La géopolitique de l’Amérique centrale est marquée par la criminalité. Xavier Raufer explique l’amorce du processus au Salvador puis ses métastases régionales. Il concentre ensuite son étude sur le Mexique, devenu un "laboratoire criminel" sur la route du plus grand marché mondial des drogues : les Etats-Unis.
Dans le cadre de son partenariat avec la série Géopolitique de la collection Major aux Presses universitaires de France, le Diploweb.com est heureux de vous présenter un extrait du livre de Xavier Raufer, Géopolitique de la mondialisation criminelle. La face obscure de la mondialisation, Coll. Major, série Géopolitique, PUF, 2013, pp. 135-147.
EN AMERIQUE CENTRALE se créent au cours des décennies 1990 et 2000 de véritables « zones grises », notamment dans les bidonvilles. La situation y est telle qu’on parle désormais de désagrégation ou d’« africanisation » [1]. Depuis la décennie 1990, les maras prolifèrent dans la région (Salvador, Honduras, Guatemala), au point que l’on y compterait aujourd’hui 70 000 mareros, contrôlant des territoires entiers. Au Salvador, la « Mara Sal-vatrucha » compterait ainsi plus de 10 000 « soldats ».
Les experts officiels salvadoriens estiment que les maras exercent déjà une influence sur environ 90 000 jeunes du pays (soit 1,5 % de la population salvadorienne), « bassin de recrutement » qu’ils peuvent mobiliser au besoin [2]. Ces mareros sont jeunes, moins de 15 ans parfois ; affolés par la drogue, le cerveau « lavé » par leurs anciens, ils sont prêts à tout et tuent ou torturent comme ils respirent, parfois juste pour passer à la télévision...
Pratiquant une criminalité locale [3] « tous azimuts » : trafics locaux de stupéfiants et d’armes, vols à main armée, enlèvements crapuleux, assassinat sur gage, services criminels rendus aux cartels de Colombie et du Mexique, des mafias (italiennes et italo-américaines) et diverses guérillas plus ou moins dégénérées (Farc, etc.) opérant dans la région, les maras constituent aujourd’hui pour tout le continent américain un défi d’ampleur stratégique :
. D’abord par leur prolifération même, par leur infiltration au sud du Mexique, au Brésil et même en Colombie.
. Surtout, dans leurs pays d’origine et désormais dans toute la région, l’hy¬peractivité criminelle des maras pousse une part de la population, terrifiée, à fuir massive¬ment vers l’Amérique du Nord, renforçant encore une vague migratoire désormais moins bien supportée aux Etats-Unis.
De 1980 à 1992, la guerre civile au Salvador provoque quelque 70 000 assassinats dont la plupart des auteurs restent aujourd’hui impunis. Avant une trêve conclue au printemps 2012 entre les gangs et le gouvernement, le taux d’homicides dans le pays est de 69 pour 100 000 (trois fois celui du Mexique…) [4].
Constitués en gang urbain en Californie (18th street gang ou mara dieciocho), de jeunes salvadoriens commettent tant d’exactions que ceux qui sont migrants illicites aux Etats-Unis sont systématiquement expulsés et doivent retourner dans leur pays. En tentant de revenir aux Etats-Unis par la voie terrestre, ils entrent en contact avec des cartels mexicains et commencent alors à coopérer avec eux (sous-traitance de trafic de stupéfiants, racket et enlèvements de migrants d’Amérique centrale en route vers les Etats-Unis, etc.)
A l’été 2012 on estime qu’il y a 25 000 mareros en liberté et 9000 détenus dans les geôles salvadoriennes.
Guatemala, mars 2009 : on découvre un camp militaire des Zetas, pour la formation de leurs nouvelles recrues : piste d’atterrissage, parcours du combattant, stand de tir comportant 500 grenades, 6 fusils d’assaut et quantité de munitions.
Honduras : il est devenu une étape majeure pour les vols clandestins livrant la cocaïne (et les produits chimiques précurseurs) du cône nord de l’Amérique latine vers le Mexique.
