Les travaux des géographes sont souvent instrumentalisés pour justifier l’injustifiable : l’expulsion, le massacre, le maintien dans une zone de non droit. Yves Lacoste écrivait en 1976 que « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre ». Dans ce texte inédit, David Goeury et Phillipe Sierra ajoutent en 2016 que « la notion de territoire, ça sert trop souvent à dominer et à exclure ». Ils sont co-auteurs de « Introduction à l’analyse des territoires », coll. Cursus, Paris, Armand Colin.
« FIN des territoires » (B. Badie, 1995), « retour des territoires » (colloque tenu à Corte en 2016), nécessité « d’écouter les territoires » (expression de politiques reprise par plusieurs agences d’urbanisme) : le mot « territoire » ne cesse d’être mobilisé pour évoquer les mutations du monde contemporain. Il en est du reste devenu une injonction pour légitimer des discours critiques vis-à-vis du processus de mondialisation ou pour s’opposer à des décisions de l’État central. Ainsi, il est souvent censé incarner la résistance d’une certaine « réalité du terrain » face à des dynamiques « venues d’ailleurs » : décisions des grandes firmes multinationales, uniformisation culturelle, dématérialisation de certaines activités économiques. L’instrumentalisation politique ne doit pas faire oublier que les conflits de pouvoir sont en fait la résultante de l’ancrage territorial des rapports entre sociétés mais aussi de ceux entre les individus et leur société et des sociétés avec la planète. Or ces différentes relations sont au cœur de toutes les questions de gouvernance et de démocratie. Elles posent une question centrale du couple pouvoirs/territoires : qui doit décider ici ?
Si le terme de « territoire » est difficile à saisir, c’est parce qu’il dépasse les deux dimensions habituelles de l’espace : les délimitations administratives (les surfaces) et les réseaux (les pôles et les flux). En effet, le « territoire » ne se limite pas à une dimension politique appliquée (l’espace délimité pour gouverner) mais agrège de multiples dynamiques à la fois matérielles et symboliques qui correspondent aux différentes modalités d’appropriation de l’espace c’est-à-dire de territorialisation. Celle-ci peut s’ancrer autour d’aménagements spécifiques identifiables dans le paysage mais s’articule surtout avec des discours et des représentations qui peuvent être divergents. Les lectures sont alors contradictoires. Ainsi, un même champ incarne pour certains une parcelle productive d’une céréale à haut rendement et propriété d’une entreprise privée capitalistique, symbole du progrès agricole tandis que pour d’autres, il exprime l’image de la campagne éternelle à même de valoriser des résidences secondaires ou d’incarner une identité. Il peut aussi être vu comme une menace pour la biodiversité, détruisant le bien commun que constituent les insectes, constituant un véritable trou noir au sein des espaces habités par de nombreuses espèces animales. Et enfin, parfois, il devient le lieu de mémoire d’une grande bataille considérée comme déterminante pour l’indépendance de la nation. Or ces lectures ne sont pas exclusives les unes des autres : elles se superposent et amènent à des rapports de force qui mobilisent des enjeux environnementaux, économiques, politiques et culturels. Il est donc nécessaire de décomposer les différents processus pour comprendre l’enchevêtrement des différentes modalités d’appropriation de l’espace terrestre par les sociétés humaines. Cela explique le foisonnement de recherches et de travaux de disciplines différentes qui abordent les questions du territoire.
L’enjeu aujourd’hui est donc de donner des éléments essentiels de réflexion pour permettre de mieux appréhender la complexité territoriale qui nous concerne en tant que citoyen et qui doit être prise en compte par tout aménageur.
Il faut donc proposer des modalités de décomposition d’un phénomène complexe en éléments simples pour reconstruire les interrelations. Pour cela, il paraît nécessaire de reprendre des entrées thématiques successives qui viennent se superposer les unes aux autres : géoenvironnementales, géoéconomiques, géopolitiques et géoculturelles. Chaque approche s’est construite autour de logiques propres qui sont défendues par des acteurs spécifiques qui tentent d’imposer leur mode de représentation du monde aux autres. Or elles sont étroitement imbriquées et amènent à des croisements constants. Par ailleurs, il impossible de ne pas tenir compte des grandes dynamiques contemporaines autour de quelques points saillants qui amènent à questionner la notion en jeu. Par exemple, la définition même du terme environnement permet de replacer les sociétés au cœur des écosystèmes et de montrer comment la représentation d’une nature sans les êtres humains relève du mythe, et donc d’une vision très idéologique. Dès lors, l’analyse permet de distinguer les effets de représentation d’une part, et de l’interdépendance matérielle des sociétés avec leur environnement d’autre part. Une notion qui s’est imposée comme incontournable est toujours façonnée par les choix opérés d’une société donnée. Procéder à une restauration écologique est, au même titre que transformer brutalement et radicalement un écosystème, un acte qui procède d’une volonté. Ce n’est donc aucunement anodin. Cela signifie débattre d’un état optimal selon des critères fortement dépendants des représentations culturelles qu’une société appose à son environnement, selon qu’elle considère une « Nature » extérieure à l’homme ou incorpore la notion « d’anthropocène » de plus en plus prégnante actuellement.
