Quelle géopolitique de la Russie ?

Par Françoise THOM, Jean-Sylvestre MONGRENIER, Pierre VERLUISE, le 4 juillet 2016  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Paris-VIII) et chercheur associé à l’Institut Thomas More.
Françoise Thom, Maître de conférences à la Sorbonne. Pierre Verluise, Docteur en Géopolitique est Directeur du Diploweb.com.

Dans cet entretien inédit, Jean-Sylvestre Mongrenier et François Thom dressent un vaste tableau de la géopolitique de la Russie, du temps des tsars à Vladimir Poutine. Cela permet de distinguer des ruptures et des continuités, puis de caractériser l’acteur d’aujourd’hui, notamment à l’égard de l’UE et de l’OTAN mais aussi de l’Union économique eurasienne. Les auteurs abordent également la stratégie de la Russie en Asie. Enfin, Jean-Sylvestre Mongrenier et François Thom mettent à jour la stratégie d’influence du Kremlin en France.

Jean-Sylvestre Mongrenier, François Thom viennent de publier "Géopolitique de la Russie", Coll. Que-sais-je ?, Paris, Presses universitaire de France. Ils répondent aux questions de Pierre Verluise, Directeur du Diploweb.com

Pierre Verluise (P.V.) : Entre la géopolitique de la Russie tsariste, de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (1922-1991) et celle de la Russie post-soviétique, quelles sont les ruptures et les continuités ?

Jean-Sylvestre Mongrenier (J.-S. M), François Thom (F.T.) :
Pour comprendre le rapport particulier de la Russie actuelle à la géopolitique il est indispensable de revenir sur les circonstances dans lesquelles l’État moscovite s’est développé, puis imposé au monde russe. Car la Moscovie est un fragment d’un ensemble antérieur, la grande principauté de Kiev, appelée Rus. L’Etat kiévain, une fédération de principautés liées entre elles par des attaches généalogiques, apparaît au milieu du IXe siècle. En 988, Vladimir, le grand-prince de Kiev, se convertit au christianisme et fait baptiser son peuple. A son apogée, au XIe siècle, la Russie kiévaine faisait partie du système politique de l’Europe. Elle avait juste commencé à s’imprégner de culture européenne, grâce à la christianisation, quand surviennent les invasions mongoles. En 1240, Kiev est prise par Batou, neveu de Genghis Khan. Batou fonde la Horde d’Or, la partie européenne de l’empire mongol, qui s’étend de l’Oural et de la Caspienne aux embouchures du Danube. La domination mongole dure 250 ans, entraînant une dislocation du monde slave oriental. Deux grands pôles émergent et s’affirment lorsque la Horde d’Or commence à se morceler à partir de 1430.

La Rus occidentale, l’ancien Etat kiévain, est conquise par les Lithuaniens au XIIIe-XIVe siècle. En 1386, la Lithuanie s’unit avec la Pologne par un accord dynastique et se convertit au catholicisme (le Grand-duché de Lithuanie s’unira avec la Pologne en 1569 : la Rus occidentale va alors se poloniser). Une lente renaissance a lieu dans cet espace. La noblesse hérite du pouvoir. Le roi est élu par le Sejm. La Lithuanie entre dans la zone où règne le droit de Magdebourg qui donne aux citadins l’auto-administration et les émancipe de la tutelle des princes. Le processus de développement culturel ne se prolonge qu’au Nord, à Novgorod et à Pskov.