Salvador : désormais, le méga-gang Mara salvatrucha (MS-13) opère souvent comme sous-traitant des cartels mexicains, en Amérique centrale, au Mexique et même aux Etats-Unis.
Nicaragua : en novembre 2009, il est découvert dans la province de Matagalpa un considérable arsenal de La Federacion (cartel mexicain du Sinaloa).
Ces quelques faits démontrent que les bandes criminelles agissent maintenant dans toute la région, par-delà les frontières nationales.
Le coût pour les pays de la zone est considérable. Selon la Banque mondiale l’activité criminelle leur fait perdre environ 8 % de leur produit intérieur brut (santé publique, police et justice, « instances de répression », sécurité privée, obstacles à l’économie, fuite des investisseurs, etc.) et menace gravement le développement régional.
Au plan social et humain, et dans un climat de quasi-parfaite impunité, la criminalité organisée ampute ainsi le Salvador de 10,8% de son PIB, le Nicaragua de 10%, le Honduras de 9,6%, le Guatemala de 7,7 % et le Costa-Rica de 3,6 %. Dans ces pays :
. Opèrent quelques 900 gangs armés juvéniles (les maras) comptant au total 70 000 membres minimum, peut-être jusqu’à 100 000, se livrant notamment à un intense trafic de stupéfiants.
. Circulent entre 4 et 5 millions d’armes légères, pour la plupart illicites.
Dans des secteurs précis du Salvador, du Guatemala et du Honduras, on atteint ainsi le taux effarant d’environ un homicide pour mille habitants ! (Moyenne de l’Union européenne : environ 2 homicides pour 100 000 habitants…). Or pour chacun de ces pays, une réduction de 10 % des homicides permettrait un gain de 1 point de produit national brut.
Marie-France Chatin (RFI) et Xavier Raufer, lors de l’émission "Géopolitique" consacrée à la mondialisation criminelle à l’occasion du 5e Festival de Géopolitique et de Géoéconomie organisé à GEM. Voir le photo-reportage sur l’enregistrement de cette émission.
. 114 tonnes de cocaïne,
. 11 000 tonnes de marijuana,
. 75 tonnes d’amphétamines,
. plus de 100 000 véhicules,
. 515 bateaux de tous tonnages,
. 578 avions,
. 119 000 armes et plus de 12 millions de munitions,
. plus d’un milliard de dollars en espèces.
Selon des données officielles, l’industrie mexicaine des stupéfiants emploie directement quelque 450 000 personnes, surtout au Nord du pays [5].
Selon un député du parti historique PRI, membre du comité de sécurité du Parlement, 23 des 32 Etats fédérés du Mexique sont désormais de quasi « narco-républiques » corrompues et infiltrées. Les Etats les plus « symbiotiques » avec les cartels sont ceux de : Baja California, Chihuahua, Durango, Guerrero, Michoacan, Nuevo Leon, Sinaloa, Sonora, Tamaulipas, où adviennent environ 80 % des narco-homicides. Plus finement, le crime organisé exercerait « une influence » sur 68 % des 2 438 municipalités du pays [6].
Les guerres coloniales ont jadis popularisé le concept de « territoires libérés » : dans certains cas favorables, une guérilla, ou une armée insurgée, « libère » des zones éloignées pour y établir un contre-pouvoir : massifs isolés des Aurès en Algérie, piste Ho-Chi-Minh au Vietnam etc. Mais toujours et partout, ces conquêtes sont le fait d’entités politiques visant à créer un Etat ; au pire, de « guérillas dégénérées », politiques à l’origine et sombrant ensuite dans les trafics (les Farc en Colombie, etc.).
Or, pour la première fois dans l’histoire du monde (à la connaissance de l’auteur) voici qu’à l’orée de l’année 2010, l’entité paramilitaire pluri-criminelle des Zetas, méga-gang encadré et dirigé par des déserteurs de l’armée et de la police mexicaine, « libère » au nord du Mexique, à la frontière même des Etats-Unis, un territoire qu’il contrôle seul depuis lors, et où tout militaire ou fonctionnaire mexicain, ou américain, est assassiné, sitôt repéré. Une géante base criminelle, de la superficie du Koweït, à moins de 300 km de l’agglomération de San Antonio, Texas (2 millions d’habitants…).
