Géopolitique de la Méditerranée. Au delà des émotions, comment comprendre ce qui se joue sur les rivages de la Méditerranée ? Alors que le Royaume-Uni et la France s’exposent en Libye, les Etats-Unis restent-ils inactifs ? Pour Xavier Guihlou, Washington préfère favoriser l’installation d’une gouvernance reposant sur un islam séculaire, un peu similaire à ce que les turcs connaissent avec l’AKP de Recep Tayyip Erdogan, que subir à terme de petits émirs salafistes, les frères musulmans ou autres mouvances dérivées d’Al Qu’aida qui, même affaiblies, restent très actives et dangereuses.
APRES l’euphorie médiatique du « printemps arabe » vient le temps moins vertueux des guerres civiles avec ces divisions fratricides, tribales, religieuses ou communautaires que nous connaissons trop bien autour de la Méditerranée. Les cohortes de réfugiés qui fuient les affrontements, radicalisent nos opinions et contraignent nos politiques, en pleine surenchère électorale, à remettre en cause les accords de Schengen et à bunkériser l’Europe. Personne ne peut véritablement dire où tout cela nous mènera et tous les scénarios des plus angoissés au plus populistes alimentent les débats. Par delà ce contexte agité des rivages arabes, il ne faut pas oublier cette crise financière qui n’en finit pas au nord, avec le problème de la couverture des dettes souveraines des PIIGS, et ce franchissement de seuil significatif autour de la transition énergétique, avec les conséquences de Fukushima sur les programmes nucléaires. L’élimination de Ben Laden par les Navy Seals à Abbottābād au Pakistan parait du coup bien anecdotique face aux mutations en cours, alors même que la situation à Islamabad demeure très instable et préoccupante. Une page d’histoire se ferme, dix s’ouvrent simultanément avec des défis à surmonter d’un autre ordre.
Plus nous avançons dans les évènements, plus ces derniers deviennent complexes compte tenu des différences de maturité des pays concernés, des nuances culturelles et du côté polymorphe de cette crise. De fait nous entendons beaucoup moins nos faiseurs d’opinion avec leur naïve « révolution démocratique » ou leur nostalgique « 68 arabe ». Il faut convenir que depuis deux mois le bruit des armes lourdes a remplacé les images festives de la place Tahrir. Les chars répriment désormais dans le sang la moindre contestation locale et les vieux démons claniques et tribaux remontent à la surface. Désormais le monde entier compte en silence, et un peu inquiet, les victimes des affrontements en Syrie, au Yémen, à Bahreïn, en Jordanie, en Lybie, et sonde les intentions des israéliens déstabilisés. Tout le monde suit aussi avec une certaine prudence ces manifestations marocaines, tunisiennes ou égyptiennes qui s’installent malgré les ouvertures faites par les dirigeants, notamment par Mohammed VI. Par ailleurs nos meilleurs experts essayent d’imaginer ce qui pourrait sortir comme scénarios du chaudron algérien, du chaos sahélien ou plus grave des soubresauts sur la péninsule arabique. Nous sommes loin de l’enthousiasme qui a salué le départ des « dictateurs tunisiens et égyptiens ». Nous savons toujours ce que nous perdons et rarement ce que nous gagnons à la place. Pour le moment la situation est loin d’être claire et sereine. Nous ne sommes qu’au tout début d’un long processus de repositionnement de l’histoire de ce monde sémitique. La question est de savoir s’il se fera plus au profit d’un leadership « arabe » (concept qui a dominé la géopolitique du XXème siècle) ou « musulman » (qui marque depuis deux décennies les relations nord-sud de la Méditerranée).
Pour parfaire le tableau, l’Occident a ouvert dans le golfe de Syrte un nouveau front militaire, avec la mobilisation d’une armada aéronavale sous commandement OTAN, afin d’éliminer Kadhafi du jeu. Etait-ce nécessaire ? Cette sur réaction franco-britannique donne l’impression d’une tentative de reprise en main un peu rapide des opérations pour compenser l’atonie de nos diplomaties européennes. Il faut avouer que ces dernières n’ont rien vu venir à Tunis et au Caire, alors que les signaux faibles étaient là. Fallait-il passer par une voie explicite et militarisée ou laisser faire la diplomatie secrète ? Eternel dilemme ! Pour autant les américains ont clairement signifié leur désaccord sur cette démonstration de force interalliée, même s’ils en ont assumé la mise en œuvre et la majeure partie des missions afin qu’elle n’échoue pas…. Face aux évènements syriens il semblerait que tout le monde se soit rallié à une certaine prudence dans les choix de postures. Une chose est certaine : nous sommes embarqués dans une nouvelle aventure sécuritaire dont la finalité stratégique reste encore à démontrer.