Au Nord-Est, la principauté de Moscou monte en puissance à la fin du XVe siècle car le prince de Moscou s’est transformé en agent général des Tatares. Les princes de Moscou, écrit Karamzine, « prirent l’humble titre de serviteurs des khans, et c’est par là qu’ils devinrent de puissants monarques » [1]. La Russie moscovite s’appuie de plus en plus sur la Horde d’Or dans sa guerre contre les Slaves de l’Ouest et les princes lithuaniens. Responsables vis-à-vis du khan mongol de la perception de l’impôt et de la docilité de la population, les princes de Moscou vont anéantir l’indépendance des villes, la résistance des princes rivaux, la fronde des Boïars, la paysannerie libre. Ivan III (1462-1505) se déclare tsar et autocrate, c’est-à-dire indépendant de tout suzerain ; il dénonce son allégeance à l’égard du khan en 1480. Sous son règne se cristallise un lourd despotisme, dans lequel le peuple est un esclave, l’Eglise est une servante, les Boïars et les princes les valets du grand prince de Moscou. En conquérant Novgorod vers 1470, ville franche tournée vers la Lithuanie et les villes allemandes de la Hanse, Ivan III ferme la possibilité d’un développement du monde russe ouvert vers l’Europe de la Baltique. Désormais la Rous occidentale est considérée comme l’ennemie et le ralliement à cette Rous comme une trahison. La fenêtre polonaise vers l’Europe est fermée, tout comme l’accès au monde grec. En effet, au XVe siècle, l’Eglise russe moscovite se « nationalise ». Elle se proclame autocéphale en 1448, à la suite de son refus de l’union de Florence entre chrétiens d’Orient et chrétiens d’Occident, en 1439. Elle rompt avec les Grecs qui ne la reconnaissent pas comme autocéphale pendant 120 ans. La Russie moscovite se retrouve totalement isolée et ne voit dans l’Ouest qu’un monde abandonné à l’« hérésie latine ».

Dès cette époque apparaît le lien entre l’expansion extérieure et l’alourdissement de la tyrannie à l’intérieur. Ce lien est encore plus évident sous Ivan le Terrible, pendant la guerre de Livonie (1558-1582). Ivan voit dans ses élites des agents potentiels des puissances étrangères et il lancera contre elles la redoutable opritchnina, une police politique devenue Etat dans l’Etat. C’est alors qu’apparaît l’idée que le succès de la Moscovie, notamment dans ses guerres contre les puissances européennes, est dû à son régime autocratique, idée qui ne fera que se renforcer durant les siècles suivants et qui est toujours très présente chez les idéologues poutiniens. Car la Russie a augmenté d’une superficie équivalente à celle de la Hollande par an à partir du XVe siècle. Pendant les 300 ans d’existence de la dynastie des Romanov, l’empire russe s’agrandit à la vitesse de 140 km² par jour.

Très tôt se fait sentir le tiraillement entre la volonté d’expansion, qui présuppose par la force des choses un contact avec le monde extérieur, et le sentiment que tout contact avec l’étranger ne peut que corrompre le peuple russe, déstabiliser le régime autocratique et détourner les Russes de la vraie foi. La Russie balance entre messianisme et volonté d’autarcie. Ce tiraillement entre cosmopolitisme expansionniste et désir d’autarcie isolationniste va se retrouver au cœur du bolchevisme. Joseph Staline résout ce dilemme et c’est bien la raison de son emprise profonde sur les esprits en Russie. Il crée une zone d’hégémonie autarcique, en déseuropéanisant les terres conquises, dans la tradition des princes de Moscou. Staline préfère une extension des frontières de l’URSS et la création d’un empire périphérique dans lequel il peut imposer son régime. Mieux que les Tsars, il a su neutraliser les effets de contagion indésirable de l’incursion des troupes soviétiques en Europe. L’expansion qu’il réalise est conforme aux vœux des slavophiles : Moscou impose son régime à toutes les régions conquises, éradique les élites européanisées et construit un bloc quasi autarcique par le fer et par le sang.

Nous retrouvons le même dilemme au coeur de la Russie poutinienne, partagée entre son ambition de grande puissance et un irrésistible penchant vers le repli sur soi. La réaction maladive du Kremlin au choix européen de l’Ukraine s’explique par ce sentiment qu’un retour de l’Ukraine dans l’aire de civilisation européenne remettrait en cause l’évolution historique des cinq derniers siècles, caractérisée par une avancée continue de la Russie en Europe, culminant avec la victoire de « la Grande Guerre patriotique » qui, en 1945, a livré à Staline la moitié du continent européen, avancée que le Kremlin poutinien se promettait de poursuivre en misant sur les tendances centrifuges au sein de l’Union européenne et le désengagement américain.

