition démographique sur la côte Atlantique. Du fait d’une croissance de population qui reste très soutenue au sud du Sahara, la proportion d’Africains dans le monde musulman va aussi augmenter, d’autant plus que la population des pays arabes progresse à un rythme bien moindre.
J. D. : Comment expliquer la vision d’un « bon » islam africain, inspiré du soufisme, qui s’opposerait à celle d’un « mauvais » islam arabe, violent ?
M.-A. P. de M. : Cette distinction repose sur une vision idéalisée du soufisme par opposition à un wahhabisme plus ou moins fantasmé. Il en découle trois problèmes.
En premier lieu, cette distinction surdétermine l’impact des idées soufies et salafistes. En réalité, les rares sondages disponibles montrent que l’essentiel des musulmans africains ne se reconnait pas dans ces catégories, qui sont perçues comme des inventions de chercheurs occidentaux. Seule une minorité s’affiche soufie ou salafistes, surtout des imams et des maitres coraniques.
Le deuxième problème tient au manichéisme de l’opposition entre soufis et salafistes. Ces derniers contestent certes les ordres soufis qui ont été intégrés à l’ordre colonial et qui sont aujourd’hui alliés aux pouvoirs en place. Mais il existe aussi beaucoup de convergences entre soufis et salafistes.
Enfin, on ne veut pas voir les oppositions au sein des mondes soufis et salafistes. Pourtant, ceux-ci sont extrêmement divisés.
Rappelons-le : il n’y a pas eu besoin de salafistes pour assister à des djihads. Au XIXe siècle, les grands djihads sahéliens étaient d’ailleurs portés par des doctrines soufies et non salafistes. Aujourd’hui, ils sont encensés comme des actes de résistance à la colonisation et les proto-Etats islamiques de l’époque sont maintenant présentés comme des facteurs de progrès. Mais ces djihads étaient ultra-violents. Il y a un problème d’amnésie commémorative. On vante les mérites des « bons » djihads du XIXe siècle pour mieux délégitimer les « mauvais » djihads terroristes du temps présent.
J. D. : Quid de la peur occidentale d’un islam radical, subversif et transnational ? Ce panislamisme en question est-il réellement d’actualité ?
M.-A. P. de M. : Les frontières internationales se construisent avec les Etats coloniaux. Au XIXe siècle, les djihads sont transnationaux par essence. Les limites du monde connu se jouent plutôt entre la communauté des croyants et les mécréants. Rétrospectivement, il est donc difficile de parler de panislamisme. Aujourd’hui, les frontières sont poreuses. Mais Boko Haram, par exemple, n’est pas un groupe global. Autour du lac Tchad, il se contente d’utiliser les frontières comme un atout stratégique, un classique des guerres asymétriques, car celles-ci ne s’appliquent qu’aux troupes gouvernementales, qui doivent demander une autorisation pour les franchir. Quant aux liens des djihadistes africains avec les grandes franchises internationales que sont Al-Qaïda et Daech, elles relèvent essentiellement de la communication. Sur le plan opérationnel, on n’observe pas vraiment de transferts d’armes, d’argent ou de combattants en provenance du monde arabe. [1]
J. D. : Quel rôle joue l’urbanisation africaine dans les transformations du culte musulman ?
M.-A. P. de M. : L’islam traditionnel en Afrique subsaharienne est d’abord un islam de cour, celui de la noblesse. C’est surtout pendant la période coloniale qu’il gagne la paysannerie à travers les confréries soufies. L’islam se ruralise alors. Les salafistes, qui sont avant tout des commerçants urbains, apparaissent plus tard, au moment des indépendances. Bien entendu, l’islam ne se développe pas de la même manière dans les villes et dans les campagnes. Les villes sont plus cosmopolites sur le plan ethnique et linguistique. Résultat, on prêche de plus en plus dans les langues vernaculaires, ce qui favorise l’apparition de nouvelles théologies. En outre, l’islam est de plus en plus en contact avec la chrétienté, ce qui favorise les rencontres interculturelles.
J. D. : Les débats sur le radicalisme et l’obscurantisme de l’islam ont occulté la question des femmes. L’islam a-t-il joué un rôle dans la question féminine en Afrique ?
