Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Thomas Gomart a publié récemment « Guerres invisibles. Nos prochains défis géopolitiques », éditions Tallandier. Synthèse par Anna Monti pour Diploweb.com.
Visioconférence de la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains, introduite par Louis Gautier, directeur de la Chaire. Intervenant : Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI). L’entretien porte sur le nouveau livre de Thomas Gomart, « Guerres invisibles. Nos prochains défis géopolitiques », éditions Tallandier. Avec en bonus la synthèse de la visioconférence par Anna Monti pour Diploweb.com
Synthèse par Anna Monti pour Diploweb.com
Thomas Gomart débute cette conférence [1] en revenant sur le concept de triangle stratégique, composé des États-Unis (EU), de la Chine et de la Russie. Ce dernier symbolise les débuts de la mondialisation. La Chine, alors le maillon faible, est aujourd’hui remplacée par la Russie. Ainsi, une transformation de ce triangle s’est opérée, cela illustre le changement en cours de la mondialisation. Parallèlement, T. Gomart exprime une possibilité inquiétante selon laquelle des situations politiques prendraient le dessus sur des situations économiques. Ce livre tire ses origines de ce risque géopolitique et de la déconnexion entre ce qui relève de la réflexion économique et de la réflexion dans les milieux stratégiques.
L’analyse menée dans son livre [2] s’attache d’abord à souligner le lien entre puissance manufacturière et technologique, un enjeu essentiel pour la France.
Puis, à proposer une définition des guerres invisibles par le terme enchevêtrement. Selon lui, plusieurs enchevêtrements s’opèrent, entre des logiques de paix et de guerre, entre ce qui relève de l’interne et de l’externe et entre activités militaire et civile. Partant de ce constat, il analyse notre situation comme une interdépendance se resserrant sous l’effet de la contrainte environnementale et la propagation technologique. Cette interdépendance s’exerce asymétriquement, elle produit des nœuds névralgiques amenant à la coopération ou à la coercition. Seules les décisions politiques ou économiques peuvent les défaire.
T. Gomart décrit également une forme de réticence à l’usage de la force traduite par l’utilisation de substituts tels que les sanctions économiques, les opérations cyber ou encore la manipulation de l’information. Finalement, les guerres cherchent moins à contraindre les corps qu’à contrôler les esprits, explique-t-il et cette confrontation dite cognitive s’exerce déjà.
De ce cadre analytique, T. Gomart détaille trois constats s’inscrivant dans une logique de transformations convergeant à terme. Une transformation non intentionnelle, la dégradation de l’environnement et une autre intentionnelle, la propagation technologique. En découle une question majeure : Est-ce que la seconde peut répondre à la première ?
Le premier constat rappelle le rôle des EU et de la Chine dans la dégradation de l’environnement. À eux deux, ils représentent 45% des émissions de CO2. Leurs économies sont interpénétrées et extractives, s’ajoute à cela leur poids dans le monde qui les fait subordonner leurs politiques climatique et numérique à leur rivalité stratégique.
Le second constat revient sur l’interdépendance et l’une de ses conséquences : l’emboîtement de souverainetés et de juridictions. L’Union européenne (UE) doit acquérir une carte pour y naviguer et identifier les nœuds. Pourquoi ? Selon lui, dans leur logique de puissance, les États cherchent à capter de la richesse pour la répartir en toute inégalité. Cette accentuation des inégalités est partie intégrante de son livre car il juge ce phénomène comme l’arrière-plan de toute réflexion stratégique.
Le dernier constat est la rivalité sino-américaine qu’il décrit comme structurante. Contrairement à de précédentes rivalités, celle-ci est moins visible dans le domaine militaire que dans les autres. Elle offre un espace à des acteurs de second et troisième rang. Ceci est une préoccupation forte pour les Européens qui voient se dégrader leur environnement régional immédiat.
Toute réflexion stratégique doit prendre en compte les mutations de l’économie politique internationale. Au regard des capitalisations boursières des sept premières entreprises des deux plus grandes activités économiques, que sont le numérique (7 200 milliards $) et le pétrole (2 500 milliards $), on remarque que seule une entreprise est européenne, Shell. Effectivement, la création de richesse est majoritairement captée par les plateformes dont les Européens sont absents alors que leurs informations les irriguent. En citant les trois plus gros producteurs d’hydrocarbures, les EU, la Russie et l’Arabie Saoudite, et les trois plus grands consommateurs, la Chine, l’UE et l’Inde, T. Gomart met en lumière plusieurs nœuds géopolitiques relatifs à la maîtrise de la production et à l’afflux maritime afférent.
La question des données est également une mutation majeure. Il s’observe depuis 1990, une montée en puissance de l’extraction des données hier personnelles et aujourd’hui industrielles. La sphère numérique alimente les espaces communs : la mer, l’espace aérien, l’espace exo atmosphérique. L’orateur va même plus loin, en parlant de territorialisation de la data sphère.