P.V. : Au vu des faits, comment caractériser l’acteur géopolitique qu’est la Russie de Vladimir Poutine ?

J.-S. M et F.T. : A l’inverse de la théorie « réaliste » des relations internationales, soucieuse d’élaborer une sorte de physique newtonienne des rapports de puissance, l’analyse géopolitique doit prendre en compte les hommes, leurs représentations géopolitiques et la nature du régime politique. Après la disparition de l’URSS, la Russie semblait engagée dans une « transition » vers l’Etat de droit et l’économie de marché. Au cours des années Eltsine (1991-1999), le fonctionnement du régime était certes erratique et marqué par la corruption, mais le progrès des libertés était indéniable. Toutefois, les siloviki, ces hommes issus des organes de sécurité (KGB et autres) ont largement pris le contrôle du partage des dépouilles, via les privatisations, et la « guerre des régions », transformées en mini-URSS par les nomenklaturistes locaux. Ce qui a neutralisé les réformes économiques d’inspiration libérale.

C’est dans ce contexte de « polyarchie chaotique » que Vladimir Poutine a entamé son ascension, puis mis en place ce que l’on a appelé une « verticale du pouvoir », partant du Kremlin : une recentralisation de l’organisation territoriale russe, doublée d’une prise de contrôle du champ politico-médiatique et de l’économie. La science politique définit ce mode de gouvernement comme un « autoritarisme patrimonial », l’autocrate et ses proches étant en même temps les propriétaires des richesses du pays. Cela présuppose l’absence de véritables règles de droit et d’institutions vivaces, ainsi que des luttes de clans permanentes pour le pouvoir et le contrôle des rentes économiques qui achètent les fidélités politiques.

Cette confusion des genres explique les hésitations initiales des analystes sur la finalité centrale du système russe : la puissance étatico-militaire ou l’enrichissement privé ? Depuis, les faits ont démontré la force de ce que les Russes appellent la « Derjavnost », une sorte de culte de la puissance. De l’analyse des discours et représentations géopolitiques, il ressort que pour le Kremlin et la classe dirigeante russe, l’ultime partie de la Guerre froide n’est pas encore jouée. La Russie peut et doit récupérer une partie du terrain perdu en 1991 – cf. le thème de l’« étranger proche » -, et reconstituer une sorte d’URSS « new-look », voire faire payer à l’Occident l’éclatement de l’URSS en attisant les tendances centrifuges dans les Etats et les structures occidentales, notamment au sein de l’Union européenne. In fine, la Russie se pose en puissance revancharde et révisionniste, prête à remettre en cause par les armes l’architectonie géopolitique de l’Europe post-Guerre froide. Autrement dit, il est erroné de voir en la Russie un simple Etat mafieux : le Kremlin conduit une « grande stratégie » et le système est tendu vers la reconstitution de la puissance passée.

P. V. : Quel est le jeu de V. Poutine à l’égard de l’UE et de l’OTAN ?

J.-S. M et F.T. : Vladimir Poutine considère les instances euro-atlantiques, l’Union européenne aussi bien que l’OTAN, comme de simples superstructures politiques et militaires héritées de la stratégie de containment et vouées au dépérissement, à la suite d’un hypothétique retrait américain, les Etats-Unis étant supposés se réorienter vers l’Asie-Pacifique et se désintéresser de toute autre région du monde. Schématiquement, l’OTAN exprimerait les seuls intérêts américains ; l’Union européenne et ses Etats membres seraient dépourvus de substance et de volonté propres. Si le président russe a usé de la thématique eurasiste, ses partisans vont plus loin dans ce registre : l’heure d’une vaste Eurasie, rassemblée autour du « Heartland » russo-sibérien, aurait sonné. Le « Brexit » (référendum du 23 juin 2016 au Royaume-Uni) et ses conséquences sur le système euro-atlantique sont appréhendés à travers cette grille de lecture.

