Le miroir déformant que l’Eurovision tend au continent européen fait apparaître tout à la fois ses forces, ses limites et ses contradictions. Il mérite donc toute notre attention (critique) sur ses dynamiques rituelles et ses évolutions annuelles. L’Eurovision, à ce titre, est bien une question d’identité européenne. C. Bret et F. Parmentier en font ici la démonstration convaincante.
AVEC une audience de 197 millions de personnes à travers le monde et 40 pays candidats en 2015, la finale du concours de l’Eurovision est l’émission de divertissement la plus suivie au monde, juste derrière les grands événements sportifs comme l’Euro de football, le Superbowl ou encore la Coupe du monde de football. Produite par l’Union européenne de Radiotélévision (UER) depuis 1956, cette émission a beau être considérée, en France, comme une résilience kitsch des programmes de télévision des années 1950, il faut s’en remettre à l’évidence : elle jouit d’une audience considérable à travers l’Union européenne et bien au-delà. A titre d’exemple, ce sont près de 59,9% des téléspectateurs autrichiens qui ont suivi la finale du 23 mai 2015. L’émission est même allée jusqu’à rassembler plus de 95% des téléspectateurs en Islande. De fait, cet événement phare de la télévision a accompagné les transformations de l’industrie du divertissement en général, dans ses aspects techniques et artistiques, et du monde de la musique en particulier. Elle témoigne également et de manière tout aussi importante des évolutions géopolitiques du continent européen, ainsi que de la place de ce continent dans la mondialisation.
L’Eurovision a une spécificité qui tient du croisement de deux logiques en tension et même antagonistes. D’une part, elle présente les aspects classiques d’une compétition géopolitique, constituant une bataille entre Etats désirant obtenir la victoire finale, c’est aussi le cas des grandes compétitions sportives. D’autre part, elle se présente également comme une émission de divertissement véhiculant des contenus festifs et légers. Plutôt qu’un show anglophone standardisé pour la mondialisation, il offre un spectacle au folklore babélien assumé.
Ces deux logiques se cristallisent parfois autour de problèmes géopolitiques. Par exemple, les candidates russes, dans les éditions 2014 et 2015 ont été sifflées par un public hostile à la politique extérieure de la Russie en Ukraine. Lors de l’édition 2017, la candidate russe Yulia Samoilova, handicapée, a été interdite de compétition pour avoir participé à un concert en Crimée en 2015 sans l’accord des autorités ukrainiennes. Cette décision suit le principe de l’Union européenne de radio-télévision selon lequel il convient de respecter les lois du pays hôte, mais n’est pas sans conséquence pour l’image de l’Ukraine. Cette dernière avait remporté le concours de l’Eurovision l’année précédente avec une chanteuse tatare de Crimée, Jamala, en prenant le thème très politique de la déportation des Tatars en 1944. Avec, en filigrane, l’annexion de la Crimée (mars 2014) en ligne de mire.
Toutefois les comités d’organisation ont constamment rappelé le caractère non-politique de l’émission. On ne saurait pourtant résumer la dimension géopolitique de l’émission à une simple histoire de votes entre Etats ou de réactions hostiles à la politique russe. C’est en effet plus largement à une réflexion sur l’identité européenne au cours des soixante dernières années que nous invite l’Eurovision.
Le concours de l’Eurovision suscite toute une série de problématiques fondamentales et documentées en science politique, en philosophie et en histoire.
Premièrement, ce qui est en jeu, c’est le statut de ce concours. S’agit-il d’une simple opération promotionnelle ritualisée sur quelques décennies ? Ou bien constitue-t-il un enjeu de pouvoir, un point de cristallisation entre les différents Etats ou plus exactement entre les différents acteurs en lice ? En dépit des apparences et de la condescendance avec laquelle il est traité en France, l’Eurovision constitue un enjeu géopolitique à part entière. Il permet de façonner l’image d’un pays, au même titre que les grandes compétitions sportives (Coupe du monde de football, Euro de football, Jeux Olympiques, etc.), que les grandes manifestations technologiques et culturelles (expositions universelles, capitales européennes de la culture, etc.) ou encore que le cinéma. La participation et le palmarès de l’Eurovision sont le lieu de rencontre de champs de force continentales, constituent des objectifs internationaux et concourent à révéler autant qu’à instaurer certains rapports entre puissance. L’organisation de l’événement, qui dépend du palmarès de l’année précédente, est également une occasion unique pour diffuser une image positive sur la scène européenne. L’Eurovision est moins une cérémonie télévisuelle anecdotique qu’un événement géopolitique à part entière.