Les Zetas, une armée criminelle constituée voici une quinzaine d’années par des déserteurs des forces spéciales mexicaines recrutés par le Cartel du Golfe (aujourd’hui plus de 4 000 hommes en arme opérant parfois en uniforme) contrôlent désormais l’essentiel d’une zone du Rio Grande comprise entre la ville d’Acuna et le grand port de Matamoros.
Dirigée jusqu’à l’automne 2012 par Heriberto Lazcano (« El Lazco », ou « Z 3 »), semble-t-il abattu par la police en octobre 2012 [7], cette troupe disciplinée et organisée, dont les véhicules portent ouvertement le badge de l’organisation, semble avoir atteint vers 2010, au nord du Mexique, ce que Mao appelait le « stade de la guérilla généralisée », car, après avoir massivement infiltré les polices locales, elle :
. contrôle des ponts, y compris internationaux (dont celui de Reynosa, reliant le Mexique aux Etats-Unis),
. censure par la terreur (homicides, jets de grenade) les médias régionaux, celui de Nuevo Laredo (Manana) ne disant plus un mot sur les Zetas depuis l’assassinat de son directeur en 2004,
. organise, avec des gangs de rue (eux-mêmes parfois forts de milliers de jeunes hommes) et d’une partie de la population, des manifestations de masse pour protester contre les « brutalités policières et militaires »,
. parfois, dans les rues de Matamoros, capitale de l’Etat de Tamaulipas où ils sont chez eux, recrutent (« militaires bienvenus, apportez vos armes, solde importante ») par voie de banderoles tendues dans les rues (elles y restent des heures, nul n’osant y toucher...) et comportant même un numéro de téléphone pour les candidats.
En 2012, les Zetas ont proliféré dans quasiment tout le Mexique et l’Amérique centrale - de la frontière américaine du Texas jusqu’au canal de Panama [8].
Mais les Zetas ne sont pas la seule force criminelle a avoir atteint le niveau paramilitaire. Ailleurs au Mexique, le cartel du Michoacan « Caballeros Templarios » (Chevaliers templiers) a désormais acquis la capacité « militaire » de monter des attaques simultanées et coordonnées (grenades, armes automatiques) contre plusieurs commissariats de police, ce qu’il fait régulièrement.
En 2011, on apprend encore que le gang juvénile nommé « La Linea », bras armé du Cartel de Juarez, dispose d’explosifs puissants et maîtrise désormais la technologie (plutôt complexe) de la voiture piégée télécommandée explosant à distance.
Tout cela explique pourquoi il importe d’observer le nord du Mexique. Ce qui s’y déroule est en effet fort significatif et prédictif. Nous avons là sans doute le laboratoire des évolutions criminelles plausibles de la première moitié du XXIème siècle. Car voici probablement la première guerre civile criminelle de l’histoire, ou plutôt : une guerre de civils criminels, car dans cette guerre, le crime n’est ni accessoire, ni adjuvant - mais primordial : son stratégique objet est en effet de contrôler le trafic de la cocaïne vers l’Amérique du nord.
Epicentre de cette guerre criminelle : l’Etat de Chihuahua et sa capitale, Ciudad Juarez (1,3 million d’habitants), le « couloir » [de la drogue, on dit La Linea en espagnol] le plus stratégique vers les Etats-Unis. En deux ans de violents combats (2008-2010), le cartel de Sinaloa en chasse celui de Juarez. Les homicides enregistrés y bondissent alors d’environ 200 %. On y décompte quelque 5 000 homicides de la fin 2006 à mars 2010. A Juarez, le taux d’homicides est alors de 165/100 000, la moyenne de l’Union européenne étant d’environ 2/100 000. Début 2010, la ville se meurt : depuis 2007, 25 % des maisons y ont été abandonnées, 40 % des commerces et entreprises ont fermé.
[9]
Dans l’année 2010, la violence explose tout au long de la frontière Mexique - Etats-Unis.