Nous retrouvons bien entendu en maitre de cérémonie notre sempiternel Bernard Henry-Lévy (BHL) [1] qui sait mieux que quiconque instrumentaliser cette « responsabilité de protéger », qui remplace désormais le « droit d’ingérence », pour sauver soit disant les populations de Benghazi et de Misratah de la colère du chef de la Jamahiriya [2]… En fait nous retrouvons les mêmes types d’agitation qu’il y a 15 ans lorsque les mêmes intellectuels, avec les politiques du moment, sont partis en guerre pour sauver les populations de Dubrovnik, puis de Sarajevo, et enfin de Pristina du massacre des serbes …. Idem à Beyrouth il y a 30 ans pour sauver Arafat des chrétiens et des israéliens…. Nous connaissons la cinétique de ce type d’initiatives vertueuses mais la plupart du temps paradoxales : elles se traduisent par plusieurs décennies d’imbroglios civilo-militaires et de gesticulations diplomatiques pour souvent protéger des incendiaires… A priori nous n’avons rien appris ou compris de nos expériences au contact de l’OLP, du SDA d’Izetbegović ou de l’UCK de Hashim Thaci…. Nous devrions peut-être regarder d’un peu plus près qui constitue le Conseil de transition libyen incarné par Moustapha Abdeljalil. Avant de nous lancer dans de telles initiatives, qui peuvent donner à terme du crédit aux djihadistes d’AQMI, voire aux chinois, aux indiens et même aux russes qui connaissent très bien la région et qui sont en embuscade pour prendre le contrôle du port de Brega et de son hinterland sahélien, il serait utile de réfléchir aux pièges inhérents à ce type de contexte. Cette opération qui ne devait durer que « quelques jours » se transforme désormais en « quelques semaines »… De fait le couple franco-britannique se voit contraint par l’échéance de juillet 2011 [3] à entrer dans un jeu d’escalade qui finira par le conduire inévitablement à un déploiement durable à terme sur le terrain, comme au Liban et en ex-Yougoslavie. Bis repetita ! Excepté que le climat social et financier au nord de la Méditerranée n’incite pas les populations à adhérer et à soutenir une multiplication des opérations extérieures de nos armées… Les priorités sont ailleurs.
En fait toute cette effervescence sur la soi-disant vague de démocratisation des pays du Maghreb et du Makrech n’aura finalement pas duré très longtemps. A part la chute des deux potentats incarnés par les familles de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Egypte, il n’y a pas eu le jeu de dominos imaginé un peu hâtivement par nos chroniqueurs. Les autres dirigeants sont toujours là et les gouvernements de transition tunisiens et égyptiens sont entre les mains de chefs d’Etat major qui garantissent la continuité des institutions tout en respectant les directives discrètes de Washington. Certes ils annoncent tous des réformes, parfois audacieuses comme au Maroc, mais « à l’arabe » avec une main de velours dans un gant de fer. Il n’est pas question pour tous ces dirigeants de perdre la face malgré la pression des médias et surtout des manifestants, qui constituent souvent des collectifs incohérents et sans stratégie politique [4]. Nous sommes très loin de la subtilité des bascules de pouvoir que nous avons connues en Europe centrale au moment de la chute du mur de Berlin avec des populations mûres pour réinventer une démocratie aux côtés de grands leaders d’opinion. Nous sommes aussi très loin de ce qui s’est joué, de façon plus conflictuelle et nationaliste, en termes de transition de gouvernance sur l’Europe orientale et dans le Caucase (cf. l’implosion de l’ex-Yougoslavie, les « révolutions orange » d’Ukraine ou « des roses » en Géorgie). Aujourd’hui nous sommes face à une boite de Pandore qui vient de s’ouvrir et qui n’a rien de démocratique pour le moment. Les processus en marche n’ont pas fini de nous surprendre et il est urgent de se hâter lentement.