Deuxièmement, ce qui est en question, c’est le pouvoir de révélation de l’Eurovision sur l’identité et les évolutions européennes. Julien Benda, dans « Discours à la nation européenne », soutenait que l’identité européenne était et devait être l’affaire de clercs se consacrant aux idées universelles de beauté, de justice et de vérité par-delà toutes les divisions nationales [1]. Il voyait dans l’adhésion aux valeurs, aux langues et aux cultures nationales non seulement la fin de l’Europe mais même celle de la culture en soi. L’Eurovision ne proposerait-elle pas une identité alternative à l’Europe, du moins un processus d’affirmation identitaire et symboliques bien différent ? Ce concours est assurément un événement industriel et commercial ; mais c’est bien plus : une célébration, sur le mode du melting pot festif irréductible, d’une diversité si ce n’est culturelle du moins folklorique. Comment pourrait-il répondre à la question épineuse et centenaire : « qu’est-ce que l’Europe ? ». C’est que l’Eurovision tend un miroir réducteur et imparfait à l’Europe, à ses cultures, à ses contours et à ses dynamiques internes depuis six décennies maintenant. L’Eurovision est un reflet des étapes de la construction européenne, à travers la Guerre froide, la crise des années 1970, la désoviétisation du continent (1989-1991), les guerres civiles balkaniques des années 1990 ou encore ses rapports avec la Russie. Le statut géopolitique de l’Eurovision se prolonge dans un statut sur l’identité de l’Europe : sous les contraintes multiples bien identifiées, la scène de l’Eurovision tend à l’Europe une certaine représentation de ce qu’elle est, de ce qu’elle veut sembler ou encore de ce qu’elle ne peut pas s’empêcher d’apparaître : un immense mélange de cultures, de langues, de modes bien distinctes mais dosées différemment d’un bout à l’autre du continent. Durant quelques heures, l’Eurovision tend à l’Europe et à ses voisins l’image ludique d’un continent qui évolue.
Ces deux premières thèses et ces deux premiers enseignements ne sont pas propres aux éditions des dernières années. Elles concernent la structure même de la compétition et ses effets de révélation sur la géopolitique et sur l’identité européenne. D’autres enseignements peuvent être tirés des éditions récentes. En effet, l’effet de révélation devient évident concernant les relations de la Russie avec l’Europe, la position des Etats membres historiques de l’UER et de l’Union européenne ainsi que sur l’état des politiques de voisinage.
Depuis l’édition 2014, la Russie a été au centre de plusieurs polémiques : sur son attitude vis-à-vis des droits des minorités sexuelles dans le cas de Conchita Wurst, sur sa politique en Ukraine dans les huées réservées aux candidates russes, sur la proposition d’envoyer Yulia Samoilova à Kiev. Ces phénomènes relativement anecdotiques soulignent les ambivalences, les dynamiques et les tensions entre la Fédération de Russie depuis le tournant conservateur des années 2010 et l’Union européenne. Les passions, les frayeurs et les rodomontades des concours Eurovision depuis 2014 mettent en exergue plusieurs caractéristiques importantes des relations russo-européennes : la Russie se tient au plus près de ses voisins et partenaires européens mais entre constamment avec eux dans une rivalité qui confine à la critique existentielle. Elle se positionne à mi-chemin entre, d’une part, le statut revendiqué de « l’autre de l’Europe » radicalement hétérogène, et, d’autre part, l’autre Europe, c’est-à-dire comme la véritable Europe dépositaire de valeurs et de mœurs auxquels l’Europe de l’Ouest renonce. C’est toute l’ambiguïté de l’identité russe telle qu’elle s’est bâtie depuis le XVIIIème siècle pétrovien jusqu’au socialisme dans un seul pays en passant par les controverses entre slavophiles et occidentalistes, entre Tchaadaev et Herzen, jusqu’au courant néo-eurasiste actuel [2]. Les récentes éditions de l’Eurovision mettent en évidence les défis de la Russie pour les Européens : une coexistence inévitable et une harmonie impossible.