. A Matamoros et Reynosa, les homicides commis en février et mars 2010 sont plus nombreux que tous ceux recensés durant l’année 2009.
. En février 2010 à Reynosa (importante ville frontière avec les Etats-Unis), surgis dans une vingtaine de camions, des miliciens armés du cartel du Golfe combattent toute la journée des policiers et militaires mexicains pour le contrôle de la ville. A la fin, les bandits kidnappent dix policiers et disparaissent. Sur les photos prises en pleine rue, les véhicules de la milice criminelle portent clairement, en gros caractères, le sigle CDG (Cartel Del Golfo).
. Fin mars 2010, près du grand port fluvial de Nuevo Laredo, à la frontière texane, la milice armée des Zetas attaque deux bases militaires, avec véhicules blindés, grenades à fragmentation et fusils d’assaut. Localement forts de 1 200 hommes (dont nombre de déserteurs de l’armée mexicaine) les Zetas veulent « libérer » leur fief de Nuevo Laredo. Pour les policiers, il s’agit d’une attaque très professionnelle : encerclements et assauts coordonnés, embuscades. En 2008, déjà un raid sur un arsenal des Zetas avait permis d’y découvrir des lance-roquettes avec munitions anti-blindage, des missiles sol-air, des véhicules militaires blindés et des tenues anti-NBC.
. En avril 2010, le consulat américain de Nuevo Laredo est attaqué à la bombe ; en mars, une employée du consulat américain de Juarez est abattue avec son époux et un ami, lui-même marié à une secrétaire du consulat. Les assassins proviennent du gang Barrio Azteca, fondé dans des prisons du Texas et qui agit en « sous-traitant » du cartel de Juarez. Selon la police locale, ce gang a commis près de 1 400 homicides en 2009 [10].
Bien entendu, le concept même de « frontière » échappe aux cartels, désormais implantés, retranchés, même, au sud-est des Etats-Unis.
Côté américain de la frontera (Texas, Oklahoma, etc.), les cartels (Sinaloa, Zetas ; Golfe, Caballeros Templarios, etc.) vendent toutes les drogues imaginables : amphétamines (cristaux, poudre), cannabis, héroïne (noire ou brune), cocaïne, etc.
Dans le rapport de l’année 2009 du National Drug Intelligence Center, on lit ceci : « Les narcos mexicains commettent toujours plus de crimes dans la zone proche du golfe du Mexique [Alabama, Arkansas, Louisiane, Mississipi]. Des policiers signalent que des cartels mexicains y envoient des équipes de tueurs, pour intimider leurs rivaux et punir les mauvais payeurs. En août 2008 par exemple, 5 mexicains sont assassinés dans le comté de Shelby (Alabama), torturés et finalement égorgés. Sans doute une livraison de drogue impayée ».
Dans la ville d’Austin (Texas), on signale une forte présence de trois cartels, La Familia, Cartel del Golfo et los Zetas. Des familles mexicaines réfugiées côté texan sont désormais menacées et intimidées par des gangs venus du Mexique. Début avril, le Department of Homeland Security (ministère américain de l’Intérieur) lance une alerte aux policiers d’El Paso (ville jumelle de Juarez, côté texan) : le Barrio Azteca cherche à tuer des policiers texans, priés de circuler en gilet pare-balles et d’être très prudents.
Signé par les présidents Bill Clinton (Etats-Unis) et Carlos Salinas (Mexique), le traité de libre-échange nommé ALENA (ou NAFTA en anglais) [11] entre en vigueur le 1er janvier 1994. En bonne théorie libérale, il doit apporter croissance et prospérité au Mexique et préviendra les migrations illégales : les Mexicains trouvant plus facilement du travail dans leur pays ne seront plus tentés de partir vers le Nord.
Commercialement, tout se passe bien : de 1989 à 2000, le commerce entre les deux pays passe de 49 à 247 milliards de dollars. Mais sur le terrain, au Mexique, le résultat concret est tragique pour beaucoup d’habitants [12] :
. Dans les années qui suivent, l’agriculture familiale mexicaine dépérit : 2 millions de fermiers mexicains ruinés sont chassés de leurs terres, surtout au nord du pays.