Si nous acceptons de prendre un peu de recul et d’être un peu moins dans l’agitation médiatique, il est clair que ces évènements n’ont rien de spontané sur le fond, même si sur la forme ils le paraissent, avec tout ce qui a été évoqué sur les vertus des réseaux sociaux dans la mobilisation de la jeunesse et des opinions arabes. Nous avons tendance à accorder à Facebook, Twitter et aux technologies de l’Internet des qualités qui n’en sont pas. Il s’agit de vecteurs de communication, certes très puissants en termes de diffusion d’information, mais qui permettent aussi de générer des effets de levier considérables en termes d’influence avec une pertinence et des objectifs qui ne sont pas toujours vérifiés ou vérifiables. Ces vecteurs sont facilement manipulables et il serait judicieux de s’intéresser de plus près à tous ces médias, sites, think tanks et leaders d’opinion, largement sous emprise anglo-saxonne, et qui accompagnent depuis au moins trois décennies les grandes batailles d’opinion autour de la transformation de nos sociétés. Sans verser dans la théorie du complot, qui prévaut toujours dans ce type de situation, il est indéniable que l’administration américaine a été plus que présente en amont et pendant les évènements. Nous ne sommes pas uniquement face à une manœuvre opportuniste de realpolitik pour essayer de coller aux évènements mais bien face à une longue stratégie de gestion d’influence et d’inflexion stratégique qui n’est pas forcément en concordance avec ce que souhaiteraient les européens [5]. Tout ceci remonte au plan Marshall et à la stratégie d’endiguement du communisme (containment) par le président Harry Truman pour devenir de plus en plus sophistiqué avec la puissance actuelle des systèmes d’information de communication.
Ne soyons pas naïfs, Washington est à l’orchestration de ce « printemps arabe » et a une idée de manœuvre qui est dans la continuité de la diplomatie de Madame Albright dans les Balkans ou de la famille Bush au Moyen Orient. Ils remplacent une fois de plus une Europe impuissante et dépourvue de vision. L’objectif des américains, quelle que soit l’administration, est assez clair : il est d’éviter désormais, et à tout prix, l’installation de régimes islamiques durs avec des leaders qui s’inspireraient des thèses djihadistes. Washington préfère favoriser l’installation d’une gouvernance reposant sur un islam séculaire, un peu similaire à ce que les turcs connaissent avec l’AKP de Recep Tayyip Erdogan, que subir à terme des petits émirs salafistes, les frères musulmans ou autres mouvances dérivées d’Al Qu’aida qui, même affaiblies, restent très actives et dangereuses. Depuis dix ans le département d’Etat ne cesse d’alerter nos chancelleries et celles des pays arabes sur les risques d’une bascule radicale sur le Maghreb et le Makrech. Il ne cesse de nous presser de faciliter des transitions démocratiques avec un saut de génération plus ouvert aux questions des sociétés civiles émergentes, fortement urbanisées, jeunes et dépourvues de travail. Nous avons, compte tenu de notre histoire avec ces rivages, préféré maintenir des potentats et investir dans des ryads à Marrakech plutôt que de prendre le risque de prévenir le risque politique que nous connaissons aujourd’hui. Seuls les anglais ont facilité il y a 15 ans, avec leur diplomatie secrète, ces évolutions sur les émirats, ainsi qu’en Jordanie, avec l’arrivée d’une jeune génération de dirigeants. Certes nous bénéficions aussi au Maroc de l’arrivée d’un jeune roi qui a immédiatement compris les enjeux pour son royaume, mais qu’avons-nous fait sur l’Algérie, la Tunisie, la Lybie, l’Egypte et que dire de l’Arabie Saoudite, du Yemen ?
Les américains orchestrent discrètement en arrière plan et se gardent d’être en première ligne. C’est la stratégie du « smart power » [6] portée par Hillary Clinton sur la zone et qui permet à Obama de conserver tous ses moyens lourds sur le Pacifique nord et sur l’Océan Indien mais aussi, face au défi que représente le contrôle de la sécurité énergétique, sur la péninsule arabique et la Mésopotamie. Il ne peut abandonner à Pékin ou à New Delhi le contrôle de ces points clés et Obama sait très bien que ces puissances émergentes seraient ravies de remplacer l’Occident à la moindre faiblesse. Le ton de la gestion globale de ce chapelet de crises sur les rivages de la Méditerranée est donné par Obama et Hillary Clinton qui interviennent sur les ondes plusieurs fois par jour pour requalifier en permanence les évènements, stigmatiser les opinions et faire pression sur les dirigeants. Robert Giff, le conseiller « Internet » d’Obama pour sa campagne, et ex porte parole à la Maison Blanche, compte tenu de sa proximité avec Facebook n’est pas neutre actuellement auprès de la secrétaire d’Etat pour la conduite des opérations d’influence sur le terrain. Ce qui a été fait avec Radio free-Europe il y a 30 ans [7], puis avec la téléphonie mobile avec Motorola dans les Balkans [8], avec Google et Internet dans le Caucase [9] se joue aujourd’hui avec la puissance domestique des Facebook, Twitter. C’est ce qu’Hillary Clinton appelle la « guerre sur Internet » [10]. Dans ces révolutions dites « de jasmin, du papyrus…etc. » nous retrouvons les mêmes slogans qu’il y a 30 ans à Gdansk sur la « transition démocratique » et « l’aspiration des peuples à pouvoir s’exprimer au travers d’élections libres … etc. », seule la méthode et les vecteurs ont changé. Cela n’enlève rien à l’enthousiasme et au désir des manifestants dans les rues, mais nous ne pouvons pas rester naïfs trop longtemps sur la finalité de ces dynamiques. Nous sommes en fait confrontés à la troisième grande opération de « déconstruction » et de réingénierie de notre leadership géostratégique occidental pour faire face à des jeux d’acteurs qui s’affirment différemment et très rapidement notamment sur le Pacifique nord et sur l’Océan indien. Il ne s’agit plus de lutter contre le communisme d’hier mais de faire face à des masses critiques moins idéologiques mais plus civilisationnelles.