D’ailleurs, chaque approche du territoire est hautement idéologique et appelle à déconstruire certains discours qui s’avèrent cacher des programmes politiques. Ainsi, les motivations économiques de la territorialisation précèdent souvent des enjeux purement politiques. Les deux dynamiques se nourrissent l’une l’autre pour légitimer des choix de délimitation des territoires. De même, il faut être très vigilant quant aux phénomènes identitaires et à l’instrumentalisation de la dimension dite culturelle.
En effet, la notion de territoire a très souvent été construite comme une notion exclusive à même de justifier la violence entre les individus. Elle est très largement mobilisée par les groupes les plus radicaux qui souhaitent organiser un nouvel ordre à leur profit en excluant ou dominant d’autres groupes. Il s’agit donc de présenter clairement les mécanismes à l’œuvre. Ainsi, derrière toutes les approches, se cache toujours une menace : la justification des rapports de violence et de domination qui assurent le contrôle des territoires. Or les travaux des géographes sont souvent instrumentalisés pour justifier l’injustifiable : l’expulsion, le massacre, le maintien dans une zone de non droit. Yves Lacoste écrivait que « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre ». On peut ajouter à sa suite que la notion de territoire, ça sert trop souvent à dominer et à exclure.
Pour comprendre la complexité, il faut s’émanciper du nationalisme méthodologique, c’est-à-dire de la réduction de tous les phénomènes à l’échelle de l’Etat-nation comme échelon d’analyse prioritaire voire exclusif. Aujourd’hui, les processus à des échelles supra ou infranationales sont souvent présentés comme des menaces pour la sacro-sainte unité nationale, en France mais aussi dans de nombreux autres pays. Certes, la mondialisation, cette explosion des flux de tous ordres à l’échelle mondiale, peut conduire à penser la planète comme le territoire de l’humanité. Cependant, la réalité est que la mondialisation est un processus économique qui privilégie certains lieux et fait émerger de nouveaux territoires en dehors du cadre légal principal. Il en est de même avec la régionalisation et l’intégration régionale qui favorisent de nouvelles logiques spatiales. Ensuite, le processus de métropolisation oblige à réfléchir à une autre échelle et à la concentration des richesses et des capacités productives. En fait, derrière ces trois approches se pose la question de la justice spatiale. Ainsi, les processus décrits sont présentés comme à même de fournir davantage de bien-être aux sociétés, mais dans de nombreux lieux, ils se traduisent par une augmentation des inégalités. Celles-ci sont de plus en plus institutionnalisées territorialement à travers l’invention de statuts d’exception pour certains espaces qui gagnent en attractivité ou qui permettent d’entretenir le rapport d’inégalité. Or les pouvoirs publics sont ceux qui accordent ces privilèges territoriaux. Ils sont donc les premiers à faciliter, voire à organiser, ces trois processus que sont la mondialisation, la régionalisation et la métropolisation que des populations peuvent considérer comme sources d’injustice. Celle-ci nourrit la radicalisation et la violence qui aboutissent parfois à la prise de contrôle de régions entières par de nouveaux collectifs, avec la mise en place de nouvelles règles extrêmement brutales et régressives, tout particulièrement à l’encontre des femmes, comme nous le montre l’actualité. Actuellement, les groupes les plus violents (Daesh, Aqmi, Boko Haram) s’organisent loin des métropoles dans des régions périphériques et nient les frontières étatiques. La volonté de « faire territoire », en fondant la propagande sur la carte et l’application d’un nouvel ordre de droit (la charia), dénote l’imbrication entre le mondial (recrutement des combattants et des soutiens, projet global) et le régional (inféoder les populations locales dans des espaces périphériques éloignés des centres étatiques du pouvoir).
On observe également des processus de territorialisation à travers des groupes souhaitant fonder le vivre-ensemble sur les principes du développement durable ou de la décroissance. Eux aussi investissent des espaces marginaux qu’ils mettent en réseau. Ils proposent d’autres modes productifs comme l’agro-écologie et d’autres modes d’organisation (la collégialité, l’économie du partage). Or, dernièrement, certains ont démontré leur capacité de mobilisation notamment autour des Zones à défendre (ZAD), se confrontant aux pouvoirs publics et légitimant leur action par une contre-expertise. Leur résistance face aux forces de l’ordre a obligé les autorités à renoncer à certains projets et pose de manière complexe la question de l’échelle légitime de décision. En effet, si on souhaite consulter les intéressés, comment déterminer la zone de consultation ? Faut-il faire participer démocratiquement les habitants de l’espace d’inscription matérielle du projet ? Faut-il impliquer ceux des espaces environnants qui pourraient y trouver des services et des emplois sachant qu’il est bien difficile d’en déterminer l’extension dans un monde mobile ? Enfin, doit-on privilégier des réalités dépassant les territoires comme l’intérêt économique ou la préservation de l’environnement ?