. D’ici 2020, le Mexique importera 80 % de sa nourriture (est-il besoin de préciser d’où ?), la population étant toujours plus mal nourrie et frappée d’obésité (suivant le « modèle » américain).
. Dans certaines zones comme Juarez, les salaires chutent : avant le NAFTA, 4,50 $ par jour ; après 3,70 $ /jour.
. Effet NAFTA à retardement : les guerres criminelles. A Juarez, début 2008, le taux d’homicides explose de 500 % en un an (janvier-février 2008 par rapport à janvier-février 2007). Dans tout le Nord du pays, à la base, dans la rue, le chaos criminel remplace l’ordre officiel national.
Plus grave encore : entre les deux pays, le trafic des camions explose. En effet, chaque jour, pour un milliard de biens et produits franchit la frontera dans les deux sens. En 2010, ce sont 4,7 millions de camions qui circulent ainsi entre Mexique et Etat-Unis, dont 3 millions d’énormes 18 roues porte-conteneurs - dont 5 % seulement sont fouillés ou inspectés. Un rêve, un don de Dieu pour les narcos, évidemment.
Depuis le grand tournant de 2010, les entités criminelles mexicaines ont entrepris de diversifier leurs activités illicites. Elles s’adonnent également maintenant :
. au racket des commerces légaux (bars, discothèques, casinos, etc.) et illégaux (maisons de prostitution, sites d’ « escortes », salons de massage, etc.),
. aux enlèvements contre rançon (1 350 kidnappings connus en 2010),
. aux vols de véhicules,
. au vol d’hydrocarbures,
. à la contrefaçon et à la contrebande, les films piratés portant parfois l’inscription « producciones Zetas »,
. au racket et à la prédation des flux migratoires clandestins (de l’Amérique centrale aux Etats-Unis) [13],
. au racket des industries mexicaines ou étrangères (mines, industrie forestière, pétrole, etc.).
En août 2012, le gouvernement mexicain baisse les bras et décide de ne plus publier le comptage des narco-homicides, précédemment effectué par le SNSP (système national de sécurité publique). Selon une source privée, de janvier à juillet 2012 inclus, ces narco-homicides s’élèvent à 7 022 (+ 10 % par rapport au second semestre 2011), soit environ 34 par jour [14].
Or ce qui advient aujourd’hui au nord du Mexique - et à leur propre frontière ! - a, durant presque vingt ans, été méconnu par les autorités des Etats-Unis. Rappelons que pour Washington, le péril est grave, ne serait-ce qu’en matière de santé publique : 215 milliards de dollars de coûts économiques pour la seule année 2009. Et bien sûr, toute la drogue ou presque consommée dans le pays passe par sa frontière sud.
Malgré cela, toutes les ripostes américaines jusqu’à l’année 2011 (où l’on prend conscience, enfin, de la gravité du péril) partent de l’idée que l’ennemi à combattre est les anciens cartels de l’époque 1990-1995, sans tenir compte de l’actuelle mutation criminelle hybride ultra-dangereuse et à vrai dire sans précédent.
La guerre de retard : Washington semble ainsi souffrir d’une sorte de phénomène de persistance rétinienne, continuant à voir une entité criminelle qui, dans les faits, a disparu depuis belle lurette.
Un élément de plus poussant à s’interroger sur la pertinence du rapport entre l’exécutif US et sa « communauté du renseignement », malgré les quelques 80 milliards de dollars annuellement dépensés. Car hors des menaces classiques, bien connues et calibrées, l’appareil américain de renseignement semble toujours peiner à voir les menaces émergentes en temps utile, c’est à dire assez tôt pour qu’il soit ensuite possible de réagir. Notre hypothèse (méritant un travail spécifique) est qu’asphyxié par le fétichisme technologique, cet appareil fonctionne désormais à l’envers et n’alerte pas a priori – mais aveugle a posteriori.