Si l’on se reporte aux années 2000, le discours russe sur l’OTAN et l’Union européenne était empreint de duplicité. Dans le cas ukrainien par exemple, les diplomates russes expliquaient que seule l’OTAN leur posait problème car il s’agissait d’une alliance militaire incluant la superpuissance américaine. La candidature de l’Ukraine constituait, disaient-ils, une grave menace sur la sécurité de la Russie, et l’octroi par les Etats membres de l’OTAN d’un Membership Action Plan (MAP), ultime étape avant l’adhésion pure et simple, serait un casus belli. Il en irait de même pour la Géorgie. Inversement, la candidature à l’Union européenne n’était pas censée leur poser problème, car il s’agissait d’une structure avant tout civile et économique. Ces éléments de langage ont souvent été repris dans les milieux officiels français et européens, mais du point de vue russe, il ne s’agissait que de dissocier les fléaux.

Lors du sommet de l’OTAN organisé à Bucarest, au printemps 2008, le MAP a été refusé à l’Ukraine comme à la Géorgie, et ces deux pays, restés à l’extérieur du périmètre de sécurité, ont été attaqués. Dans le cas ukrainien, l’accord d’association à l’Union européenne, censé ne pas poser problème quelques années plus tôt, a été le point de départ de pressions multiformes de la part de Moscou sur Kiev, jusqu’à la guerre et à un rattachement manu militari de la Crimée. La leçon sur le plan stratégique et géopolitique est simplissime : malheur à qui reste en dehors du périmètre de sécurité. L’OTAN et l’Union européenne sont les deux piliers de l’Europe post-Guerre froide, et ces instances euro-atlantiques font obstacle au révisionnisme géopolitique russe. En leur absence, le « chacun pour soi » l’emporterait, ce qui ouvrirait de nouvelles possibilités à la politique russe, l’Europe basculant dans une nouvelle période de déchirements.

P. V. : Quelle est la réalité de l’Union économique eurasienne ?

J.-S. M et F.T. : L’Union économique eurasienne relève d’un projet géopolitique plus vaste et plus ambitieux, mais contrarié par les faits. Dès 1993, la doctrine de l’ « étranger proche » évoquée précédemment est énoncée à la Douma et reprise au sommet de l’Etat : il s’agit de reprendre le contrôle direct ou indirect de la plus grande partie possible de l’ex-URSS. La doctrine eurasiste donne une touche historique, culturelle et civilisationnelle à un projet néo-soviétique. Cela est hors de portée de la Russie de Eltsine, mais les représentations géopolitiques et les projets de ce type doivent être analysés sur plusieurs échelles temporelles. A l’époque, l’instrumentalisation par Moscou de différents conflits ethniques et territoriaux, sur les confins de la Russie (Moldavie, Géorgie, Arménie-Azerbaïdjan), et leur « gel », permettent de poser des jalons, aussi d’installer l’idée d’un démembrement fatal, en attendant que la conjoncture géopolitique soit plus propice (voir les pseudo-indépendances de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, proclamées après la guerre russo-géorgienne d’août 2008).

En revanche, les tentatives d’intégration de la Communauté des Etats indépendants (CEI) échouent. Ce cadre post-soviétique, instauré pour liquider l’URSS (1991), tout en préservant des relations techniques et fonctionnelles entre les anciennes républiques soviétiques, s’avère inadapté à un projet néo-soviétique ; un certain nombre de pays entendent conserver leur souveraineté. Les dirigeants russes privilégient donc des cadres d’action plus restreints, à l’instar de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), mais ils ne renoncent pas à institutionnaliser la sphère d’influence exclusive qu’ils revendiquent dans l’« étranger proche ». Diverses esquisses aboutissent au projet d’Union eurasienne, présenté par Poutine, en octobre 2011, comme la grande réalisation du prochain mandat présidentiel. Dans son esprit, l’Ukraine devra renoncer à ses aspirations européennes et intégrer cette union, mais l’insurrection civique de la fin 2013, en réponse aux pressions russes a modifié le cours des événements. L’Etat ukrainien a perdu le contrôle de la Crimée et d’environ un tiers du Donbass, mais il conserve les neuf dixièmes de son territoire et le nouveau gouvernement, appuyé sur une nouvelle majorité, conduit un retournement géopolitique vers l’Occident.

