Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique, l’association à laquelle le Diploweb.com est adossé. Pierre Verluise, Docteur en géopolitique est Directeur du Diploweb.com.
Une grande nouvelle pour la communauté des passionnés de géopolitique ! Le "Manuel de géopolitique" de Patrice Gourdin est à nouveau disponible. Vous le trouverez ci-dessous au format HTML, et sur papier broché sur Amazon sous la référence : Patrice Gourdin, "Manuel de géopolitique", éd. Diploweb via Amazon. Bonne lecture !
Le Diploweb.com est fier de publier ce Manuel de géopolitique signé de Patrice Gourdin. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’un ouvrage de référence initialement publié sur papier par les éditions Choiseul, en mars 2010, sous le titre : Géopolitiques, manuel pratique, avec une préface du Professeur Yves Lacoste. Cet ouvrage s’est rapidement imposé comme une lecture incontournable, notamment parce qu’il propose à la fois une méthode et un large tour d’horizon des thèmes majeurs : le territoire, le facteur humain, les représentations, les acteurs extérieurs. Le premier tirage a été rapidement épuisé. Comme beaucoup d’autres maisons d’édition, les éditions Choiseul ont malheureusement traversé des difficultés et n’ont pu remettre cet ouvrage à disposition. Leur directeur, Pascal Lorot, a eu l’élégance de rendre à Patrice Gourdin ses droits sur cet ouvrage. Qu’il en soit chaleureusement remercié.
Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Il est depuis plusieurs années membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique, l’association à laquelle le Diploweb.com est adossé. A ce titre, il apporte au Diploweb.com des articles très appréciés d’un très large public. Il accepte souvent d’évaluer des articles proposés à la rédaction.
C’est dans ce contexte que le Diploweb.com est heureux de publier son Manuel de géopolitique. Cet ouvrage devenu très recherché - notamment par les candidats aux concours – redevient ainsi disponible, non seulement en France mais dans le monde entier, grâce à ce vecteur de la connaissance qu’est devenu Internet. Nous allons dans un premier temps le publier chapitre par chapitre, puis mettre à disposition l’ensemble.
Où que vous soyez dans le monde, nous vous souhaitons une excellente lecture du Manuel de géopolitique de Patrice Gourdin. N’hésitez à le partager avec vos amis passionnés de géopolitique, c’est aussi cela l’esprit du Diploweb.com. Nous vous invitons à vous abonner – gratuitement – à la Lettre d’information du Diploweb qui présente chaque semaine nos nouveautés et des bonus.
Pierre Verluise, Docteur en Géopolitique, Directeur du Diploweb.com
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Pierre Verluise, Directeur du Diploweb.com, 1 avenue Lamartine, 94300, Vincennes, France.
Téléphone : 06 87 84 24 74
Courriel : diploweb.com gmail.com
[…] poussé par le désir naturel, et que j’ai toujours éprouvé, de réaliser sans la moindre crainte les choses dont je crois qu’elles sont utiles à tous, j’ai décidé de m’engager sur une voie qui, n’étant encore fréquentée par personne, pourra certes m’apporter ennuis et difficultés,
mais devrait aussi me procurer une récompense auprès de ceux
qui voudront bien considérer le but de mes travaux.
Si mon peu d’intelligence, mon peu d’expérience du présent et une faible connaissance du passé risquent de rendre insuffisante et peu utile ma tentative, au moins ouvriront-ils la voie à quelqu’un qui, avec plus de capacités, d’éloquence et de jugement,
pourra satisfaire mes intentions :
si je n’en obtiens pas d’éloge, je ne devrais pas encourir le blâme.
Machiavel,
Discours sur la Première Décade de Tite-Live. Avant-propos du Livre Premier (1531)
Le présent ouvrage vise à transmettre une pratique, pas à constituer une encyclopédie des situations géopolitiques. Pour rendre le propos concret et montrer l’abondante ressource offerte par une documentation accessible à tous, l’exposé des facteurs est illustré d’exemples puisés parfois dans l’histoire et surtout, aussi fréquemment que possible, dans l’actualité. Par conséquent, il ne s’agit, ici, ni de prétendre analyser les situations dans leur intégralité, ni de recenser toutes les crises et tous les conflits. Les faits les mieux connus sont bièvement évoqués, les cas plus complexes ou moins notoires font l’objet du minimum d’explications nécessaires.
De même, le recours, indispensable, aux diverses sciences humaines nous amène à les solliciter, mais pas à les présenter de manière complète.
Que le spécialiste nous pardonne ce qui pourrait lui sembler la superficialité des connaissances et du propos. Que le non-spécialiste trouve ici une incitation à élargir ses curiosités.
Les très nombreuses situations évoquées ne peuvent faire l’objet d’une illustration cartographique dans le cadre de cet ouvrage. Mais, par ailleurs, il n’est pas concevable de procéder à une analyse géopolitique sans disposer de cartes à différentes échelles. La consultation d’atlas (au pluriel) est indispensable. Un certain nombre sont indiqués dans la bibliographie.