Quatrièmement, les récentes éditions ont souligné le retrait, dans le palmarès, des pays du « Big Five » de l’UER, c’est-à-dire des cinq plus grands contributeurs financiers au budget de cette organisation (Allemagne, France, Royaume-Uni, Espagne, Italie) qui, depuis la réforme de 2008, sont dispensés des phases de demi-finales pour accéder à la finale si visible. Ce qui est en jeu, c’est assurément le soft power des fondateurs de l’Union. Les constats souvent consternés des responsables télévisuels, culturels, politiques ou des relais d’opinion sont généraux et récurrents. La France se souvient alors qu’elle n’a pas remporté la compétition depuis 1977. Le Royaume-Uni s’étonne que sa Brit Pop triomphe partout sauf dans cette compétition. Pour expliquer ces revers, des facteurs internes à la compétition, notamment des alliances régionales, des raisons de mécanismes de sélection internes sont à l’œuvre. Ces facteurs n’ont d’intérêt que pour ceux qui sont chargés de promouvoir et de mettre en valeur les candidatures nationales : responsables des pôles télévisuels nationaux, ministères de la culture, etc. Mais, d’un point de vue plus général, l’effacement des candidats des Big Five est-il le reflet d’un « retrait » des pays fondateurs de l’Union européenne [3] ? Est-il même à interpréter comme un des symptômes du basculement d’une Europe occidentale, carolingienne, issue de la Guerre froide, étriquée dans sa conception du continent vers une Grande Europe, ouverte sur le Moyen-Orient, le Caucase, l’espace russe ?
Ce qui se joue ici c’est évidemment la position relative des grands Etats de la construction européenne (à l’exception de la Pologne) et ses rapports avec les autres membres de l’Union européenne qui, issus d’élargissements plus récents, commencent à peser si ce n’est dans le concert des nations du moins dans le concert de l’Union. En somme, l’enjeu est ici moins le déclin des anciens membres de l’Union que la cohésion interne du continent et les résultats des politiques d’élargissement engagées durant les années 2000. En outre, l’Eurovision, parce qu’il propulse sur la scène européenne des artistes, des industries et des pays qui ne sont pas stricto sensu européens (Azerbaïdjan, Israël, etc.) et s’adresse à des publics non-européens (arabes et musulmans notamment) pose la question des rapports de voisinage de l’Union européenne. Le voisinage de l’Union est effectif dans cette compétition, seule l’Australie, membre du Commonwealth, rompant cette relative harmonie. Ses vertus et ses limites, ses lacunes et ses artifices ressortent nettement. L’Eurovision, parce qu’il excède l’Europe mais se rapporte constamment à elle comme à un centre pose la question des frontières, des forces centrifuges, des forces centripètes et de l’identité des parties en présence, comme le souligne le désormais classique Eloge des frontières de Régis Debray [4].
Cinquièmement, l’Eurovision pose la question de la France dans cet ensemble. La polémique conjoncturelle a fait rage, comme depuis 1977, pour pointer l’incapacité supposée de la chanson française à rayonner, posant la question des leviers de rayonnement de la France, sur le plan économique, culturel et industriel. Paris ne semble pas prendre au sérieux les capacités de rayonnement du pays via l’Eurovision. Qu’importent les mérites réels de tel ou tel candidat proposé par la France. Force est d’admettre que, dans les échecs répétés de la France à l’Eurovision se manifestent plusieurs faiblesses (et donc plusieurs marges d’amélioration) de notre rayonnement sur la scène européenne. Notre insuccès en matière de lobbying, déjà pointée dans l’échec de la candidature de Paris aux Jeux Olympiques ou pour l’obtention de certains postes au niveau de l’Union, notre positionnement erratique dans les marges orientales de l’Europe, le caractère récent de la diplomatie économique se manifestent ici par des résultats étonnamment faibles au regard de la vigueur de nos exportations culturelles.
L’Eurovision prend alors une nouvelle dimension : miroir de la géopolitique européenne depuis 60 ans et observatoire privilégié des évolutions de l’Europe contemporaine, il pourrait être également un instrument de bilan sur notre positionnement par rapport à nos partenaires européens, par rapports aux marges de l’Europe et, plus largement sur notre rapport à la mondialisation.
Sans surestimer la fidélité de l’image de l’Europe que donne cet événement, il convient de mesurer sa portée dans la conscience que l’Europe se fait d’elle-même et dans l’image qu’elle donne d’elle-même. L’Eurovision, depuis plus de soixante ans, donne une image vivante car évolutive et régulière de la profonde diversité de l’Europe, de ses rivalités internes et de son dynamisme vivant. L’Europe n’est pas à l’image de l’Eurovision, mais l’Eurovision donne à voir – grossies et déformées – plusieurs tendances sur la conscience européenne. La musique est prophétie, les rapports qu’elle entretient avec l’argent et le pouvoir politique sont révélateurs à plusieurs égards de tendances lourdes de nos sociétés [5].