L’Union eurasienne a officiellement été lancée au 1er janvier 2015. Elle regroupe la Russie, le Belarus, le Kazakhstan et l’Arménie, bientôt rejoints par le Kirghizstan. L’absence de l’Ukraine réduit la part des Slaves orthodoxes au sein de cette union qui, de ce fait, est plus eurasiatique qu’envisagé au départ. En son sein, le Belarus et le Kazakhstan, qui refusent de reconnaître les remaniements politico-territoriaux en Géorgie (Abkhazie et Ossétie du Sud) et en Ukraine (Crimée), se méfient de la Russie et cherchent à limiter l’union eurasienne à la sphère économique ; la percée de la Chine populaire en Asie centrale et dans le bassin de la Caspienne, bientôt renforcée par le projet des « Nouvelles routes de la Soie », assure au Kazakhstan une certaine marge de manœuvre. La récession russe limite également la portée effective de l’Union eurasienne dans la sphère économique. Il reste que la Russie représente 80 % du PIB, 85 % de la population et 85 % de la superficie de ce vaste ensemble (20 millions de km² et 170 millions d’habitants). Une étape décisive a été franchie et Poutine n’a certainement pas renoncé à ses ambitions géopolitiques, mais l’avenir est plus à une « Russie-Eurasie » qu’à une Russie slave-orthodoxe, notamment dans la sphère démographique (poids croissant des musulmans et des populations issues d’Asie centrale en Russie, et 43 millions d’Ukrainiens qui restent en dehors de cette union). Jusqu’où l’eurasisme et le « chauvinisme grand-russe », pour parler comme Lénine, sont-ils compatibles ?

P. V. : Plus largement, en Asie, quelle est la stratégie de la Russie contemporaine ?
J.-S. M et F.T. :
Avec les trois quarts de son territoire au-delà de l’Oural, la Russie recouvre toute l’Asie septentrionale (Sibérie et Extrême-Orient russe), et elle est la voisine de l’ancien Turkestan occidental (l’Asie centrale russo-soviétique désormais indépendante), la Mongolie, la Chine, la Corée du Nord et le Japon. La dégradation des relations avec l’Occident – parler de « Paix froide » n’est en rien excessif -, a permis à Poutine de mettre en avant le thème d’un « pivot » russe vers la Chine populaire : la stratégie consiste à chercher des appuis en Asie, afin de peser en Europe. Le rapprochement avec Pékin s’inscrit dans le prolongement de la « doctrine Primakov », mise en œuvre sous Eltsine, mais il s’agissait alors de renforcer le pouvoir de négociation de la Russie. Désormais, la Chine populaire est présentée, du point de vue russe, comme un substitut à l’Occident. Le « partenariat stratégique » de 1996, complété cette année-là par le Groupe de Shanghaï, i.e. la future Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS), a été le point de départ d’échanges croissants sur tous les plans. En 2011, un traité d’amitié et de coopération a été signé entre Pékin et Moscou, mais il ne s’agit pas d’une alliance à proprement parler, de même que l’OCS n’est pas une « OTAN eurasiatique ».


Négocié après les sanctions occidentales qui ont suivi l’annexion de la Crimée, le « contrat du siècle » (mai 2014) sur la construction d’un grand gazoduc (« Force de Sibérie ») et l’exportation de gaz russe, depuis la Sibérie orientale vers la Chine, a surtout permis à Pékin d’imposer ses conditions. Par ailleurs, les neuf dixièmes de la production russe d’hydrocarbures sont extraits en Sibérie occidentale et ces volumes ne peuvent pas être redéployés vers la Chine (Pékin ne veut pas financer le gazoduc « Force de l’Altaï » qui permettrait d’établir un lien fixe entre Sibérie occidentale et Extrême-Orient). D’une manière générale, les dirigeants chinois considèrent leurs homologues russes comme des partenaires de second rang, et la Russie est considérée comme un réservoir de produits de base, utile également sur le plan diplomatique afin de renforcer les positions chinoises vis-à-vis des Etats-Unis, notamment dans la question des litiges maritimes en mer de Chine méridionale, cette « Méditerranée asiatique ». Bien entendu, Poutine n’ignore pas cela, mais ses priorités géopolitiques sont à l’Ouest : les Russes ont plus besoin de la Chine que la Chine de la Russie. La relation est comparable à un « dos-à-dos », et le sommet sino-russe de Pékin (25 juin 2016), organisé dans le prolongement du sommet de Tachkent (OCS), a confirmé ces convergences géopolitiques.

