Antoine Arjakovsky est Directeur de recherches au Collège des Bernardins, et auteur de « Russie-Ukraine : de la guerre à la paix ? » (Paris, Parole et Silence, 2014). Pierre Verluise est Directeur du Diploweb.com, auteur de « Géopolitique des frontières européennes », Paris, Argos, 2013. Egalement disponible en anglais, “The Geopolitics of the European Union Borders, Where should expansion stop ?” Eska, 2014.
Longtemps absente des "écrans radars", l’Ukraine est devenue un enjeu géopolitique. Il importe de mieux connaître son identité bi-culturelle et bi-nationale, quelle est sa compréhension des valeurs européennes, mais aussi les méthodes de "guerre de l’information" utilisées à son sujet depuis plusieurs mois.
Directeur de recherches au Collège des Bernardins et auteur de « Russie-Ukraine : de la guerre à la paix ? » (Paris, Parole et Silence, 2014), Antoine Arjakovsky répond aux questions de Pierre Verluise, Directeur du Diploweb.com.
Pierre Verluise : En quoi l’Ukraine est-elle pluriculturelle et binationale ?
Antoine Arjakovsky : Comme je l’explique dans mon livre « Russie-Ukraine : De la guerre la paix ? » (Paris, Parole et Silence, 2014) les Ukrainiens prennent conscience d’eux-mêmes comme formant une communauté essentiellement bi-culturelle, bilingue et œcuménique. Les deux pôles en question du pays sont les pôles ukrainien et russe. Il y a certes d’autres cultures (grecque, tatare, juive, roumaine ou polonaise) qui ont marqué l’histoire de l’Ukraine, mais ces deux pôles russe et ukrainien dominent largement les autres et déterminent l’identité de l’Etat-nation ukrainien.
Cette révolution de la dignité et la centaine de morts tombés place Maïdan ont bouleversé l’Ukraine.
J’insiste sur le fait que la prise de conscience de cette appartenance à un Etat-nation bi-culturel s’est approfondie pendant les événements de ces sept derniers mois. Lors des premiers entretiens que m’a accordé Arsène Yatséniouk ce dernier, actuel premier ministre du président Petro Porochenko, ne comprenait la russité de l’Ukraine orientale que comme une survivance dommageable du passé. Aujourd’hui en soutenant le projet de loi permettant aux régions qui le veulent d’avoir le russe comme deuxième langue officielle il montre qu’il a évolué. Le fait que des russophones aient donné leur vie au nom de la liberté et de la justice sur Maïdan, ou encore que des juifs, des Tatars musulmans ou des chrétiens de toutes les confessions se soient rassemblés sur cette même place de l’Indépendance à Kiev pour chanter l’hymne ukrainien ont bouleversé les représentations que les Ukrainiens avaient d’eux-mêmes. L’une des thèses de mon analyse est que les Ukrainiens expérimentent aujourd’hui sur le plan de la constitution de l’unité nationale ce que les Français ont connu entre 1789 et 1791.
Nous avons pourtant du mal en France à comprendre cette bi-nationalité de l’Etat car depuis le roi François Ier, et malgré la parenthèse de l’édit de Nantes, l’Etat français a voulu identifier le territoire, la langue et la religion catholique puis laïque. De plus les Ukrainiens eux-mêmes avaient du mal jusqu’à présent à nous expliquer de façon consensuelle qui ils étaient ! Mais, comme je l’ai dit, cette révolution de la dignité et la centaine de morts tombés place Maïdan ont bouleversé le pays. Et nous savons quant à nous qu’il existe d’autres modèles de développement des Etats-nations, le Canada étant probablement pour l’Ukraine le cas le plus marquant.