Cette gigantesque bataille de transition de la gouvernance mondiale est en effet engagée depuis le début des années 1980. Depuis 30 ans, l’objectif est de sortir du modèle de domination géopolitique construit après le traité de Versailles, consolidé par les accords de Yalta, pour se préparer à d’autres rapports de force entre Occident et Asie. Sans pour autant avoir d’autres modèles en perspective, ces rapports de force commencent à devenir de plus en plus explicites avec la montée en puissance d’une confrontation indirecte, notamment entre américains et chinois. L’épicentre de cet affrontement de titans est désormais concentré sur le monde arabo-musulman ainsi que sur l’Afrique [11], avec en arrière plan l’enjeu du contrôle du pétrole et des matières premières stratégiques. Avant d’en arriver là il a fallu d’abord sortir de l’indivision européenne pacifiquement, puis calmer les turbulences fratricides dans les Balkans et les nationalismes émergents sur la méditerranée orientale pendant que nous commencions à perdre l’Afrique au profit des chinois et des indiens. Il était donc devenu urgent de redimensionner la gouvernance de cet arc méditerranéen si l’on ne souhaitait pas qu’il sombre dans un chapelet de guerres civiles dont l’Algérie fut un sinistre laboratoire (50 000 morts par an pendant dix ans…). Afin que le Maghreb ne tombe pas progressivement dans le même chaos que celui de l’Afrique (chaos qui est favorable aux chinois), le département d’état américain a décidé d’opter depuis quelques années pour cet islam séculaire. Tout ceci n’a rien à voir avec une démocratisation des sociétés arabes comme nous le traduisons en Europe….Et tout ceci ne plait pas à Israël ! Nous sommes sur autre chose qui n’est ni une refonte du nationalisme arabe, ni un laïcisme kémaliste et encore moins l’islam des wahhabites qui inquiète nos politiques. Nous sommes sur un réveil du monde arabo-musulman qui se veut à terme plus musulman qu’arabe en termes d’identité, avec en toile de fond une crise profonde du sunnisme et une affirmation du chiisme qui remet en cause toutes les idées reçues sur les équilibres politico-religieux notamment au Proche-Orient.
Mais sur le fond que signifie vraiment cette « transition démocratique » pour tous ces pays de l’arc méditerranéen, en dehors des « pétromonarchies » qui sont sur d’autres contingences stratégiques ? Il s’agit, comme l’a très bien explicité le roi Mohammed VI dans son discours à la nation le 9 mars 2011, et aussi le roi Abdallah dans son dernier livre [12], d’ouvrir l’accès à la richesse, qui est squattée par quelques élites, chefferies ou oligarchies, aux couches hautes des classes moyennes qui exigent désormais leur part, si ce n’est leur dû face aux défis de la mondialisation qu’elles ont eu à assumer depuis 15 ans. Ne nous leurrons pas, il ne s’agit pas de redistribuer ces richesses accumulées en très peu de temps par quelques uns, du fait des profits des délocalisations industrielles de l’Europe, vers les couches miséreuses des populations. Le « peuple » est et reste une notion propre aux idéologies occidentales…. Il s’agit juste d’élargir le cercle des bénéficiaires et d’installer des modes de gouvernance qui garantissent cette captation de la richesse au profit d’une bourgeoisie émergente sans déstabiliser sur le fond les institutions de ces pays. Les armées sont là pour servir de caution, quitte à ce que ces bourgeoisies les marginalisent à terme. L’objectif pour ces monarchies est d’éviter une révolution à l’iranienne où les riches commerçants du bazar ont fait alliance avec les imams contre la dynastie Pahlavi et l’armée. C’est l’actuel modèle turc d’Erdogan qui est en marche avec en toile de fond une islamisation de tous ces pays. Progressivement l’ensemble du Maghreb va trouver une identité qui se situera dans une nouvelle relation entre la religion et la vie politique. La vraie révolution pour l’Europe c’est qu’à terme elle sera elle aussi quelque part « islamisée » par ce mouvement de fond, qui n’a rien de démocratique.