L’Eurovision est le seul grand événement international qui soit une émission, un événement musical annuel à la fois non-sportif et non élitiste culturellement. C’est également un produit de l’époque télévisuelle, littéralement fait pour la télévision. Son originalité est assurément l’une des clés de son succès.
Ainsi, l’Eurovision tient de l’événement géopolitique dans la mesure où les interprètes musicaux ne représentent pas qu’eux-mêmes, mais un pays donné ou plus exactement les institutions télévisuelles publiques de ce pays. Le public aura donc tendance, même inconsciemment, à porter des jugements de valeur sur les performances de tel ou tel Etat en compétition, attribuant des vertus de dynamisme aux pays dont les interprètes reprennent tous les codes en vigueur dans la pop music contemporaine.
Le concours est l’une des arènes où s’exprime la volonté de chaque Etat de diffuser des valeurs de la jeunesse, d’affirmer son dynamisme, c’est-à-dire de construire son image de marque nationale. Ce travail sur la marque d’un pays ou « nation-branding », s’appuie sur les outils, les techniques et l’expertise issus du monde du marketing, management et des entreprises privées afin de renforcer l’attractivité d’un pays vis-à-vis des touristes, des investisseurs et de la main d’œuvre qualifiée, ainsi que son influence politique et culturelle. Le système de l’Eurovision séduit un grand nombre de pays dans la mesure où elle s’appuie sur le principe démocratique du « Une voix un Etat ». Plus que du soft power [6] à proprement parler, l’Eurovision agit comme une « carte postale » où il faut présenter son meilleur visage, sans avoir d’autre impact politique immédiat que l’amélioration de l’image de marque d’un pays. Sa diffusion massive au niveau international et sa portée politique confèrent toutefois incontestablement une dimension géopolitique à cet événement.
Cette géopolitique de l’Eurovision est une géopolitique babélienne du divertissement, c’est-à-dire des industries créatives [7]. Le divertissement de masse est un secteur économique essentiel pour l’Europe, que cela passe par la politique touristique en France, avec par exemple la présence du salon professionnel Marché international de l’édition musicale (MIDEM) à Cannes ou par la politique de « cool Britannia » impulsée par Tony Blair à Londres [8]. Certaines des plus grandes entreprises mondiales du secteur sont européennes, dans le secteur de la musique enregistrée. C’est également vrai à l’heure de la dématérialisation des contenus, puisque l’Europe a ses propres champions numériques avec le français Deezer ou le suédois Spotify. Derrière les Etats-Unis, les Européens ne partent pas désarmés face aux mutations lourdes du monde du divertissement, marquées par la numérisation, la diffusion populaire et l’articulation entre médias.
En somme, l’Eurovision donne de l’Europe une image marketée par pays : c’est le triomphe du nation branding différentiel et compétitif au sein d’un événement culturel. Ce concours reflète les efforts de construction de l’image de marque d’un certain nombre de pays. A ce titre, c’est bien un miroir déformant qui se dresse devant les Européens.
Toutefois, la victoire en finale de tel ou tel pays ne dépend pas uniquement de l’image de marque : il y a également des dynamiques internes propres au concours qui expliquent les succès et revers des Etats. Il serait d’ailleurs difficile d’expliquer en termes d’image pourquoi l’Allemagne, vainqueur en 2010 du concours, pourrait n’obtenir aucun point lors de l’édition 2015.
Un détour par l’histoire des élargissements de l’Eurovision offre une perspective intéressante des dynamiques géopolitiques de l’Europe. La première édition de l’Eurovision se fait à l’initiative de l’UER en 1956, et englobe sept pays : les six Etats fondateurs de l’Union européenne ainsi que la Suisse. Dès l’origine, on s’aperçoit qu’il n’y a pas de congruence entre la Communauté économique européenne (CEE), qui sera créée en 1957 avec le Traité de Rome, et les pays participant au concours télévisé. La problématique de l’élargissement s’est très vite posée : dès 1957, le Royaume-Uni, l’Autriche et le Danemark rejoignent le concours, la Suède l’année suivante, Monaco en 1959… Les participants restent encore marqués par la Guerre froide, puisque seuls les Etats de l’Ouest de l’Europe participent, y compris les dictatures du Sud, l’Espagne dès 1961 et le Portugal dès 1964. Seule exception : la Yougoslavie de Tito a rejoint le concours en 1961, ce qui correspond à son positionnement international, fondé sur le non-alignement. Il faudra attendre 1993 pour voir de nouveaux membres apparaître en Europe centrale, orientale ou du Sud Est : en 1993, la Slovénie, la Bosnie-Herzégovine et la Croatie font leur apparition, suivies l’année suivante de l’Estonie, de la Roumanie, de la Slovaquie, de la Lituanie, de la Hongrie, de la Russie et de la Pologne. D’autres pays d’Europe centrale, orientale et du Sud-Est suivront. Les trois pays du sud-Caucase font respectivement leur entrée en 2006 (Arménie), 2007 (Géorgie) et 2008 (Azerbaïdjan). De manière plus surprenante, plusieurs pays n’appartenant pas au continent européen se sont porté candidats : Israël en 1973, le Maroc en 1980 et même l’Australie en 2015.
