Bruno Dupré, Conseiller Sécurité & Défense auprès du secrétariat général du Service Européen pour l’Action Extérieur de l’Union européenne. Les opinions exprimées ne représentent pas nécessairement celles des institutions concernées. Synthèse réalisée par Marie-Caroline Reynier, étudiante en M2 à Sciences Po Paris. Cette synthèse a été relue et validée par B. Dupré. Images, son et montage : Jérémie Rocques. Organisation, photos et montage : Pierre Verluise, docteur en géopolitique, fondateur du Diploweb.com
S’exprimant à titre personnel, B. Dupré offre une remarquable analyse de la situation géopolitique de l’Union européenne face à la relance de la guerre russe en Ukraine. Il identifie cinq grandes incertitudes et dresse des perspectives. Le temps de la souveraineté, de l’autonomie et de la responsabilité stratégique est devant l’UE. Elle doit réduire ses vulnérabilités, ses dépendances dans les secteurs clés mais aussi développer une culture commune stratégique avec une vision globale. Avec une synthèse rédigée par M-C Reynier, relue et validée par B. Dupré.
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DANS un contexte d’incertitudes grandissantes laissant présager le pire mais aussi le meilleur, un nouveau monde est en gestation. Si les superpuissances (Chine, Etats-Unis, Russie) sont à la manœuvre, l’Union européenne (UE) doit affirmer sa place pour pouvoir exister. Le défi est donc de savoir comment et où l’UE doit se positionner.
Conférence organisée par Diploweb.com, le 28 novembre 2022, pour les CPGE du Lycée Blomet (Paris, 15e). Intervenant : Bruno Dupré, Conseiller Sécurité & Défense auprès du secrétariat général du Service Européen pour l’Action Extérieur de l’Union européenne. Les opinions exprimées ne représentent pas nécessairement celles des institutions concernées. Synthèse réalisée par Marie-Caroline Reynier. Cette synthèse a été relue et validée par B. Dupré.
Bruno Dupré identifie ici 5 incertitudes majeures pour l’avenir de l’Union européenne.
Tout d’abord, B. Dupré note l’inversion des tendances en faveur de l’Ukraine. Il rappelle que le scénario le moins crédible le 24 février 2022, à savoir la victoire de l’Ukraine, est désormais envisageable. En ce sens, il cite les propos de Josep Borell, Haut Représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, tenus le 1er octobre 2022 : « L’Ukraine n’a pas encore gagné mais la Russie est en train de perdre la guerre. »
Néanmoins, il demeure une incertitude majeure dans la mesure où le président V. Poutine n’est actuellement pas en capacité d’accepter une défaite. Le risque d’escalade sur le territoire européen est non négligeable, au vu de la mobilisation partielle (de 150 000 à 300 000 hommes) décrétée le 21 septembre 2022 par Vladimir Poutine, de la menace nucléaire, du sabotage des gazoducs North Stream en mer Baltique le 26 septembre 2022 ainsi que de la multiplication d’attaques sur les civils et les infrastructures critiques. Toutefois, fin novembre 2022, l’arrivée de l’hiver laisse entrevoir un scénario d’attrition, c’est-à-dire d’une pause relative entre les belligérants.
Quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine, une nouvelle architecture de sécurité européenne, dont ne fait pas partie la Russie, se met en place. En effet, les accords d’Helsinki (1975) qui consacrent notamment le non-recours à la force et l’inviolabilité des frontières ont vécu. Dans ce contexte, les institutions militaires et économiques se recentrent sur leur mandat d’origine. L’OTAN se concentre sur la défense et l’équilibre, l’UE sur le soutien économique et financier à l’Ukraine et l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) demeure bloquée. B. Dupré insiste sur la nécessité que l’UE trouve sa place au sein de cette nouvelle architecture de sécurité européenne. En ce sens, l’UE doit avoir son siège à la table des négociations. Pour autant, dans une vision strictement militaire de l’architecture de sécurité, cette place n’est pas acquise. En revanche, en prenant une acception plus large du concept de sécurité, c’est-à-dire en incluant le cyber, le digital, la connectivité, l’énergie, le transport, l’espace, l’UE a véritablement sa place.