[15]
De 1970 à 2010, le crime organisé, les trafics, la corruption, la fraude fiscale, l’hémorragie financière, etc., ont coûté au Mexique 872 milliards de dollars [16].
. Marchés criminels (toutes activités illicites confondues, à l’échelle du pays) en 2011 : environ 64 milliards de dollars. Dans la décennie 2000 - 2010, les services officiels mexicains estiment que les cartels ont ainsi pu engranger jusqu’à 250 milliards de dollars.
. Montant des ventes (au prix de gros) des stupéfiants par les cartels aux Etats-Unis : de 6 à 7 milliards de dollars par an. Mais dans ce pays ces cartels contrôlent souvent aussi le fort lucratif marché local du demi-gros (50 à 5 kilos). Au total, un CA (stupéfiants, à l’exportation) compris entre 17 et 38 milliards de dollars. Rappelons qu’en 2011, le CA mondial du géant Google a été de 38 milliards de dollars.
Outre la cocaïne, que les narcos mexicains ne font qu’importer du cône nord de l’Amérique du Sud, le Mexique possède ses propres cultures illicites :
Pavot (héroïne) ± 20 000 hectares en 2012,
Cannabis : ± 18 000 ha.
. Homicides [17]
De décembre 2006 à août 2012 : les guerres criminelles ont provoqué de 60 000 (au Mexique même) à 100 000 homicides (en y incluant les « disparitions » au Mexique et les homicides en Amérique centrale liés à ces guerres).
Plus précisément : sous la présidence Calderon (1/12/2006 - 31/12/2011) : 51 918 homicides connus.
Le 1er décembre 2006 est le jour où P. Calderon déclare « la guerre aux cartels » [18].
Le 5 janvier 2008, cette initiative déclenche à son tour la guerre entre les cartels de Juarez et du Sinaloa et le carnage débute. Comparaison :
. 2005 : 9 921 homicides [19] (avant la guerre des cartels, tous motifs confondus)
. En pleine guerre des cartels :
2010 : 25 757, + 31 % sur 2009 (dont 13 174 narco-homicides avérés)
2011 : 27 199 homicides, + 5,6 sur 2010.
Guerres inter-cartels (2006-2010)
. Les homicides dans la seule ville de Ciudad Juarez
1995 : 294
2000 : 250 (1er narco-homicide : cadavre ligoté criblé de balles)
2007 : 316 (puis brutalement…)
2008 : 1 623
2009 : 2 754 (en majorité, les cadavres « montrent des signes de torture »)
2010 : 3 117 (230/100 000 homicides dans la ville)
2011 : 1904 (victoire annoncée du cartel du Sinaloa)
96,4 % de ces homicides sont impunis (80 % à l’échelle du Mexique entier).
Un seul gang de rue de Juarez, le « Barrio Azteca » est convaincu d’environ 1 400 homicides en 2009.
A Juarez, l’homicide est la toute première cause de décès. Partout ou presque ailleurs dans le monde, on trouve au premier rang le diabète.
Copyright 2013-Raufer-Presses Universitaires de France (PUF)
. Plus
Xavier Raufer, Géopolitique de la mondialisation criminelle. La face obscure de la mondialisation, Coll. Major, série Géopolitique, PUF, 2013, 192 pages.
4e de couverture
La mondialisation, universel bienfait ? Pas vraiment. Comme tout phénomène humain, la mondialisation est semblable à la « langue d’Ésope » – la meilleure et la pire des choses à la fois.
La meilleure face de la mondialisation est sans cesse vantée par ses thuriféraires, pour l’essentiel des libéraux proches du monde des affaires, et par les médias qu’ils possèdent souvent : c’est la « mondialisation heureuse » qu’on nous vante depuis les années 1990. Sa face obscure, ces mêmes intérêts tentent de la noyer dans le silence, ou bien, quand la réalité est trop grave pour être tue ou niée, ce « pire » est morcelé et présenté comme un épiphénomène (une collection de « fait divers ») étranger à la mondialisation.