M.-A. P. de M. : Nous n’avons pas assez d’éléments pour généraliser. On sait, en revanche, qu’il y avait déjà des femmes imams au XIXe siècle. La question des femmes est aujourd’hui utilisée dans une rhétorique sécuritaire. On instrumentalise notamment la question du voile pour affirmer que le terrorisme gagne du terrain. Mais ce n’est pas parce qu’une femme musulmane se voile qu’elle est prête à commettre des attentats. Des anthropologues montrent que le port du voile permet plutôt à des femmes autrefois recluses de pouvoir enfin sortir de chez elles. On met le voile pour des raisons très diverses et qui n’ont rien de religieuses : pour masquer la misère de son habillement, par esprit de contradiction contre le « laxisme » des hommes, ou bien encore pour se protéger des vents de sable.
J. D. : Dans un contexte d’évolution des modes de gouvernance africains (récents coups d’Etat en Afrique de l’Ouest), que faut-il attendre des prochaines mutations de l’islam en Afrique, et de leurs effets en Europe ?
M.-A. P. de M. : Mon ouvrage ne traite pas des communautés africaines musulmanes en Europe. Focalisé sur les évolutions observées à l’intérieur du continent, il montre plutôt que les rapports de l’islam à l’Etat ont beaucoup changé sur le long terme. Aujourd’hui, les musulmans sont obligés de se positionner vis-à-vis de pouvoirs séculiers, y compris dans des républiques islamiques comme le Soudan ou la Mauritanie. De plus, la représentation des enseignements de la tradition prophétique ne se fait plus dans le cadre d’espaces sans limites, mais au sein de frontières nationales. Il y a donc un repositionnement des religieux par rapport à des problèmes de gouvernance comme la corruption ou l’autoritarisme. Il existe aussi de nombreux « musulmans honoraires » qui ne vont jamais à la mosquée. La vision d’une islamisation irréductible des Etats africains n’est qu’une hypothèse parmi d’autres.
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. Marc-Antoine Pérouse de Montclos, L’islam d’Afrique. Au-delà du djihad , éd. Vendémiaire
Démarrée en 2013 avant de s’ensabler au Sahara, l’intervention de l’armée française au Sahel, d’abord au Mali, puis dans les pays voisins, a jeté une lumière crue sur la résilience de groupes djihadistes qui sont également actifs au Nigeria, au Mozambique, à la frontière de l’Ouganda et dans la Corne de l’Afrique. La lutte contre le terrorisme a alors amené la communauté internationale à s’interroger sur la dérive d’un continent menacé par l’État islamique et gangrené par les idées subversives d’un salafisme d’origine saoudienne.
La perception de la radicalisation et de la politisation d’un islam influencé par l’évolution de la situation au Moyen-Orient méconnaît cependant les spécificités de la religion musulmane au sud du Sahara. Historiquement, l’Afrique a connu de nombreux djihads qui n’étaient pas moins violents qu’aujourd’hui, du califat de Sokoto au Nigeria jusqu’à l’Empire toucouleur du Mali en passant par la Mahdiyya au Soudan ou l’insurrection du « mollah fou » en Somalie. Quant aux confréries soufies, il leur est aussi arrivé de revendiquer l’application d’une charia dont le rigorisme n’avait rien à envier au puritanisme du wahhabisme de l’Arabie saoudite…
Spécialiste des conflits armés de la région, Marc-Antoine Pérouse de Montclos démonte une à une, à l’aune de l’histoire et des études de terrain les plus récentes, ces idées fausses qui nous empêchent de comprendre les risques géopolitiques auxquels se trouve aujourd’hui confrontée une bonne partie de l’Afrique.
Docteur en sciences politiques, Marc-Antoine Pérouse de Montclos est directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Il vient de publier L’islam d’Afrique. Au-delà du djihad, éd. Vendémiaire. Il a été rédacteur en chef de la revue Afrique contemporaine et est l’auteur de nombreux livres, dont La Tragédie malienne (Vendémiaire, 2013), L’Afrique, nouvelle frontière du djihad ? (La Découverte, 2018), et Une guerre perdue. La France au Sahel (J.-C. Lattès, 2020). Jeanne Durieux est étudiante en Master "Métiers de l’information" à Science Po Aix.
[1] Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Les groupes djihadistes au Sahel : Une communication globale à l’épreuve des réalités locales, Étude 87, IRSEM, octobre 2021.
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,Date de publication / Date of publication : 13 mars 2022
Titre de l'article / Article title : L’islam d’Afrique. Au-delà du djihad. Entretien avec M.-A. Pérouse de Montclos
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