Le vrai séisme à venir est là, mais il sera moins brutal que celui qui vient de frapper le Japon. Il faudra juste quelques décennies pour qu’il devienne une réalité incontournable. Pour autant la tectonique des plaques géostratégiques va désormais dans ce sens. Les secousses que nous venons de commencer à sentir sur le sud de la méditerranée sont les premières d’une longue série qui semble assez irréversible. Il suffit de relire les discours de Benoit XVI à Ratisbonne et à Istanbul et surtout ceux d’Obama à Ankara et à l’université Al Azhar au Caire pour comprendre que la future maïeutique entre l’Occident et l’Islam y est déjà énoncée. Les premiers discours ouvrent sur le nécessaire dialogue interreligieux avec une approche en profondeur de la coexistence civilisationnelle, les seconds se prononcent pour des choix de société et de gouvernance plus religieux avec en arrière plan une redéfinition des frontières afin que les choix communautaristes puissent s’exprimer (cf. les laboratoires kosovars et irakiens). Le pape Benoit XVI comme le roi du Maroc, commandeur des croyants et défenseurs d’une approche subtile et intelligente du dialogue interreligieux, demandent de laisser le temps au temps. Obama à l’inverse est pressé et lutte contre le temps, sa surpuissance étant chalengée par les BRICS avec un combat de titans notamment avec la Chine sur le contrôle de l’énergie. Par ailleurs une approche religieuse de la gouvernance ne pose aucun problème à une Amérique qui imprime sur sa propre monnaie « In God we trust » [13].
Là est le vrai rendez-vous à terme ! N’oublions pas que l’autre séisme beaucoup plus dangereux à très court terme est celui que nous voyons monter sur la péninsule arabique et conjointement sur le dossier nucléaire suite à la catastrophe japonaise. Il peut sérieusement influencer ces transitions de gouvernance qui se jouent en douceur depuis plusieurs décennies en aggravant cette transition énergétique très sensible pour la stabilité de nos sociétés. La montée des formes de contestations sur l’Arabie saoudite, Bahreïn et surtout le Yémen est sérieuse et grave. Elles ne peuvent être sous évaluées, tout autant que les conséquences de Fukushima, même si les deux font l’objet d’une très grande maîtrise par les experts sur le terrain. Il y a en effet, en plus et en parallèle des révoltes arabes qui alimentent les unes des médias, une mise en tension très dangereuse du modèle énergétique global dans lequel nous sommes enfermés : pétrole et nucléaire. Nous devons être conscients que ces technologies du XXème siècle, qui nous ont permis d’atteindre un niveau inégalé de prospérité et de sécurité (surtout pour l’Occident), sont très fragilisées par cet ensemble d’évènements et accidents technologiques majeurs. Nous pouvons aller rapidement vers un baril à 150$, voire 400$ selon certains experts, notamment si la péninsule arabique perd le contrôle de sa gouvernance. Mais nous pouvons y aller aussi si les occidentaux paniqués par la catastrophe japonaise se recroquevillent derrière des modèles malthusiens en remettant en cause leurs programmes nucléaires comme vient de le faire l’Allemagne et en stressant les effets du Peak-oil. L’effet de ciseau de ces deux évènements constituerait une crise sans précédent. Elle pourrait nous mener selon certains experts jusqu’à un retour de la « guerre » entre les nations pour le contrôle de l’énergie. Il est évident que si l’exercice actuel sur les rivages de la Méditerranée est mal maitrisé et coordonné, son impact civilisationnel sur ce risque de confrontation, s’avèrera décisif pour notre futur et pour le devenir du monde arabe. Dans l’immédiat les Etats-Unis sont aux commandes : Obama vient de nouveau de l’affirmer et sans complexe à Londres dans son discours au Parlement. Tout le monde ne peut que regretter les atermoiements et confusions européennes. Maintenant la mobilisation de la BERD, de la diplomatie européenne ainsi que la relance de l’UPM avec la nomination du secrétaire général marocain Youssef Amrani constituent des signaux forts importants qui vont peut être permettre de contenir les risques à court terme. Néanmoins le point d’inflexion des scénarios sera déterminé par le traitement en cours de la crise financière et notamment des dettes souveraines sur les PIIGS qui déstabilise profondément les facteurs de cohérence et de cohésion de l’Occident. Dans l’immédiat il semble que nous soyons plutôt partis pour une série de « plaques à vent » qui risquent à terme de faire de cet espace méditerranéen l’antichambre de nouveaux grands affrontements historiques et civilisationnels. Espérons que l’avenir nous donnera tort et que les dirigeants sauront trouver une voie singulière comme ce fut le cas finalement au cours des précédentes décennies à Gdansk, à Prague, à Sarajevo, à Kiev, à Tbilissi.