Afin d’établir une carte, il semble donc essentiel d’analyser la nature de la convergence entre les enjeux strictement énergétiques et ceux strictement numériques. Finalement, cette analyse amène à se questionner sur l’électrification comme mode de production d’énergie le plus répandu. En France, le nucléaire civil est un particularisme fort. Pourtant en vingt ans, sa maîtrise est devenue plus efficiente en Chine et en Russie. De ce défi énergétique ressort alors des interrogations sur le rythme de la transition écologique et sur la géopolitique de la technologie bas carbone. La propagation technologique n’est pas verte. Il s’établit ainsi un chevauchement entre la géopolitique des données et du pétrole.
L’intelligence artificielle (IA), paramètre essentiel des guerres invisibles, possède, elle aussi, ses propres enjeux.
Le premier est la captation des personnes les plus capables de la développer, soit environ 770 000 personnes. Il y a une hyper concentration d’un savoir-faire et une sociologie très particulière qui devrait être au centre de nos réflexions sur nos formations et sur l’évolution professionnelle qui s’en suit.
Le deuxième est la robotisation où la France subit un décrochage comparé à l’Allemagne, toutes deux loin derrière la Chine, les EU, le Japon et la Corée du sud. Le domaine productif se robotise, le risque est que les industries européennes deviennent de simples sous-traitantes des plateformes numériques.
Le troisième, porte sur le salariat. La société tertiaire est amenée à être fortement impactée par l’IA tandis que le concept de « télémigration » se développe.
Le quatrième concerne les semi-conducteurs, un des points d’affrontement majeur de la guerre invisible qui se joue entre les EU et la Chine. En effet, ils représentent 12% des importations de la Chine qui cherche à acquérir une autonomie stratégique.
Pour construire une Union européenne plus autonome différents sujets sont à abordés.
Les relations civilitaires, qu’il définit comme des formes d’interpénétration entre les champs militaire et civile dans le domaine de l’innovation, sont le premier thème. Il en découle une question, celle du sens de l’innovation du civil vers le militaire et inversement, qui s’accompagne d’une inquiétude réelle relative aux capacités d’investissement. Les plateformes américaines ne distribuent que très peu de dividendes et investissent massivement. Les écarts d’investissement avec les autres sont tels que cela nuit à des États, notamment la France.
Le concept de complexe militaro-numérique, soit la manière dont interagissent les plateformes avec les appareils de défense américain et chinois est un autre sujet majeur. Les EU se montrent bien plus transparents sur leurs interactions que la Chine. Les personnalités que sont Eric Schmidt (EU) et Ren Zengfei (Chine) illustrent parfaitement cette relation étroite qu’entretiennent les deux sphères.
Le maintien d’un accès autonome à l’espace est également un enjeu européen. Pour le comprendre, il souligne le lien à établir entre les constellations satellitaires et le cloud. Amazon est très investi, tout comme Microsoft qui est très lié à Space X.
Les enjeux de financement et les attitudes des banques dans le financement de la technologie et des innovations militaires est le dernier sujet. La France est la plus concernée de l’UE car plusieurs associations via un système de notations découragent parfois les investissements bancaires dans des activités telles que le nucléaire civil.
Pour conclure, T. Gomart se propose de faire une analyse de la crise de la COVID-19. Il la qualifie de crise techno-sanitaire. Sanitaire dans ses causes primaires et technologique dans ses conséquences principales. Il y a une prise de conscience généralisée du poids des plateformes systémiques dans les sphères économique et politique. Cette crise agit aussi comme un révélateur de la capacité à gouverner des autorités publiques et a pour effet de redistribuer la puissance. Contrairement aux EU et à l’Europe, l’Asie endigue bien mieux la pandémie. Finalement, elle donne un avant-goût des prochaines crises qui combineront probablement des dimensions, sanitaire, environnementale et technologique. De ce constat, il propose d’élargir à l’ensemble des acteurs industriels les rapprochements avec l’appareil de défense. Repenser la stratégie, en sélectionnantles industries qui ne peuvent être que nationales, européennes ou mondiales. Une relocalisation massive n’est pas réaliste, certaines verront le jour mais dans des domaines très précis. T. Gomart est en fait un fervent défenseur de l’approche globale, c’est à dire de la prise en compte de l’ensemble des paramètres, notamment dans la résolution des crises.
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La numérisation de pans entiers de l’activité humaine est aujourd’hui une évidence. De moins en moins d’actes du quotidien échappent aux réseaux sur lesquels on les pratique, a fortiori en temps de pandémie : passer un coup de fil à des proches, suivre un cours, se déplacer dans la rue avec un smartphone … Toutes ces activités anodines génèrent des données numériques qui font l’objet de bien des convoitises, qu’elles soient commerciales, politiques ou stratégiques.
Parce qu’elles circulent à la surface du globe via un maillage complexe de câbles, de protocoles et de plateformes, nos données sont géopolitiques. A la fois objet et source de pouvoir, elles sont au cœur d’un nombre croissant de conflits, tandis que plus aucune guerre n’échappe au numérique. C’est d’ailleurs cette réalité qui est au centre du concept de Datasphère.
L’objectif de ce cours de Kevin Limonier est donc de comprendre les enjeux géopolitiques inhérents à cette datasphère dans laquelle nous évoluons toutes et tous. Loin d’être déconnectée du monde physique, elle en est plutôt un prolongement – comme une sorte de réalité augmentée que nous autres géographes commençons à peine à explorer.
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