Cette longue liste a pour vertu de rappeler que le concours de l’Eurovision a répercuté les tendances de la grande histoire européenne : la Guerre froide a figé le concours dans les limites du bloc pro-occidental. De fait, la fin du bloc de l’Est a permis une extension du concours à de nouveaux espaces. Ces pays ont vu dans l’Eurovision un moyen d’affirmer et de construire leur identité nationale, de construire un « nous » et un « autre » [9], permettant d’affirmer leur puissant désir de « retour à l’Europe » [10], valable aussi bien pour la politique que pour la culture populaire. Si la solidarité des pays du Nord avait déjà été observée dès les années 1970, l’arrivée de nombreux pays de l’ex-bloc de l’Est a eu un effet similaire de polarisation des voix. Pour autant, depuis l’arrivée de pays post-soviétiques, à partir de 1993, ceux-ci n’ont emporté le titre qu’à cinq reprises (Estonie, Lettonie, Ukraine, Russie, Azerbaïdjan), contre huit reprises pour les pays du Nord (trois fois la Suède, deux fois la Norvège et le Danemark, une fois la Finlande). L’Europe latine semble en tout cas visiblement moins solidaire que l’Europe du Nord ou l’Europe post-soviétique, ce qui peut être illustré par le nombre de voix reçus.
Par ailleurs, l’Eurovision n’est pas comptable de la seule histoire diplomatique du continent, et de l’affirmation d’identités nationales. Elle témoigne également de la révolution des mœurs, dans l’affirmation de l’égalité des sexes, l’émancipation sexuelle des femmes ou la reconnaissance des différentes sexualités. De même, la polémique autour de la victoire du chanteur autrichien Conchita Wurst en 2014 a eu des répercussions dans le débat public de plusieurs pays européens, et particulièrement en Russie.
La petite histoire de l’Eurovision découle largement de la grande histoire du continent, au premier chef dans la dynamique de ses élargissements et de son expansion sans frontière assignable.
Comprendre la place de la Russie dans l’Eurovision, c’est comprendre le défi des relations euro-russes, alliant coexistence inévitable et harmonie improbable, et plus largement la relation entre la Russie, son étranger proche et le monde extérieur.
L’excellence russe en matière de haute culture musicale et chorégraphique a un rayonnement mondial depuis la période tsariste, forte d’institutions imitées des capitales européennes telles que le Bolchoï ou le Kirov (Marinsky), et d’une capacité d’innovation avec les Ballets russes du début du XXe siècle. Dans ce contexte, l’adaptation des acteurs culturels russes aux logiques de la musique pop taillée pour l’Eurovision n’allait pas de soi après 1991. Derrière un appétit féroce d’ouverture vers l’Occident, à côté des traditionnels bardes et groupes de rock plus ou moins tolérés sous l’ancien régime, se constitue en quelques années une industrie du divertissement musical, allant du reggae au rap, capable d’exporter vers les anciennes républiques. Derrière ce qui est perçu comme une solidarité post-soviétique se cache sans doute d’importantes minorités russophones, qui contribuent au vote du public.
Si la Russie fait commencer son roman national à Kiev, il est frappant de voir que Kiev a précédé Moscou dans les victoires à l’Eurovision. En effet, la Russie n’avait emporté l’Eurovision en 2008 qu’avec Dima Bilan, quatre années après la victoire ukrainienne de la chanteuse Ruslana en 2004. Cette victoire avait valu à Moscou d’organiser l’événement en grande pompe en 2009 à Moscou, à l’ « Olimpiisky Indor Stadium », avec un budget de 30 millions d’euros, ce qui cadrait avec toute une série d’initiatives visant à promouvoir l’image de marque russe : création du réseau RT (Russia Today), accueil des Jeux olympiques d’hiver en 2014, accueil de la Coupe du Monde de football en 2018.