Je creuse dans mon livre cette question en racontant l’histoire singulière de l’Ukraine qui est largement ignorée en France en raison du poids de la vision impériale de l’histoire russe dans nos manuels et dans nos chaires universitaires. Heureusement qu’il y a eu quelques historiens russes, malheureusement ils se comptent sur les doigts d’une seule main, comme Georges Fedotov, qui surent, mais seulement après la Deuxième Guerre mondiale, reconnaître l’identité propre de l’Ukraine par rapport à la Russie. Mais ils ne sont toujours pas enseignés dans les cours d’histoire en Russie ce qui explique les discours délirants à Moscou sur l’appartenance de l’Ukraine au monde russe (« rousskij mir ») de personnalités comme Nikita Mikhalkov ou le patriarche Kirill. Malheureusement les meurtres perpétrés en Ukraine aujourd’hui, en Crimée comme dans le Donbass, sont la conséquence de cette mythologie du « monde russe ». Comme dans les romans de Dostoïevski ce ne sont pas les élites qui mettent en pratique ces idées mais de simples citoyens russes « possédés » par leur force d’attraction, comme Igor Guirkine, chef militaire des mercenaires du Donbass, ou Pavlo Goubarev, gouverneur auto-proclamé de Donetsk. Même si nous ne disposons pas encore de toutes les preuves, il y a de fortes présomptions de penser également que le massacre d’Odessa du 2 mai 2014 a été préparé par des forces pro-russes avec la complicité de la police locale en vue de déstabiliser la région. [1]
P. V. : A Kiev, beaucoup se réclament des « valeurs européennes ». Comme vous le savez, beaucoup des citoyens de l’Union européenne doutent de ces valeurs si l’on en croit leur abstention massive aux élections pour le Parlement européen. Qu’entend-on à Kiev par « valeurs européennes » ? En quoi l’Union européenne en est-elle – ou non – l’incarnation ?
A. A. : Les Ukrainiens sont bien informés, surtout à l’Ouest de Kiev, sur la réalité de l’Union européenne. Ils connaissent en particulier les difficultés économiques des Européens de l’Ouest. On estime à plus de 700 000 le nombre d’Ukrainiens vivant dans la seule Italie ! Aussi sont-ils au fait par exemple des difficultés qu’ont les Italiens à mettre en pratique à Lampedusa leurs discours sur les droits de l’homme. Mais l’important pour un peuple est d’avoir un horizon d’avenir qui soit juste et fondé sur la démocratie (ce que les Européens de l’Ouest continuent à soutenir malgré l’érosion de leur participation aux élections européennes). L’ex-président ukrainien Victor Yanoukovytch a provoqué la colère de son peuple en novembre 2013 parce qu’il a voulu mettre un terme à l’espérance collective des Ukrainiens de rejoindre un espace politique dont l’idéal juridique est la Convention européenne des droits de l’homme. En faisant bastonner, sur ordre de Moscou, le 30 novembre 2013 de jeunes manifestants pacifiques, il a réveillé la conscience européenne et chrétienne des Ukrainiens.
P. V. : Depuis le dernier trimestre 2013, quelles ont été les méthodes et les objectifs de la « guerre de l’information » au sujet de l’Ukraine ?
A.A. : Tout le chapitre 3 de mon livre est consacré à ce sujet. J’ai été très surpris cet hiver 2013-2014 que les médias occidentaux relayent sans discernement les informations des agences de presse russe. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu réagir par mon livre et par quantité d’articles parus dans Le Figaro, Le Monde, Libération, La Croix, Ouest France ou encore sur les plateaux télévisés.
Pourtant malgré tout ce travail d’information réalisé avec d’autres experts américains ou européens comme Timothy Snyder, Galia Ackerman ou Anne Applebaum, même après les élections présidentielles en Ukraine du 25 mai 2014, qui ont révélé contre la thèse martelée par les médias pro-russes d’une « révolution fasciste à Kiev » que 2% seulement des Ukrainiens soutenaient des partis extrémistes, les médias occidentaux ont continué à relayer les informations venant d’organes de presse russe.
Le président Poutine affirme lui-même vouloir restaurer une « URSS 2.0 ».