Depuis le 24 février 2022, l’UE a démontré une unité unique dans le soutien à l’Ukraine et dans les sanctions vis-à-vis de la Russie. Ainsi, le 5 octobre 2022, l’UE a adopté son 8ème paquet de sanctions contre la Russie. Elle a mobilisé 3,5 milliards d’euros pour livrer des armements à l’Ukraine et 23 milliards d’euros d’aide directe (humanitaire, infrastructures). Selon B. Dupré, l’UE a donc osé sur le plan militaire, contrairement à ce que pouvait espérer le président russe Poutine.
Cependant, l’unité de l’UE demeure fragile. Elle est éprouvée, comme le souligne les difficultés actuelles du « couple franco-allemand ». Cette expression, souligne B. Dupré n’est utilisée qu’en France, mieux vaut donc parler de « moteur franco-allemand ». L’Allemagne est en train de « faire une nouvelle Ostpolitik », voyant dans sa relation avec l’Europe de l’Est une nouvelle destinée pour sa sécurité. Le mauvais fonctionnement du moteur franco-allemand, qui n’est pas actuellement dans une logique de complémentarité, est un sujet d’inquiétude. En outre, la question de l’unité se pose également sur le plan énergétique (pétrole, gaz, charbon). Ainsi, la récente proposition de la Commission européenne autour d’un mécanisme de blocage des transactions en cas de forte hausse des prix du gaz a suscité de nombreuses réticences au vu des différences de mix énergétiques d’un pays à un autre.
B. Dupré identifie trois visions différentes de la Russie en Europe : réalistes, optimistes et révisionnistes.
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Toutefois, sans unité européenne, comment résister aux grandes puissances ? La question se pose notamment au sujet de la relation avec la Russie. En ce sens, B. Dupré identifie trois visions différentes de la Russie en Europe. Premièrement, l’école des réalistes, à laquelle appartient le président Macron, cherche à maintenir une ligne de négociation avec la Russie et ne veut pas risquer l’escalade. Deuxièmement, l’école des optimistes, dont font notamment partie les Verts allemands, souhaite un changement de régime en Russie. Enfin, l’école des révisionnistes, à savoir celle des Pays Baltes et de la Pologne, défend une logique jusqu’au-boutiste, c’est-à-dire un démembrement de la Russie.
Alors que l’existence de trois cycles économiques (inflation, stagflation, récession) se confirme, les économistes s’interrogent sur la nature de la crise économique : est-elle conjoncturelle, structurelle ou s’agit-il d’une crise du capitalisme en tant que tel ?
B. Dupré attire l’attention sur une « maison qui brûle » (pour reprendre l’expression de Jacques Chirac), celle de la solidarité. Selon lui, le vrai manque en Europe est celui de l’Europe sociale, celle de la croissance inclusive au-delà de la rentabilité financière, celle d’une mesure de l’impact social et environnemental des profits. Dès lors, il s’interroge sur la place de l’Europe entre deux capitalismes, le capitalisme à l’américaine et le capitalisme d’Etat en Chine.
L’alliance forte qui semble se dessiner entre la Chine et la Russie soulève des défis pour l’Europe : si l’UE rejette la Russie, n’y a-t-il pas un risque que la Russie devienne un continent eurasiatique ?
Cependant, une question centrale prévaut : l’alliance entre ces deux super-puissances est-elle durable ? En effet, si la Russie et la Chine peuvent partager les mêmes intérêts, elles n’ont pas les mêmes méthodes pour y parvenir. Tandis que la Russie cherche à détruire le système occidental de l’extérieur (attaques cyber, narratif toxique), la Chine tient à le maintenir. B. Dupré émet donc l’hypothèse qu’il y aura des limites à ce que la Chine peut accepter de son partenariat avec la Russie. Ce faisant, est-il dans l’intérêt de l’UE d’antagoniser la Chine ? B. Dupré estime que l’Europe doit considérer la Chine sous le mode du triptyque (rival systémique, concurrent, partenaire). Dans la même perspective, il juge essentiel de ne pas rompre tout dialogue avec la Russie, en dépit de l’horreur de sa guerre en Ukraine et de sa dérive vers l’Asie.
Au vu du calendrier (XXème congrès du Parti Communiste chinois en octobre 2022, Midterms en novembre 2022 aux Etats-Unis, élections de 2024 en Russie et aux Etats-Unis), des changements en profondeur se dessinent, sans qu’il soit possible d’en deviner le sens.
