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"Affaire Elf. Affaire d'Etat",

par Loïk Le Floch-Prigent

Cette lecture met en évidence combien l'étude de la politique intérieure comme de la politique étrangère gagneraient à inclure les paramètres financiers occultes. Bien des décisions en apparence incompréhensibles répondraient alors à une ou des logique(s).

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Voir une carte du pétrole à l'échelle mondiale: solde production-consommation

Par la grâce du Président F. Mitterrand, Loïk Le Floch-Prigent a été Président Directeur Général de l'entreprise pétrolière nationalisée Elf, de 1989 à 1993. Il propose ici un document qui peut se lire de plusieurs manières.

L. Le Floch-Prigent l'a pour partie conçu comme un règlement de compte avec le juge Eva Joly - auteur de "Notre affaire à tous" - longtemps en charge du dossier judiciaire Elf. Sur ce volet, chacun se fera son opinion par une lecture conjointe de ces deux ouvrages.

L'ouvrage de L. Le Floch-Prigent peut aussi se lire comme un livre consacré à l'histoire de la V ème République française. Parce qu'il en révèle des fonctionnements confidentiels. A ce titre, il prouve combien un haut responsable blessé peut rompre les règles non-dites quand il estime avoir été trahi et ne plus rien avoir à perdre. Ce livre présente ainsi à la marge une intéressante analyse sociologique des élites, entre ceux qui appartiennent aux grands corps de la République et ceux qui n'en sont pas, comme L. Le Floch-Prigent. Ce qui explique d'ailleurs peut-être en partie ses difficultés, sinon sa volonté de les faire connaître. (cf. pages 29 et 117).

Quoi qu'il en soit, il importe de garder à l'esprit durant sa lecture que L. Le Floch-Prigent était et reste un fidèle de François Mitterrand. Avant de devenir Président de la République Française de 1981 à 1995, F. Mitterrand a pendant de nombreuses années critiqué les institutions de la V e République. Comme en témoigne son livre "Le coup d'Etat permanent". Les révélations d'un proche de F. Mitterrand au sujet des années de Gaulle de la V e République (1958-1969) sont intéressantes, notamment au sujet de la politique africaine, mais à considérer comme inévitablement partisanes, donc à recouper.

En douze leçons

Surtout, cet ouvrage peut se comprendre comme un manuel pour "Apprendre le lobbying". L'expert en donne une définition simple : "Soyons très clairs. Lorsque je parle de lobbying à François Mitterrand, cela veut dire que je vais devoir verser des bakchichs ou des pots-de-vin. Nous n'avons pas besoin d'utiliser ce genre d'expressions cela va de soi." (p.158, voir aussi p. 159) Le livre contient plusieurs exemples pratiques clairement expliqués, par exemple p. 56.

Le lobbying prenant sans cesse plus d'ampleur - particulièrement au niveau des institutions européennes - L. Le Floch-Prigent fait en la matière œuvre pédagogique… En effet, les citoyens sont particulièrement inégaux à ce sujet, tant en matière de connaissance des usages que… de moyens financiers.

Des chiffres

L. Le Floch-Prigent est particulièrement intéressant quand il évoque clairement le système des commissions et rétro-commissions, dimension particulièrement utile pour comprendre réellement l'histoire de la politique intérieure … comme de la politique étrangère françaises. Il confirme ce qui a déjà été écrit ici depuis longtemps au sujet des commissions dans le domaine de l'armement, secteur dans lequel la France occupe le troisième rang mondial durant les années considérées.

"Je sais, concernant les opérations d'armement, que les commissions sont de l'ordre de 25 % à hauteur du marché, contre 2,5 % dans le pétrole. C'est à dire qu'elles sont dix fois plus importantes dans l'armement que dans le pétrole. […] Quand le pétrole fait huit cent millions de commissions, l'armement en fait huit milliards. C'est beaucoup plus intéressant."(p. 34 et 35). Et cela profite en France à beaucoup de monde, notamment politique, sous forme de rétro-commissions.

Unité de compte: dix millions de francs

Pour en revenir à Elf, l'auteur écrit : "J'affirme que l'ensemble de la classe politique a été financée de façon irrégulière par Elf, mais aussi par de très nombreuses sociétés et dans des proportions sans doute plus importantes."(p.240) "A quoi servaient la plupart du temps ces rétrocommissions ? A mettre sous influence celui qui les percevait. Au cas où… Au cas où une affaire comme l'Affaire Elf leur péterait à la figure. Si tout le monde se sert du gâteau, plus personne ne peut plus rien dire. "(p. 66)

Au sujet des financements politiques, L. Le Floch-Prigent déclare : "Cela n'avait rien d'occulte. Elf soutenait la vie politique ordinaire, régionale, pour des montants variables. Il est difficile de donner un chiffre. L'unité de compte était de dix millions de francs, mais combien de fois dix millions de francs nous versions chaque année, je l'ignore." (p.143)

Ce qui fait penser à cet extrait du livre d'Eva Joly: "Si chacun des habitants de ce pays ne peut pas penser spontanément que les marchés passés par l'Etat sont conclus dans l'intérêt général de la nation mais parfois pour alimenter les comptes occultes de décisionnaires ou faire fructifier des réseaux, la confiance des électeurs sera définitivement détruite pour des décennies". (Notre affaire à tous, éd. Les arènes, 2000, p. 22). Les élections de mai et juin 2002 viennent encore d'en montrer les conséquences.

La part du citoyen

L. Le Floch-Prigent présente la question sous un angle intéressant: "Qui pense encore que l'on grimpe la hiérarchie étatique jusqu'au plus haut sommet de l'échelle avec comme seules armes la probité, le courage, la vérité… sans que l'argent y prenne part ? Nos démocraties sont en perpétuelle représentation, et survivent à coup de déballages médiatiques et de grand-messes. L'accent est toujours mis sur la communication. Sur la forme toute puissante du discours et de l'apparence. Nos concitoyens attendent des hommes politiques qu'ils soient brillants et élégants tout en faisant du social ; disponibles au quatre coins de leur circonscription et du pays; débattant à la radio, à la télévision, dans les journaux… sans qu'ils dépensent un centime. Le citoyen "moral" assume sans ciller ces contradictions. On hait l'austérité pour soi même, mais on l'applaudit chez les autres. Les édiles se complaisent dans ce rôle qui ménage le vice sous la vertu. Et justifient un train de vie dispendieux par la fonction. Appartements, costumes sur mesure, voyages, filles …" (p.67)

Que faire ?

"Qu'il faille prendre des mesures pour éviter les dérapages, je le souhaite. Qu'il soit nécessaire de mettre des gardes fou à l'argent roi, j'en suis convaincu. De là à prétendre que le pouvoir politique peut se gagner sans argent, et le monde des affaires avancer sans stimuli financiers, il y a une marge que je ne franchirai pas." (p. 68)

Cette lecture met en évidence combien l'étude de la politique intérieure comme de la politique étrangère gagneraient à inclure les paramètres financiers occultes. Bien des décisions en apparence incompréhensibles répondraient alors à une ou des logique(s). Il en serait probablement de même à l'échelle de l'Union européenne et des Etats-Unis. Dans le grand jeu actuellement en cours autour de la valorisation des ressources énergétiques russes, ce paramètre n'est peut-être pas à négliger.

Pierre Verluise

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