Cette naïveté a une double cause. Selon moi, les médias occidentaux ont « cru » depuis vingt ans que le communisme s’était effondré en Russie, et qu’en conséquence, l’information en régime démocratique devenait nécessairement objective. Mais ce sont deux mythes ! Le communisme ne s’est pas du tout effondré malgré ce qu’en disent les diplomates et les politologues patentés. Bien au contraire, le président Poutine affirme lui-même vouloir restaurer une « URSS 2.0 ». La meilleure preuve de cet attachement au léninisme est que le corps du fondateur de l’Union soviétique se trouve toujours au Kremlin. Ce n’est pas un hasard non plus que l’un des premiers gestes des manifestants à Kiev en décembre 2013 fut de déboulonner la statue du dictateur russe sur l’avenue centrale de la capitale ukrainienne. Il aurait suffi pourtant que les journalistes et les experts occidentaux lisent un seul livre d’Anna Politkovskaïa, la journaliste russe assassinée en 2006, « Qu’ai-je fait ? » (Paris, Gallimard, 2008), pour comprendre que le système d’information en Russie repose entièrement sur les principes de la propagande et non pas sur ceux de l’information. Même les blogueurs sur internet sont aujourd’hui pourchassés par le Kremlin. Il faut dire qu’à l’ouest, sans que nous ayons la distance suffisante pour l’admettre, notre information repose également sur l’idéologie critique des Lumières, ce qui a le don d’exaspérer les élites qui à l’Est sont pour la plupart devenues anti-modernes.
P. V. : Comment définiriez-vous la Russie de Vladimir Poutine ? Comment comprenez-vous ses relations avec l’Eglise orthodoxe russe, et réciproquement ?
A. A. : Ici encore c’est tout un chapitre de mon livre que je ne peux résumer en quelques phrases. Ma thèse principale est que nous ne pouvons répondre à ces questions que si l’on fait appel à la théologie du politique. Bien souvent la science politique classique - et j’ajouterais la géopolitique aussi ! [2] – sont devenues aveugles pour avoir mis de côté la part symbolique (comprise seulement comme ténébreuse) de l’intelligence humaine et de la vie des peuples. Or ce n’est pas parce que nous avons à faire à du mythe qu’il faut immédiatement congédier l’irrationnel de nos analyses.
La Russie est une nation qui, déboussolée après la chute de l’URSS, a voulu retrouver dans le tsarisme, et sa théologie politique (autocratie, orthodoxie, peuple) les fondamentaux de son identité.
Si la réalité était uniquement faite de rationalité, et si des philosophes n’avaient pas attiré l’attention de leurs contemporains sur les énigmes du monde intelligible, l’humanité aurait disparu depuis longtemps ! Heureusement des historiens comme Raoul Girardet, ancien professeur l’IEP de Paris, ont montré la voie par leurs analyses sur les mythologies politiques nationalistes. Mais selon moi ce dernier n’est pas allé assez loin dans la compréhension de la logique propre au mythe. C’est pourquoi je suggère d’inventer, avec certains de mes collègues chercheurs au Collège des Bernardins, une nouvelle discipline, la théologie du politique.
Pour répondre brièvement à votre question ce ne sont pas des arguments uniquement conceptuels qui permettent de « définir » le régime poutinien et ses liens avec l’Eglise orthodoxe russe. Certes Vladimir Poutine est un ancien membre du KGB soviétique instrumentalisant la hiérarchie de l’Eglise russe [3], qui collabora elle-même avec « les organes », afin d’asseoir son pouvoir. Mais il y a plus que cela. Il y a aussi une nation qui, déboussolée après la chute de l’URSS, a voulu retrouver dans le tsarisme, et sa théologie politique (autocratie, orthodoxie, peuple) les fondamentaux de son identité. Il y a aussi une Eglise qui s’interroge sur son rapport à l’Etat après la chute de la théologie pseudo-chrétienne de la symphonie byzantine…
P. V. : Pourquoi le projet russe d’Union eurasiatique n’attire-t-il pas l’Ukraine ? Pourquoi préférez-vous un accord d’association avec l’Union européenne ? Les deux projets – Union eurasiatique et Union européenne – sont-ils incompatibles ? Pourquoi ?