Alors qu’en Europe, le terrorisme islamiste se dissipe (aucun attentat en 2012 selon Europol), alors qu’à l’échelle européenne la toxicomanie baisse chez les jeunes, quelle est aujourd’hui cette « face criminelle de la mondialisation » ? Quel est son avenir ?
Xavier Raufer est docteur en géographie/géopolitique et directeur des études du Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines (Paris II). Il est également professeur associé au Centre de recherche sur le terrorisme et le crime organisé à l’université de sciences politiques et de droit de Pékin. Il a publié dernièrement Les nouveaux dangers planétaires (CNRS-Éditions).
Voir le livre de Xavier Raufer, "Géopolitique de la mondialisation criminelle" sur Amazon
Criminologue, enseigne dans des instituts de sciences criminelles, aux universités de Paris 2, Pékin et George Mason (Washington DC).
[1] Ce qui est injuste car (du moins, les statistiques officielles l’affirment) il y a plus d’homicides criminels en Amérique latine qu’en Afrique.
[2] New York Review of Books, 10/11/2011, « In the new gangland of El Salvador ».
[3] A la base, toute criminalité organisée est territoriale et les mareros n’échappent pas à la règle : significativement, le même mot « clica » désigne à la fois la bande et son fief, ou territoire de prédation.
[4] Pour mémoire, taux d’homicides aux Etats-Unis en 2010 : 4,4/100 000.
[5] Sources officielles : Parquet général du Mexique ; US Department of Justice, National Drug Intelligence Center - Drug market analysis 2009, Gulf Coast - High intensity drug trafficking area ; AFP, 14/04/10 , « Mexique : les cartels responsables de 22 743 morts depuis fin 2006 - officiel » ; AP, 10/04/2010, « Bomb damages US consulate in Mexico, no injuries » ; El Universal, Mexique, 9/04/2010, « Prise de Cuidad Juarez par le cartel du Sinaloa » ; CBS News, 9/04/2010, « Mexico and the forever drug war - inside a drug war that’s quickly consuming a nation » ; ISN-ETH Zurich, 7/04/2010, « The Gulf-Zeta split and the praetorian revolt » ; News 8 Austin, 6/04/2010, « Changing face of drug cartels could affect Austin » ; Fox News, 6/04/2010, « Mexican ‘assasin teams’ may target US law enforcement, Department of homeland security warns » ; Washington Post, 4/04/2010, « New adversary in US drug war : contract killers for mexican cartels » ; CNN, 2/04/2010 , « US-Mexico ‘war on drugs’ a failure : 5000 killed in Juarez in 27 months, one of most violent cities on earth” ; AP, 2/04/2010, « In Texas, fear follows Mexicans who flee drug war » ; Sky News, 1/04/2010, « Mexican drug gangs attack army bases near the border » ; The Economist, 25/03/2010, « Mexico, the United States and drug gangs » ; Nuevo Herald, Mexique, 24/03/2010, « Espagne : démantèlement d’un réseau de blanchiment d’argent ».
[6] Insight, 6/07/2012, « Drug cartels wield power in 68 % of Mexico : représentative ».
[7] On ne s’ennuie jamais au Mexique : le cadavre de « Z 3 » aurait en effet été « volé à la morgue » où les policiers l’avaient déposé.
[8] Mais pas uniquement : dès 2008, grâce à des analyses chimiques réalisées sur des stupéfiants, l’ONU drogue & crime signale la présence des cartels mexicains, dont bien sûr les Zetas, dans les continents et pays suivants : Afrique, Australie ; Azerbaïdjan, Chine, Egypte, Inde, Irak, Iran, Syrie.
[9] US Department of Justice - National Drug Intelligence Center, September 2011, Drug market analysis 2011, high-intensity drug trafficking areas : West Texas, South Texas, North Texas.