Les pouvoirs publics ont capté la notion de territoire en mettant en avant leur capacité à organiser ce dernier. Par conséquent, il n’est pas rare d’observer une confusion entre Etat et territoire. Or les pouvoirs publics ne sont qu’un acteur parmi d’autres. Leurs velléités de domination, notamment par la loi et le « monopole de la violence légale » pour reprendre l’expression de Max Weber, sont souvent remises en question par d’autres collectifs. Il est indispensable de rappeler les dynamiques plurielles avant de traiter des modalités juridiques et des rapports d’autorité ou de force entre les différents acteurs et la puissance publique. Pour autant, les pouvoirs publics sont aussi soumis à une pression forte des autres acteurs qui attendent de leur part des politiques efficaces. Ainsi, ils sont les seuls à même de pouvoir se saisir des questions d’égalité et d’équité à l’échelle d’un vaste territoire. Mais ils doivent alors s’interroger sur les stratégies les plus optimales : privilégier la concentration de l’investissement dans des pôles et espérer un ruissellement sur les espaces alentour ou favoriser la construction d’une unité territoriale en investissant dans les infrastructures économiques et sociales de base dans tout le pays ?
Aujourd’hui, pour légitimer la prise de décision, les pouvoirs publics s’appuient sur le diagnostic territorial. En effet, cet outil de soutien à la prise de décision a longtemps été au service d’une élite politique et administrative s’appuyant sur l’expertise technique de spécialistes. Là encore, il écartait souvent les usagers et surtout l’expertise citoyenne selon une logique paternaliste ou autoritaire. Aujourd’hui, le désir de participation des individus les plus impliqués et surtout les besoins spécifiques des plus marginalisés se sont imposés comme des étapes indispensables à une analyse démocratique des territoires. Le slogan de diagnostic partagé accompagne celui de démocratie participative attestant des mauvaises pratiques antérieures. Cependant, il nécessite de démocratiser les outils et surtout les enjeux pour éviter la reproduction des mêmes rapports de domination. Ainsi, la question de la composition du corps politique et des experts semble essentielle comme le révèlent les débats sur la parité. Les décideurs ont trop souvent un rapport au territoire très abstrait du fait même de leur profil sociologique : des hommes d’âge mûr très intégrés socialement, c’est-à-dire les gagnants du système, qui se retrouvent très éloignés des besoins spécifiques des autres groupes dominés ou exclus. Or, aujourd’hui, les outils sont de plus en plus accessibles du fait des nouvelles technologies de l’information, de la communication et de la géolocalisation. Il faut donc favoriser leur accessibilité au plus grand nombre pour réduire le rapport de verticalité entre les experts manipulateurs de symboles et le reste des individus. C’est un moyen de dire que nous sommes tous des producteurs de ces territoires et que tout un chacun devrait pouvoir se saisir d’outils simples pour comprendre et défendre les conditions sine qua non d’un meilleur vivre-ensemble.
Copyright Juin 2016-Goeury-Sierra/Diploweb.com
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. David Goeury et Philippe Sierra Introduction à l’analyse des territoires, coll. Cursus, Paris, Armand Colin
4e de couverture
Cet ouvrage propose une introduction transversale et complète à la notion de territoire. Il a pour objectif d’apporter les bases théoriques indispensables pour comprendre les phénomènes de territorialisation. Il en présente d’abord les quatre clés de lecture classiques (géoenvironnementale, géoéconomique, géopolitique et géoculturelle) avant d’interroger les processus qui renouvellent la question territoriale (mondialisation, métropolisation et intégration régionale). Il conclut sur les pratiques des aménageurs à travers la question du rapport entre pouvoirs publics et territoires, et celle des outils et méthodes du diagnostic territorial.
Chaque chapitre articule définitions, réflexion géohistorique, références scientifiques et grands débats contemporains, et est assorti d’une étude de cas afin de proposer des exemples diversifiés d’un point de vue géographique et méthodologique.
David Goeury est docteur en géographie, enseignant chercheur au laboratoire Espace Nature et Culture de Paris-La Sorbonne et professeur en classe préparatoire aux grandes écoles de commerce au lycée Descartes de Rabat (Maroc). Il est aussi chercheur associé au Centre Jacques Berque de Rabat. Philippe Sierra est docteur en géographie. Il enseigne dans les Classes préparatoires des lycées Fermat et Saint-Sernin de Toulouse. Il a récemment dirigé une synthèse consacrée à la géographie : "La géographie, concepts, savoirs et enseignements", parue en collection U, aux éditions A.Colin.
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Auteur / Author :
,Date de publication / Date of publication : 18 juin 2016
Titre de l'article / Article title : Analyser les territoires : un enjeu démocratique
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Les travaux des géographes sont souvent instrumentalisés pour justifier l’injustifiable : l’expulsion, le massacre, le maintien dans une zone de non droit. Yves Lacoste écrivait en 1976 que « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre ». Dans ce texte inédit, David Goeury et Phillipe Sierra ajoutent en 2016 que « la notion de territoire, ça sert trop souvent à dominer et à exclure ». Ils sont co-auteurs de « Introduction à l’analyse des territoires », coll. Cursus, Paris, Armand Colin.
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