A. A. : Les Ukrainiens depuis vingt ans ont souhaité tenir ensemble leur attachement à la civilisation européenne et leurs affinités historiques avec la Russie. Mais Vladimir Poutine a voulu que cela cesse en raison de son projet de constitution d’une Union eurasiatique en janvier 2015, Union eurasiatique pensée comme un contre-modèle huntingtonien à la civilisation décadente de l’Occident. C’est la raison pour laquelle il a engagé en août 2013 une guerre douanière avec l’Ukraine pour éviter que celle-ci signe le traité d’association avec l’Union européenne. Pour lui le rapprochement à ses frontières de la civilisation occidentale (qu’il associe à tort ou à raison avec l’OTAN) est intolérable car il considère que si l’UE levait ses barrières douanières en matière commerciale et de visa avec l’Ukraine, la Russie perdrait son leadership et sa liberté. Elle ne serait plus en mesure de créer un marché concurrent à celui des 506 millions d’habitants de l’UE.
P. V. : Depuis le début de cette nouvelle crise ukrainienne, quels ont été les « idiots utiles » du Kremlin en Europe occidentale ?
A. A. : Lénine qualifiait d’ « idiots utiles » ceux qui à l’Ouest soutenaient l’Union soviétique sans comprendre que cette dernière ne partageaient pas du tout leurs idéaux démocratiques et pacifiques. Dans mon livre je ne mentionne que quelques uns des Européens qui prennent fait et cause pour la Russie poutinienne sans comprendre qu’ils se tirent une balle dans le pied. Vous trouverez quelques noms dans l’ouvrage.
Mais j’aurais pu en ajouter bien d’autres. Je pense en particulier à l’interview délirante donnée par Vladimir Poutine à Gilles Bouleau de TF1 et Jean-Pierre Elkabach d’Europe 1 à l’occasion de la venue en France le 6 juin 2014 du président russe. Non seulement en 40 minutes d’entretien les deux hommes n’ont pas été capables d’interroger le président russe sur les mensonges avérés de ce dernier lors de son annexion de la Crimée (mars 2014) mais ils ont tout fait pour le faire apparaître, malgré ses propos impérialistes et mysogines, comme un homme d’Etat respectable et respectueux (cf les propos en making off de G. Bouleau sur le site mytf1.fr). La seule lecture de La Russie selon Poutine d’Anna Politkovskaïa ou des travaux de Marie Mendras sont en mesure de « convaincre » le plus virulent des « anti-poutinophobes » pourvu qu’il soit honnête intellectuellement. Ici encore il faut faire appel à la mythologie dominante dans la science politique actuelle selon laquelle il faut « laisser dans le monde globalisé un espace civilisationnel au monde russe, quelle que soit l’étrangeté barbare de ses gouvernants ». Cette « théorie » civilisationnelle, qui a séduit autant le président Poutine que le président Chirac, est très difficile à discuter car il s’agit d’un mythe porteur d’antinomies. Huntington dit que, d’un côté le monde devient civilisationnel mais que, d’un autre côté, ces civilisations sont toutes nécessairement porteuses de conflit. Il dit cela parce qu’il « croit » que l’homme est un loup pour l’homme et qu’il n’existe pas de valeur universelle. C’est ce genre de croyances pavées de bonnes intentions que je cherche à démasquer. Car elles sont sources de guerres.
Comme je ne pratique pas la langue de bois je sais que mes propos peuvent irriter certaines personnes. C’est pourquoi je tiens à préciser deux points. D’une part je ne suis pas russophobe. Bien au contraire c’est par fidélité à mes origines russes que je tiens à ce que la vérité soit dite et c’est par souci de construire la paix que je propose dans mon livre des alternatives politiques au président Poutine alors que beaucoup d’experts ne lui voient plus aucune alternative que la violence. D’autre part je comprends parfaitement qu’on puisse être perplexe par rapport à une réalité fort complexe et difficile à comprendre dans un contexte de guerre de l’information. Aussi je ne reprends pas l’expression de Lénine pour accabler les personnes incriminées mais uniquement pour les pousser à se remettre en question et retrouver le chemin de l’intelligence critique.