Présenté comme un événement festif, la compétition est entrée de plain pied dans l’actualité internationale depuis l’édition 2014 de l’Eurovision dans le cas russe [11]. La première raison tient au conflit ukrainien, largement attribué à la personnalité de Vladimir Poutine. En 2014, quelques semaines après les opérations en Crimée (mars), menant au rattachement de ce territoire à la Russie, les jumelles russes Tomaltchevy avaient été copieusement huées, forçant les organisateurs à inventer un nouveau dispositif pour l’édition 2015 afin d’éviter le retour son de la salle. L’édition 2015 a vu la chanteuse russe Polina Gagarina prendre la deuxième place, menant une bonne partie de la soirée aux votes, et dépassée seulement par l’interprète suédois, comme s’il s’agissait de la revanche de Charles XII, l’ancien souverain suédois, sur Pierre le Grand. L’année suivante, c’était au tour de la chanteuse ukrainienne de recueillir davantage de voix que la Russie, arrivée troisième.
Au-delà de la question ukrainienne, on retrouve celle des mœurs, qui opposent les avocats du libéralisme culturel aux tenants des valeurs traditionnelles, qui recoupent partiellement une opposition entre l’Est et l’Ouest du continent européen. Les critiques du Président V. Poutine à l’égard du vainqueur de 2014, le chanteur autrichien Conchita Wurst, étaient tellement vives qu’un doute a existé sur la participation de la Russie à cet événement. Force est de constater pourtant que le président russe n’était pas sur ce point en divergence forte avec son opinion publique, qui n’est elle-même pas très différente de celles de pays post-soviétiques, centre-européens ou de la Turquie. Le paradoxe veut toutefois que les interprètes russes de 2003, le groupe t.A.T.u, avait remporté un grand succès commercial dans une chanson évoquant une relation lesbienne.
Précisément, ce n’est pas le soft power russe qui a été mesuré, mais le pouvoir de répulsion qu’exerce aujourd’hui Vladimir Poutine dans une grande partie de l’Europe. L’interrogation de départ, la Russie comme « l’autre Europe » ou comme « l’autre de l’Europe » reste donc pleinement d’actualité. En termes de diplomatie culturelle, l’une des réponses de la Russie consiste d’ailleurs à recréer l’Intervision, concours de musique rassemblant d’anciennes républiques soviétiques et des pays de l’Organisation de la Coopération de Shanghaï, qui avait existé un temps sous l’Union soviétique.
En participant à l’Eurovision, la Russie fait un peu moins que de la géopolitique mais bien plus que de la politique culturelle.
Le principe de l’Eurovision est westphalien : c’est celui de l’égalité sur la scène internationale. Chaque pays n’a le droit qu’à une chanson, et chaque pays distribue le même nombre de vote. Les points de l’Allemagne ont la même valeur que ceux de San Marin. Ce type de fonctionnement, qui ne correspond pas au fonctionnement de l’UE mais à celui de la Société des Nations, avantage en réalité assez largement des petits Etats qui ont l’habitude de coopérer plus largement avec leurs voisins, comme les pays nordiques [12]. C’est également vrai pour les pays post-soviétiques, mais pour eux s’ajoute le fait que de nombreuses minorités ont pris place de part et d’autre. Si l’Estonie est le pays qui a donné le plus de points à la Russie depuis que les deux pays sont à l’Eurovision, ce n’est pas parce que les relations sont faciles entre les deux pays sur le plan diplomatique, mais parce qu’une importante minorité russophone soutient assez spontanément les candidats russes.
De fait, l’Eurovision connaît un système dual avec les cinq principaux contributeurs de l’UER qui sont qualifiés d’office (France, Allemagne, Royaume-Uni, Italie, Espagne), et le reste des Etats qui doit passer par des qualifications en demi-finale. Elus sans avoir à concourir en demi-finale, ces cinq pays ont une légitimité censitaire et non une quelconque supériorité culturelle. Pour autant, ces cinq grands n’ont guère brillé ces dernières années : le palmarès global place certes le Royaume-Uni et la France à la troisième place de derrière l’Irlande et la Suède, mais leur dernière victoire remonte à 1977 pour la France et à 1997 pour le Royaume-Uni (et 1981 pour la précédente). L’Allemagne, l’Italie et l’Espagne n’ont eu que deux victoires, l’Allemagne ayant emporté l’édition de 2010 et l’Italie celle de 1990, mais l’Espagne n’a pas gagné depuis 1969 malgré l’essor de la pop latino. Pour ces grands Etats, le succès commercial d’un groupe ne passe pas nécessairement par un passage à l’Eurovision. Le Royaume-Uni, malgré le succès de sa Brit pop mondialisée, ne parvient pas à peser sur la scène européenne.