Ces convergences sino-russes mettent Moscou en porte à faux avec les autres acteurs étatiques de la zone Asie-Pacifique et limitent la possibilité d’un retour sur la « grande scène asiatique ». Les pays de l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) s’inquiètent de l’expansion et des revendications chinoises sur la « Méditerranée asiatique », et ils cherchent des réassurances du côté des Etats-Unis. Le Vietnam lui-même, fortement lié à la Russie par des achats militaires, se rapproche de Washington, et le président américain, Barack Obama, a récemment annoncé la levée de l’embargo sur les armes à destination de ce pays. En Asie du Nord-Est, les rapports avec le Japon achoppent sur la question des Kouriles. Avec la Corée du Nord, les relations sont ambivalentes et Moscou, malgré quelques velléités dans les années 2000, ne peut jouer le rôle de « facilitateur » entre les deux Etats de la péninsule coréenne. Si l’on élargit le champ d’analyse, il faut y intégrer l’Union indienne, dont la diplomatie relance l’idée d’un « bassin Indo-Pacifique », un concept qui lie l’océan Indien et l’océan Pacifique. Héritage de la Guerre froide et du « neutralisme bienveillant » d’Indira Gandhi, la coopération russo-indienne est étroite. Cela ne va pas sans contradiction avec le rapprochement sino-russe, alors que Pékin resserre en parallèle son alliance avec Islamabad. Notons que l’Inde et le Pakistan devraient intégrer l’OCS (signature d’un mémorandum sur cette adhésion, le 24 juin 2016, à Tachkent). Plus que la Chine, la Russie a intérêt à renforcer ce forum diplomatique, de manière à encadrer la puissance chinoise et à pouvoir manœuvrer entre ses « partenariats » contradictoires. Enfin, les relations indo-russes ne sont pas exclusives et le jeu diplomatique est ouvert.

P. V. : Deux livres viennent d’être publiés en France à propos des réseaux d’influences russes en France, que pensez-vous de ces travaux ?

J.-S. M et F.T. : La parution presque simultanée de ces deux livres témoigne d’une prise de conscience en France du danger représenté par l’alignement croissant sur les positions du Kremlin d’une grande partie de la classe politique, à droite surtout. Cécile Vaissié (Les Réseaux du Kremlin en France, éditions Les petits matins) et Nicolas Hénin (La France russe, éditions Fayard) ont fait un travail remarquable qui donne la mesure de l’immense effort déployé par le Kremlin pour pénétrer les milieux qui comptent en France.


Il faut d’abord mentionner un impressionnant dispositif de propagande, qui fait largement appel aux réseaux sociaux. La stratégie médiatique du Kremlin est triple.

Le premier volet consiste à dénigrer à travers ses réseaux tout ce qui est en Occident : la classe politique (« tous des corrompus et des incapables »), les mœurs (« tous des sodomites décadents »), la démocratie (« une hypocrisie au service des Américains »), le droit (« l’idolâtrie de l’homme qui fait oublier Dieu » selon le patriarche Kirill), le droit international (une fiction dont les Américains se servent pour camoufler leur hégémonisme), l’Europe (« en perdition »), les Etats-Unis (« en perte de vitesse »).

Le deuxième volet consiste à tabler sur les peurs et à les attiser : peur du terrorisme (« causé par la politique de tolérance »), peur de l’immigration massive (idem), peur de la globalisation.