P. V. : Avez-vous des preuves de l’action de services secrets étrangers (russes, mais aussi américains, voire polonais, etc.) en Ukraine ?
A. A. : Les services secrets européens, américains et russes sont tous présents en Ukraine. Mais il faut ici encore faire preuve de discernement « logique » par rapport à tous les « mythes » sur le rôle des services secrets occidentaux dans le déclenchement de la révolution orange en 2004 ou de la révolution de la dignité en 2013. Comment sincèrement croire que les révoltes ukrainiennes aient pu être téléguidées de Paris ou de New York alors qu’elles ont mobilisé à chaque fois des millions d’Ukrainiens pendant des mois, sous la neige, prêts à risquer leur vie ? Les Russes ont voulu financer une manifestation pro-Yanoukovytch au mois de janvier 2014. Elle a duré une demi-journée et on a su immédiatement combien de grivnas (monnaie ukrainienne) les manifestants avaient été payés ! Je trouve ridicules les médias occidentaux qui se permettent de donner du crédit à de tels scénarios. En revanche la découverte des archives du président Yanoukovytch à Mejguirie, les communications interceptés entre les mercenaires russes et tchétchènes en Ukraine avec les services secrets de l’armée russe, ou encore les armes laissées par les terroristes russes à Sloviansk, ont révélé de façon tangible les liens étroits entre le précédent régime ukrainien et le Kremlin. Toutes ces preuves ont été publiées dans la presse ukrainienne.
P. V. : Quels sont les pays de l’OTAN et / ou de l’UE qui apportent à l’Ukraine de la « révolution de la dignité » le soutien le plus franc ? A l’inverse, quels sont les pays les plus réservés, voire ceux qui seraient prêts à jouer les « idiots utiles » du Kremlin ?
A. A. : D’une façon générale il n’y a que dix pays au sein de l’assemblée des Nations Unies qui aient soutenu la Russie sur l’annexion de la Crimée, des pays comme l’Ouganda ou la Corée du Nord.
Il y a un rapport évident entre l’indépendance énergétique et la liberté politique.
De même au printemps dernier l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a été très claire dans sa condamnation du régime de Poutine en excluant la Russie de tous ses organes décisionnels. Cela dit il y a un rapport évident entre l’indépendance énergétique et la liberté politique. Les Américains sont les plus clairs dans leur soutien au nouveau gouvernement ukrainien. Tandis que le gouvernement serbe a clairement affirmé le 6 juillet 2014 qu’en « raison de sa dépendance énergétique » il s’opposait à toute sanction à l’égard de la Russie. Et pourtant des pays comme la Pologne ou les pays Baltes savent qu’il vaut mieux trouver des alternatives au gaz russe que de céder sur la question du soutien à l’Ukraine, quitte à être moins bien chauffé durant l’hiver 2014-2015. Pour eux le combat des Ukrainiens est un combat pour l’avenir de l’Europe, pour l’avenir du modèle européen, pour l’avenir de valeurs comme la justice, la liberté et la vérité. Il est heureux que les Britanniques, malgré leur euro-scepticisme, soient très clairs également sur ce point. Leur combat contre le fascisme dans les années 1930-40 les a instruit qu’il vaut mieux être très honnête aujourd’hui, même si c’est douloureux, que victime demain.
P.V. : La France doit-elle livrer à la Russie les deux navires de guerre de classe Mistral, suite au contrat signé à l’époque de N. Sarkozy ? Sinon, que faire ?