Pour autant, il ne faut pas minorer les facteurs non-géopolitiques qui exercent une influence sur le résultat final. Les grands pays, et en particulier la France, se caractérisent par la faiblesse des processus de sélection, par une relative indifférence à l’événement et par les règles de la compétition.
Certes, le déclin des Big Five peut refléter une lassitude des autres Europe à l’égard des pays historiques. Mais il résulte également de dynamiques de compétition circonscrites à l’Eurovision. Le concours a, lui aussi, ses mouvements historiques propres.
Si la France a obtenu un total très honorable de cinq victoires, elle semble incapable de gagner un nouveau titre depuis 1977, malgré deux places de dauphin en 1990 et 1991. L’Eurovision semble ainsi nourrir un imaginaire décliniste, reléguant la France dans les profondeurs du classement en Europe, symbolisant sa perte d’influence dans une Europe trop grande pour elle. En retour, la France surinvestit autant ses résultats qu’elle montre une désinvolture condescendante à l’égard de la compétition. L’exception culturelle semble faire peu de cas de la culture populaire babélisée et marketée.
Parmi les causes de l’insuccès français, le facteur linguistique revient fréquemment sur le devant de la scène, avec le déclin de la langue française comme langue de communication. C’est oublier un peu vite qu’en dehors de la France, trois titres ont été attribués dans la langue de Molière au cours des années 1980. Il est toutefois indéniable que le style musical privilégié donne cependant aujourd’hui un large avantage à l’anglais : depuis 2000, tous les tubes gagnants ont été dans cette langue, à l’exception de l’Ukrainien, du Tatar, du Serbe et du Portugais. Cette quasi-omniprésence de l’anglais ne doit toutefois pas masquer la résilience des langues nationales et des folklores locaux chez les différents candidats.
En réalité, l’insuccès français ne repose peut-être pas tant sur sa défense de l’exception culturelle que sur une mauvaise préparation du concours, traduisant sans doute les difficultés de la politique d’influence française déjà mentionnées. Il y aurait sans doute beaucoup à apprendre de ce point de vue des meilleurs processus de sélection, à commencer par les Scandinaves. En outre, de nouvelles synergies pourraient être trouvées entre les industries culturelles, l’économie numérique, ainsi que les médias publics et privés.
Elle indique aussi que la production nationale de culture de masse musicale est en prise difficile avec les marchés mondialisés. Plus encore, le dédain affiché par rapport à l’Eurovision, qui a conduit au retrait de la France pour le concours de 1982, contraste avec la dynamique des concours de chanson à l’échelle nationale : The Voice est aujourd’hui l’une des émissions qui recueille le plus d’audience en France, comme d’autres télé-crochets. La faible visibilité de la France en Europe centrale et orientale, du fait de la difficulté à appréhender l’élargissement de l’Union européenne [13], semble porter un mauvais coup à un pays dont la politique étrangère l’amène à avoir une présence importante en Méditerranée. L’intégration des pays arabes à l’Eurovision serait ainsi, leur participation pouvant par exemple se faire en articulation avec l’émission Arab Idol, extrêmement suivie dans les pays arabes.
Finalement, il est à se demander également si la France n’aurait pas intérêt à mobiliser ses partenaires de l’Organisation internationale de la Francophonie pour créer sa propre Eurovision, sous la forme d’une « Francovision » [14]. En effet, les grandes aires linguistiques semblent constituer un horizon de sens dans la mondialisation. C’est après tout ce que la Turquie a inventé autour de la langue turque, et ce que la Russie tente de remettre en place dans le cadre de ses organisations régionales avec l’Intervision. Le développement des industries créatives du Sud reste l’une des priorités pour les pays francophones, donnant un sentiment d’appartenance concret à une communauté.
Les insuccès comme les lamentations françaises sur l’Eurovision reflètent assez largement l’hésitation hexagonale entre grandeur de la culture universelle et compétitivité des productions populaires.
Le miroir déformant que l’Eurovision tend à notre continent fait apparaître tout à la fois ses forces, ses limites et ses contradictions. Il mérite donc toute notre attention (critique) sur ses dynamiques rituelles et ses évolutions annuelles. L’Eurovision, à ce titre, est bien une question d’identité européenne.