Pour autant, une certitude demeure : le soutien apporté par l’UE à l’Ukraine afin que Kiev puisse aborder la phase des négociations en position de force. De ce fait, l’UE affirme ses valeurs et idéaux démocratiques occidentaux, à l’inverse du monde post-occidental préparé par les présidents Poutine et Xi Jinping.
L’absence de soutien des pays du Sud depuis l’invasion de l’Ukraine a été un choc majeur pour l’UE. En effet, 40 pays ont refusé de se prononcer en faveur de la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU (AGNU) condamnant la Russie. De plus, malgré 8 mois d’intenses négociations afin d’expliquer la portée globale de cette guerre pour les valeurs démocratiques, les votes sont restés peu ou prou inchangés.
Néanmoins, B. Dupré se demande s’il faut réellement s’étonner de ce basculement. Les pays du Sud font valoir qu’il ne s’agit pas de leur guerre, que les conséquences leur importent plus que les causes et font resurgir des accusations de colonialisme. Dès lors, B. Dupré réfléchit à la posture de l’UE : ne faudrait-il pas surtout écouter plutôt qu’essayer de convertir ces pays aux intérêts européens ?
Les concepts et valeurs européennes doivent s’adapter aux défis d’aujourd’hui et de demain...
Malgré les points de divergence avec le Sud, le multilatéralisme demeure un point fort de convergence. Le Sud sait qu’il s’agit d’un moyen pour se faire entendre, notamment grâce au principe « 1 nation, 1 voix » de l’AGNU. Pourtant, au vu des dysfonctionnements du Conseil de Sécurité de l’ONU et du faible pouvoir de l’AGNU, il est urgent que l’UE se penche désormais sur une réforme du multilatéralisme. En effet, elle doit rénover la légitimité mais aussi l’efficacité du système onusien. A cet égard, B. Dupré évoque le bon fonctionnement d’une autre forme de multilatéralisme, le minilatéralisme, c’est-à-dire l’utilisation d’enceintes comme le G7, le G20 pour essayer de trouver une dynamique d’ensemble avec des pays partageant la même logique (Australie, Japon, Corée du Sud par exemples).
En somme, ce temps d’incertitudes est une bonne nouvelle car il sonne la fin du « statu quo ». Les concepts et valeurs européennes doivent s’adapter aux défis d’aujourd’hui et de demain, à savoir ceux d’un monde multipolaire, de défis migratoires, du changement climatique et de la digitalisation. Il s’agit donc du temps des opportunités pour l’UE, pour devenir moins naïfs, plus autonomes, plus clairs dans la détermination à ne pas être le terrain de jeu des grandes puissances.
Dans cette perspective, le temps de la naïveté se trouve derrière l’UE. Elle doit sortir du brouillard de la paix car la guerre est économique, financière, commerciale, militaire, systémique. Tandis que les présidents Poutine et Xi Jinping pensent que les démocraties sont faibles, « Nous ne pouvons pas nous permettre d’être fatigués », comme l’a affirmé Josep Borell.
Dès lors, le temps de la souveraineté, de l’autonomie et de la responsabilité stratégique est devant l’UE. Elle doit réduire ses vulnérabilités, ses dépendances dans les secteurs clés mais aussi développer une culture commune stratégique avec une vision globale. B. Dupré insiste sur l’importance de disposer d’un narratif, qui conditionne la vision politique et donc le futur. Cependant, affirmer un objectif d’autonomie stratégique ne signifie pas transformer l’UE en forteresse ou se refermer sur le protectionnisme. Cela signifie plutôt choisir quelle interdépendance et non la subir, grâce à des outils économiques (tels que le règlement sur la coercition, un nouvel instrument européen de sanctions proposé en décembre 2021), militaires (Boussole stratégique adoptée en mars 2022, nouveau partenariat UE/OTAN) et de coopération (Global Gateway, une stratégie d’investissements dans les infrastructures dotée de 300 milliards d’euros entre 2021 et 2027).
Le temps est désormais de savoir qui nous sommes et ce que nous voulons. Pour cela, l’UE doit s’appuyer sur son ADN, le multilatéralisme qui est non seulement le respect de la souveraineté territoriale mais aussi le refus de la logique des blocs. Ce multilatéralisme efficace doit permettre à l’UE de tenir tête aux superpuissances.
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