A. A. : Pour la raison que je viens d’exposer je m’oppose résolument à la livraison des deux navires de guerre par la France à la Russie. Comment la France en tant qu’Etat membre de l’OTAN peut-elle à la fois cesser toute coopération militaire avec la Russie comme elle l’a annoncé au mois de mars 2014 et en même temps donner à la Russie de la corde pour se faire pendre ? C’est juste impensable ! Sans parler du fait que la France a signé le Mémorandum de Budapest en 1994. La France a donné sa parole d’honneur à l’Ukraine qu’elle garantirait l’intégrité de ses frontières en contrepartie de sa dénucléarisation. Les diplomates français ont beau vouloir minimiser aujourd’hui ce document en expliquant qu’il ne s’agit que de « garanties négatives », ce type de discours est inutile. Car il ne convaincra personne. De plus il y a des solutions alternatives. L’OTAN pourrait acheter ces navires. Et pourquoi pas avec l’aide de certaines banques comme la BNP ? Dans le pire des cas, si le gouvernement français devait les vendre, il serait impératif que ne soit pas installé le suréquipement de pointe de ces navires.
En tous cas j’invite la diplomatie française à soutenir toutes les initiatives en faveur d’un règlement international du statut de la Crimée. Je compte organiser au mois d’octobre 2014 à Paris avec l’appui de plusieurs institutions une conférence qui traitera de ce sujet. Et j’invite tous les experts à se joindre à la proposition d’Arsène Yatséniouk qui consiste à promouvoir un nouveau référendum en Crimée, supervisé cette fois par l’Ukraine et par la communauté internationale, Russie comprise, qui permettrait aux Criméens de déterminer leur avenir en toute liberté.
P. V. : Pour l’évolution à venir de l’Ukraine, quelle différence faites-vous entre la fédéralisation (voulue pas V. Poutine) et la décentralisation (préférée par le chef du gouvernement A. Yatséniouk) ?
A. A. : Dans un cas (la fédéralisation) la Russie demande à l’Ukraine ce qu’elle n’est pas prête de réaliser pour elle-même, c’est-à-dire une autonomisation de ses régions où les gouverneurs pourraient même avoir une action internationale.
Tandis que dans l’autre cas (la décentralisation) l’Ukraine propose la formation d’un Etat-nation où le pouvoir ne fonctionnerait pas uniquement du haut vers le bas, mais aussi de bas en haut puisque les préfets seraient remplacés par les présidents des conseils régionaux.
P. V : Faut-il envisager une forme de « finlandisation » de l’Ukraine ? Quels en seraient les contraintes et les avantages ?
A. A. : La « finlandisation » de l’Ukraine a été le modèle adopté par la communauté internationale lors de la signature en 1994 du Mémorandum de Budapest par Boris Eltsine, Léonide Koutchma, John Major, Bill Clinton, puis par François Mitterrand et Jiang Zemin. L’Ukraine ne faisait partie d’aucune alliance, devenait neutre et même renonçait, pour la première fois dans l’histoire, à l’arme nucléaire. Ce modèle a manifestement échoué. J’expose dans mon livre les alternatives possibles aujourd’hui.
P. V. : A long terme, la Russie n’a-t-elle pas un intérêt stratégique à se rapprocher géographiquement de l’UE et à pouvoir faire plus facilement des affaires avec l’UE, via l’Ukraine ?
A. A. : Bien sûr ! Le mythe eurasiatique n’a de vérité que dans la mesure où la Russie se souvient de ses sources européennes.
P. V. : Quel est le véritable objectif de Maïdan et du gouvernement Yatséniouk : l’association ou l’adhésion à l’UE ? Quels seraient les pays de l’UE les plus réservés sur une adhésion de l’Ukraine à l’UE ? Quels seraient les pays les plus favorables ?
A. A. : Aujourd’hui il est question d’association avec l’Union européenne, et c’est déjà énorme pour les Ukrainiens. Ils ont un grand travail à réaliser pour parvenir à une association heureuse. Pour l’avenir je suis assez favorable aux thèses de Philippe Herzog sur une construction politique européenne à plusieurs cercles. Pour cela il faudrait que nous sortions de notre conceptualisme pseudo universel et égalitariste. La dynamique de la construction européenne se doit de respecter les espaces-temps de chaque nation.