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Cyrille Bret est ancien élève de l’Ecole normale supérieure et de l’Ecole nationale d’administration. Il a travaillé à l’Université de Moscou et enseigne à l’Institut d’études politiques de Paris. Florent Parmentier, Docteur en Science politique, est enseignant et responsable de programmes au Master Affaires Publiques à l’Institut d’études politiques de Paris. Ils co-dirigent le site de géopolitique EurAsia Prospective https://eurasiaprospective.wordpress.com/
[1] Julien Benda, Discours à la nation européenne, collection Folio, Gallimard, Paris, 1933 (multiples rééditions), p. 37
[2] Didier Chaudet, Florent Parmentier, Benoît Pélopidas, L’empire au miroir. Stratégies de puissance aux Etats-Unis et en Russie, Genève, Droz, 2007.
[3] Cf. notre entretien http://www.atlantico.fr/decryptage/eurovision-et-desamour-en-chanson-europeens-pour-3-grands-ouest-avait-sens-politique-cyrille-bret-florent-parmentier-2160418.html
[4] Debray, Régis, Eloge des frontières, Paris, Gallimard, 2010.
[5] Jacques Attali, Bruits, Paris, P.U.F., 1977.
[6] Le concept de « Soft power », introduit par Joseph Nye, mesure une capacité d’un acteur politique à influencer directement le comportement d’un autre acteur ou la définition par cet acteur de ses propres intérêts à travers des moyens non coercitifs.
[7] Le concept d’industries créatives rassemble les produits culturels à proprement parler, les médias et le numérique, et a une connotation moins élitiste que celui d’industries culturelles, inspiré des travaux de l’Ecole de Francfort. Voir Frédéric Martel, Mainstream. Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias, Paris, Flammarion, 2010.
[8] Le mouvement culturel « Cool Britannia » s’est affirmé à la fin des années 1990 après l’arrivée du New Labour. Il s’est étendu dans la mode, les arts ou la Brit pop (avec le succès de groupes comme Supergrass, Oasis, Blur, Suede ou les Spice Girls).
[9] Voir par exemple pour le cas moldave Julien Danero Iglesias, « Quand l’Eurovision construit la « nation », Revue d’études comparatives Est-Ouest, Volume 43, n°4, janvier 2013, pp. 109-144 ; Galina Miazhevich, (2012) « Ukrainian Nation Branding Off-line and Online : Verka Serduchka at the Eurovision Song Contest », Europe-Asia Studies, 2012, Vol.64, n°8, pp. 1505-1523 ; Murad Ismayilov, « State, identity, and the politics of music : Eurovision and nation-building in Azerbaijan », Nationalities Papers : The Journal of Nationalism and Ethnicity, 2012, Vol.40, n°6, pp. 833-851 ; Catherine Baker, « Wild Dances and Dying Wolves : Simulation, Essentialization, and National Identity at the Eurovision Song Contest », Popular Communication : The International Journal of Media and Culture, 2008, Vol.6, n°3, pp. 173-189.
[10] Katrin Sieg, « Cosmopolitan empire : Central and Eastern Europeans at the Eurovision Song Contest », European Journal of Cultural Studies, 2012, vol.16, n°2, pp. 244 –263.
[11] Lors de l’édition 2009, quelques mois après l’intervention en Abkhazie et en Ossétie, la chanson géorgienne « I don’t wanna put in » avait conduit à un quiproquo entre Tbilissi et Moscou. L’UER n’a pas souhaité diffuser cette chanson, considérant qu’il avait des relents politiques à l’encontre du Premier Ministre de l’époque, Vladimir Poutine.
[12] On peut par exemple penser au Conseil nordique, forums de coopération pour les gouvernements et les institutions parlementaires créés après la Seconde Guerre mondiale. Dès 1954, une « Union nordique des passeports » préfigurait l’espace Schengen.
[13] Voir Christian Lequesne, La France dans la nouvelle Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.
[14] Pour l’heure, il existe bien des épreuves culturelles au sein des Jeux de la francophonie, mais leur portée reste très confidentielle.
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,Date de publication / Date of publication : 23 mai 2017
Titre de l'article / Article title : Géopolitique de l’Eurovision : un miroir déformant de l’identité européenne
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Le miroir déformant que l’Eurovision tend au continent européen fait apparaître tout à la fois ses forces, ses limites et ses contradictions. Il mérite donc toute notre attention (critique) sur ses dynamiques rituelles et ses évolutions annuelles. L’Eurovision, à ce titre, est bien une question d’identité européenne. C. Bret et F. Parmentier en font ici la démonstration convaincante.
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