Recourir à des exemples puisés dans l’actualité comporte le risque de voir le texte devenir en partie obsolète. Pour pallier cet inconvénient, la plupart des faits retenus se rapportent en priorité à des situations durables, ou à des événements qui conservent une valeur démonstrative. En outre, le lecteur trouvera peut-être là une incitation à mettre à jour lui-même le(s) dossier(s) qui l’intéresse(nt).
En dépit de toute l’attention que j’ai portée à la rédaction de cet ouvrage et au recoupement systématique des informations qu’il contient, je ne suis pas à l’abri d’erreurs et j’en assume seul l’entière responsabilité.
Le ministre, pour cacher sa lettre,
avait eu recours à l’expédient le plus ingénieux du monde, le plus large,
qui était de ne pas même essayer de la cacher.
Edgar A. Poe, La lettre volée, 1841.
UN SPECTRE hante l’humanité, celui de la guerre. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, elle est présente dans l’existence des hommes et elle nourrit leur réflexion. Héraclite constatait qu’elle était la « mère de toute chose ». Depuis le XVIIIe siècle, des hommes et des femmes, du citoyen ordinaire à des responsables politiques ou des philosophes, réfléchissent, écrivent et/ou agissent pour limiter, voire éradiquer les conflits armés. Cela suppose de remonter aux racines de ces derniers, d’essayer de traiter ces causes par le remède de la négociation et de tenter de régler les litiges par le compromis. Au XXe siècle, la guerre, par un de ses paradoxes terrifiants, réussit presque à engendrer une paix définitive. Après les horreurs de la Première Guerre mondiale, le président américain Wilson crut trouver le remède dans l’instauration d’un système de sécurité collective assurée par la Société des nations. La Seconde Guerre mondiale sanctionna l’échec de son entreprise. Toutefois, le président américain Franklin Roosevelt relança le système de sécurité collective, moyennant les modifications alors jugées nécessaires et suffisantes pour le rendre efficace. Ainsi naquit l’Organisation des Nations unies. Mais celle-ci se trouva paralysée par l’antagonisme qui opposa les États-Unis et l’URSS. Cette rivalité entre les deux “superpuissances“ ne prit jamais le tour d’un conflit direct et généralisé, car la crainte d’un anéantissement nucléaire de l’humanité contribua puissamment à les en détourner. Cela n’évita toutefois pas au monde de traverser de multiples tensions et de connaître des crises qui le menèrent parfois au bord du gouffre, comme à Cuba en 1962. Il souffrit de multiples conflits localisés, le plus souvent épisodes sanglants de cette guerre que les deux “Grands“ estimaient ne pouvoir se livrer que de manière “indirecte“. En annonçant officiellement, en décembre 1989, la fin de cette Guerre froide, Mikhail Gorbatchev leva l’hypothèque. Pour la première fois, la perspective d’un monde en paix semblait à portée de main, puisqu’il existait une volonté politique partagée par les dirigeants des pays les plus puissants et ceux de la plus grande partie des États : celle de faire fonctionner le système de sécurité collective élaboré à San Francisco, en 1945. Un “nouvel ordre international“ semblait possible.
Il fallut pourtant bien vite déchanter. Si la plupart des conflits nés de l’affrontement Est-Ouest trouvèrent un règlement négocié, garanti par la communauté internationale, certains se poursuivirent dans une autre configuration, comme en Afghanistan, où la guerre civile succéda, en 1989, à la guerre contre les Soviétiques. Surtout, de nouvelles guerres éclatèrent, y compris dans des régions, comme l’Europe, qui vivaient en paix depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les Balkans, le Caucase, l’Asie du Sud-Est insulaire, l’Afrique, connurent des déchaînements de violence que la “révolution de l’information“ rendit omniprésents. Tout un chacun, pratiquement en direct, était le témoin impuissant d’horreurs innombrables. Stupéfiée par une évolution si contraire à ses espérances, l’opinion publique des pays développés perçut cette situation comme chaotique. Ceux qui n’avaient connu que la Guerre froide et/ou n’avaient qu’une connaissance superficielle du passé croyaient assister à quelque chose d’inédit. Ceux qui avaient vécu la Seconde Guerre mondiale et/ou les conflits de la décolonisation éprouvaient une sensation de déjà vu, tout comme ceux qui avaient étudié l’histoire. Quant aux habitants des régions qui avaient subi les “guerres de libération“ durant la Guerre froide, ils vivaient la continuation, sous d’autres motifs, de ces conflits que seuls ceux qui n’y étaient pas exposés avaient pu qualifier de “périphériques“. Rappelons qu’ils avaient fait, entre 1945 et 1989, environ 50 000 000 de morts, sans compter les vies détruites des amputés, des violé(e)s et des réfugiés : un bilan comparable à celui de la Seconde Guerre mondiale. Voilà pour la nostalgie.