[10] Ce qui fut à l’origine un gang de prison est désormais une entité paramilitaire avec grades, etc. Le Barrio Azteca vit en symbiose avec le Cartel de Juarez et pratique avec lui des « échange marchandises ». Assassinats sur commande et « maintien de l’ordre » côté Barrio, fourniture à prix cassés de stupéfiants (amphétamines, cocaïne, héroïne brune, cannabis) côté cartel. Le Barrio revend la drogue dans « ses » territoires » d’El Paso et de l’ouest du Texas. D’autres gangs jouent un rôle analogue, des deux côtés de la frontière : La Linea, Latin Kings, Mexican Mafia, Texas Syndicate, Hermanos de Pistoleros Latinos, Vallucos, Tri-City Bombers, Tango Blast, etc.
[11] North American Free Trade Agreement, ou Alena, Agrément de Libre Echange Nord Américain. Carlos Salinas a ensuite été convaincu de corruption (comptes suisses de dizaines de millions de dollars, etc.) ; ce, avec un salaire officiel annuel de président de 190 000 dollars.
[12] Foreign Policy in focus, 20/10/2010, fpip.org/articles/nafta_is_starving_mexico ; Charles Bowden, Murder city, Ciudad Juarez ans the global economy’s new killing fields, Nation Books, NY, 2010.
[13] Ici les cartels prélèvent des micro-rançons, mais portant sur des dizaines de milliers de victimes chaque année. Les cartels opèrent avec l’aide de polices locales corrompues. En cas de refus, ou d’incapacité de paiement, les kidnappés sont massacrés, parfois par dizaines (Août 2010, San Fernando (Tamaulipas) : 72 hommes, femmes - parfois enceintes - et enfants sont ainsi assassinés ensemble).
[14] Insight, 16/08/2012, « Mexican govt. stops publishing data on crime-related deaths ». Selon le SNSP il y a eu, de janvier à mai 2012, 8 662 « homicides volontaires », commis ou non par les narcos.
[15] Telegraph, 2/09/2012, « Calderon defends war on mexican drug cartels ; Borderland Beat - 20/08/2012 - « 2011 had the most homicides » - Bloomberg, 20/08/2012, « Mexico murder rise since 2009, statistics agency says ». Source INEGI, institut national de la statistique du Mexique
[16] Global Financial Integrity, 29/01/2012, « Mexico hemorrhages US$ 872 billion to crime, corruption, tax evasion, from 1970 to 2010 ».
[17] Le Mexique n’a jamais été un pays vraiment serein : en 1940, on y comptait 10 175 homicides, soit 67/100 000. Il y aurait aujourd’hui dans les morgues mexicaines, dit la Commission mexicaine des droits de l’homme, 16 000 corps non identifiés, souvent décapités ou démembrés, les « no nombre » (sans noms) ; également, 24 000 personnes sont signalées « disparues » dans le pays. AP, 23/07/2012, « Ranks of unidentified dead swell in Mexico ».
[18] 8,4% de femmes, tout le reste des hommes, le plus souvent entre 20 et 30 ans. Là-dedans, outre les narco-homicides, 2 893 malfaiteurs ou supposés tels, abattus par les forces de l’ordre. Borderland Beat, 3/08/2012, « 2 893 criminals killed during this administration ».
[19] Homicides en 2009 : + 41 % sur 2008 ; en 2008 : + 58 % sur 2007. En 2011, il y a eu au Mexique 24 homicides/100 000 personnes ; 23/100 000 en 2010. Mais en 2011 le taux d’homicide de la ville de Chihuahua (où éclate une violente guerre inter-cartels) est de 131/100 000.
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Date de publication / Date of publication : 17 mai 2013
Titre de l'article / Article title : Géopolitique criminelle de l’Amérique centrale
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La géopolitique de l’Amérique centrale est marquée par la criminalité. Xavier Raufer explique l’amorce du processus au Salvador puis ses métastases régionales. Il concentre ensuite son étude sur le Mexique, devenu un "laboratoire criminel" sur la route du plus grand marché mondial des drogues : les Etats-Unis.
Dans le cadre de son partenariat avec la série Géopolitique de la collection Major aux Presses universitaires de France, le Diploweb.com est heureux de vous présenter un extrait du livre de Xavier Raufer, Géopolitique de la mondialisation criminelle. La face obscure de la mondialisation, Coll. Major, série Géopolitique, PUF, 2013, pp. 135-147.
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