Le troisième volet consiste à rapprocher les Européens des Russes en les faisant communier dans les mêmes haines et les mêmes phobies. Haine des Etats-Unis en priorité. Tous les événements négatifs qui ponctuent l’actualité – terrorisme islamique, guerre en Ukraine, crise économique - ont un coupable : les Etats-Unis et leurs vassaux européens. L’Amérique est toujours responsable, soit qu’elle agisse (intervention en Irak), soit qu’elle n’agisse pas (évacuation de l’Irak, développement de Daech). La vision manichéenne exportée de Moscou est rassurante : il y a les méchants d’un côté, qui tirent les ficelles dans les coulisses, et les vaillants résistants derrière Poutine, dressés contre l’Amérique comme Astérix contre l’Empire romain. Cet univers de BD trouve beaucoup d’adeptes, notamment grâce aux réseaux sociaux.

Les principales cibles de Moscou sont les milieux politiques, les milieux économiques, les think tanks, les milieux militaires et les institutions chargées de la sécurité. C’est parmi les « souverainistes » europhobes et anti-américains que le Kremlin recrute la majorité de ses adeptes en posant au défenseur de « l’identité nationale », voire de « l’identité européenne ».

Une analyse de la guerre de l’information menée par le Kremlin, de ses thèmes et de ses cibles principales, la description de sa stratégie de pénétration systématique des lieux de pouvoir dans notre société, ne peuvent laisser aucun doute : c’est la capacité d’agir indépendamment de Moscou que le Kremlin veut détruire en France (et en Europe). C’est une stratégie de pré-conquête que nous avons sous les yeux. Une des leçons principales tirées par le Kremlin du conflit ukrainien est que l’intégration de l’espace ex-soviétique dans l’Union eurasienne de Poutine, le rattachement de l’Europe occidentale à cette Union eurasienne aux conditions voulues par Moscou, ne sont concevables que si les Européens cessent de porter un projet alternatif à la « verticale du pouvoir » poutinienne. Depuis l’affrontement à propos de l’Ukraine, le Kremlin déploie des efforts décuplés pour remodeler l’Europe à son image. En insinuant qu’un « homme fort » est ce qu’il faut à l’Europe, que l’esprit de tolérance et de coopération qui caractérisaient l’Europe de l’après-guerre doivent être éradiqués au profit d’un nationalisme étroit, que seul l’emploi de la force est payant sur la scène internationale, il ambitionne de reformater la conscience européenne, d’amener les Européens à abandonner leurs institutions, à renoncer à leurs libertés, à se détourner de leur classe politique, afin de les rendre « poutino-compatibles ».

Copyright Juillet 2016-Mongrenier-Thom-Verluise/Diploweb.com


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Jean-Sylvestre Mongrenier, François Thom, Géopolitique de la Russie , Coll. Que-sais-je ?, Paris, Presses universitaire de France

Quelle géopolitique de la Russie ?
Géopolitique de la Russie et de son environnement
Presses Universitaires de France

4e de couverture

Parce qu’elle s’étend de l’Est européen à l’océan Pacifique, la Russie est à la croisée des grandes aires géopolitiques mondiales.
Au sud, le Moyen-Orient est perçu comme un arc de crise en proie à l’islamisme, dont les contrecoups se répercutent dans le Caucase, en Asie centrale et dans les républiques musulmanes de la Volga. Au nord, l’océan Arctique semble retrouver la valeur géostratégique qui était la sienne pendant la guerre froide.

À cette immensité répondent les ambitions du pouvoir russe. Son projet ? Redonner à la Russie un statut de puissance mondiale, en opposition à l’Occident.

Expliquer la géopolitique vue de Moscou, montrer son enracinement dans l’histoire, éclairer les implications de ces conceptions et leurs modalités pratiques en analysant l’évolution des politiques russes, tel est l’objectif de cet ouvrage.

Voir Jean-Sylvestre Mongrenier, François Thom, Géopolitique de la Russie , Coll. QSJ, sur le site des éditions Presses universitaire de France


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[1Cité in : Alfred Rambaud, Histoire de la Russie, Paris, Hachette, 1893, p. 145

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