Elle doit aussi se comprendre comme un échange de dons pour être profitable à tous et à chacun. Les Ukrainiens en particulier ont beaucoup à apporter à l’Europe. Il ne s’agit pas seulement d’un marché de 45 millions d’habitants et du plus grand pays d’Europe en superficie, où de plus tout est à construire. Les Ukrainiens ont aussi une culture très riche et chez certains un sens de l’humanité qui est passé par le feu du totalitarisme. Pour l’instant les Européens, minés par une forte vague de scepticisme à l’égard de la culture politique et économique moderne, sont incapables de voir tout ceci. J’espère qu’avec le temps, et grâce à la création d’une multitude de ponts qui vont s’établir dans les années à venir, nous serons en mesure de réaliser que l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne serait une véritable chance pour tous les Européens.
P. V. : Et l’OTAN : « N’en parlez jamais, y penser toujours » ?
A. A. : Je suis personnellement, comme Catherine Durandin, en faveur d’une réforme de l’OTAN. Nous entrons aujourd’hui dans une période extrêmement délicate où on ne pourra plus repousser au lendemain la question délicate de l’avenir de la sécurité européenne.
Mais il est clair que l’attitude du président Poutine est aux antipodes de ce qu’il faudrait faire pour favoriser de nouveaux rapports de confiance entre les anciens pays membres du bloc de Varsovie et les pays membres de l’OTAN. Après l’annexion (provisoire) de la Crimée en mars 2014, et la guerre hybride menée dans le Donbass, de plus en plus d’Ukrainiens veulent désormais, tout comme le gouvernement finlandais, faire partie de l’OTAN.
P. V. : Quelles différences faites-vous depuis le dernier trimestre 2013 entre l’approche des Etats-Unis et l’approche de l’Union européenne à propos de la crise ukrainienne ? Les réseaux républicains n’ont-ils pas dans une certaine mesure contribué à créer une situation géopolitique qui a contraint le président Obama – démocrate – à s’engager plus qu’il ne l’aurait voulu initialement ?
A. A. : Il y a une grande unanimité chez les Américains au sujet de l’attitude de fermeté à adopter à l’égard de la Russie. C’est ce que je tire de ma lecture de la presse américaine ou des déclarations d’Hillary Clinton qui n’a pas hésité à comparer Vladimir Poutine envahissant la Crimée à Adolphe Hitler annexant les Sudètes. Le président Obama n’a pas besoin des pressions de John MacCain pour comprendre que Vladimir Poutine a menti par exemple sur « les hommes verts de Crimée » ou sur l’indépendance, affirmée par le Kremlin, des terroristes russes de Sloviansk à l’égard de la Russie. C’est peut-être parce que les médias américains comme le Washington Post ou le New York Times sont plus professionnels que les médias européens. A moins que ce ne soit en raison de la faible dépendance de ces médias américains à l’égard des multinationales commerçant en Russie ? Je me réjouis en tous cas que Diploweb.com soit en mesure de faire connaître mes propres analyses sur ce sujet et vous en remercie.
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Antoine Arjakovsky, Russie - Ukraine. De la guerre à la paix ? (Paris, Parole et Silence, 2014)
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Voir sur le livre d’Antoine Arjakovsky, Russie-Ukraine : de la guerre à la paix ? » sur le site de l’éditeur
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[1] en.odfoundation.eu/a/3632,report-destabilization-of-the-situation-in-the-south-of-ukraine-who-masterminded-the-sanguinary-events-in-odessa
[2] NDLR : Toute une école de la géopolitique accorde une large place à l’étude des représentations.
[3] NDLR : La collaboration de la hiérarchie de l’Eglise orthodoxe avec l’Etat soviétique ne doit pas faire oublier que des prêtres orthodoxes ont été déportés et martyrisés au goulag.
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