Manuscrit clos le 3 juin 2011
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[1] BHL : Bernard Henry-Lévy et la résolution 1973 du 17 mars 2011 du Conseil de sécurité de l’ONU
[2] Nom officiel donné au gouvernement de la Lybie depuis la constitution de 1977, et qui signifie « état des masses ».
[3] Paris souhaite en effet accélérer le mouvement et en finir avant la fin juillet 2011 pour plusieurs raisons : passé 4 mois d’intervention, le gouvernement sera tenu par la loi de soumettre la prolongation de la participation des troupes françaises à l’opération de l’Otan au Parlement.
[4] Cf. l’excellent article du 10 mai 2011 de Thierry Oberlé correspondant du Figaro au Maroc : « Il y a dans cette sorte d’auberge espagnole qu’est le Mouvement du 20 février des déçus des partis politiques traditionnels, des « facebookistes » qui veulent briser les tabous sur le sexe ou la religion, des gauchistes et des partisans du cheikh Yassine, le vieux chef d’une secte islamiste, des gosses de riches et des enfants des classes moyennes occidentalisées. On les appelle parfois la « génération Danone », une marque symbolisant la mondialisation très présente sur les tables marocaines. »
[5] Lire sur cette question les analyses de Bernard Huyghe http://www.huyghe.fr sur les stratégies d’influence américaine et de Jean Guisnel « Guerres dans le cyberespace : services secrets et Internet », éd. La Découverte, Collection Enquêtes, 1995.
[6] “We must use what has been called Smart Power, the full range of tools at our disposal – diplomatic, economic, military, political, legal, and cultural — picking the right tool or combination of tools, for each situation. With Smart Power, diplomacy will be the vanguard of our foreign policy” extrait du discours d’investiture d’Hillary Clinton devant le sénat américain. Cf. l’excellente analyse faite par la fondation Robert Schuman sur la question : http://www.robert-schuman.eu/doc/questions_europe/qe-127-fr.pdf
[7] Et surtout lors de l’initiative de Défense stratégique (IDS) portée par le président Ronald Reagan juste avant la chute du mur qui a permis aux lobbies américains de saturer par la suite les pays de l’est en technologies de transmission et de communication américaine. vécu par l’auteur sur le terrain entre 1990 et 2000.
[8] Cf. les opérations d’influence et psy ops menées par la CIA et les CIMIC américains pendant toute la guerre des Balkans avec entre autre l’équipement en téléphonie Motorola des leaders d’opinion locaux – vécu par l’auteur sur le terrain entre 1994 et 1999.
[9] Cf. les opérations soutenues par les cabinets d’intelligence stratégique proches de Dick Cheney pour l’élargissement de l’OTAN et surtout les actions d’influence dans le sillage de Bill Richardson, le secrétaire d’état à l’énergie de Bill Clinton - vécu par l’auteur sur le terrain entre 2000 et 2010.
[10] Cf. les techniques d’infowar maitrisées par l’US Air force en charge de la guerre cybernétique et révélées par Anonymous.
[11] Cf. la mise en place du nouveau quartier général des opérations américaines sur l’Afrique à Stuttgart : USAFRICOM ou AFRICOM http://www.africom.mil.
[12] « La dernière chance. La recherche de la paix à l’heure des périls » Abdallah II , roi de Jordanie chez Odile Jacob mai 2011.
[13] A lire su cette question de la religiosité des USA : « La République de Dieu », de Charles Cogan, ancien chef de poste de la CIA en France et au Maroc, éd. Jacob-Duvernet, 2008.
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