En réalité, depuis le début des années 1990, le monde revient à son état “normal“. En ce sens qu’il présente une configuration que nous lui connaissons depuis toujours. Sur la durée de l’histoire humaine, la Guerre froide, apparaît, pour les quelques régions privilégiées qui bénéficièrent de la prospérité économique, de la stabilité politique et de la paix garantie par la dissuasion nucléaire, comme une parenthèse, une phase exceptionnelle car atypique : un demi-siècle sans guerre ouverte. Pour achever de déconcerter les contemporains, la grille de lecture des conflits, simplifiée et simplificatrice à l’extrême entre 1945 et 1989 – à savoir : le bloc soviétique ou ses alliés, contre le bloc occidental ou ses alliés – perdait toute pertinence. Désormais, chaque guerre avait ses propres caractéristiques : les causes, les acteurs, les enjeux et les conséquences différaient de l’une à l’autre. Là encore, nulle nouveauté, mais un retour à la “norme“. Le manichéisme, les explications monocausales échouaient à nous éclairer. Il fallait revenir à la complexité, inhérente aux affaires humaines et au monde qui en résulte. Comme Edgar Morin le démontre dans les travaux qu’il mène depuis la fin des années 1970, la complexité comporte, certes, une part d’incertitude, mais elle peut être comprise, pour peu que l’on en fasse l’effort et que l’on se dote d’une méthode. Or, pour comprendre la complexité de la situation internationale, une démarche existe : l’analyse géopolitique. Domaine méthodologique encore en chantier, elle ne suit pas (encore ?) de normes fixées une fois pour toutes et l’objet du présent ouvrage consiste à en proposer. À supposer qu’il ait un mérite, ce voudrait être celui de fournir un cadre et une feuille de route à ceux qui veulent s’aventurer sur les voies malaisées mais praticables, insistons sur ce point, de la compréhension des conflits qui affrontent les hommes. Ceci n’est pas facile, mais ce n’est ni impossible, ni réservé à une élite d’initiés. Pratiquement tous les éléments se trouvent sous nos yeux, mais encore faut-il le savoir et savoir comment les utiliser. Si ce livre pouvait y aider, l’auteur aurait atteint l’objectif qui lui tient le plus à cœur. En outre, si d’autres, à sa suite, se lançaient dans la même réflexion, proposaient des améliorations, des compléments, voire des méthodes différentes, et parvenaient à définir un cadre de travail rigoureux admis par la communauté scientifique, cet ouvrage n’aurait pas été totalement vain.
La première difficulté consiste à définir le terme de géopolitique . Les travaux d’Yves Lacoste et des chercheurs(euses) de sa mouvance nous paraissent avoir apporté la réponse la plus satisfaisante. Aussi, proposons-nous, à leur suite, de considérer la géopolitique comme l’étude des rivalités de pouvoir(s) et/ou d’influence(s) sur un territoire donné [1]. Béatrice Giblin précise, avec raison, que
« toutes les situations de pouvoir et/ou de domination ne sont pas des situations géopolitiques, il faut que celles-ci mettent en jeu des territoires et que les caractéristiques de ceux-ci soient prises en compte (utilisées) par les différents acteurs pour servir leurs intérêts ou leurs objectifs [2] ».
Le lien entre le pouvoir et le territoire sur lequel il s’exerce, tente de s’exercer, empêche de s’exercer, refuse de s’exercer ou ne s’exerce pas [3], marque toute l’histoire de l’humanité. Cette relation pouvoir-territoire peut revêtir des formes diverses, depuis la compétition électorale jusqu’à la guerre mondiale en passant par la concurrence économique, par exemple.
Que le terme fût utilisé ou non, nous retrouvons les préoccupations de la géopolitique à l’œuvre dans toutes les constructions politiques que réalisèrent les hommes, en ce sens que chacune tenta, et ce à toutes les époques, d’exploiter les avantages et/ou de remédier aux obstacles que présentaient les conditions géographiques, la répartition des ressources et/ou des activités ainsi que la composition et/ou la distribution des groupes ethniques ou nationaux.
“Géographie politique“ et “géopolitique“ apparurent en tant que disciplines constituées dans le contexte de l’affirmation des États-nation européens, c’est-à-dire à un moment de l’histoire où s’achevait la délimitation des frontières, tandis que l’homogénéisation du territoire et de la culture forgeait le sentiment national. Ainsi naquit une véritable “mystique“ de l’espace territorial de chaque nation. Par surcroît, le développement économique du Vieux Continent, poussait ceux de ses pays qui étaient industrialisés, une fois leurs limites nationales atteintes et consolidées, à s’assurer l’accès direct aux matières premières et aux marchés, ce qui impliquait le contrôle de territoires extra-européens et la protection de leurs abords, ainsi que des routes – notamment maritimes – qui y conduisaient.
Ainsi se développèrent des réflexions tendant – conformément à l’esprit scientiste du temps – à dégager des “lois“ commandant la constitution des ensembles territoriaux, régissant leurs relations et déterminant leur hiérarchie. Atteindre des limites conformes à la répartition spatiale (réelle ou rêvée) du groupe national, garantissant la sécurité de ce dernier, tout comme constituer un empire jugé indispensable à la survie et à l’épanouissement de la nation, autant d’objectifs qui ne pouvaient que susciter des tensions et des conflits. La “géographie politique“ puis la “géopolitique“ furent conçues pour fournir, sous le couvert d’un discours “scientifique“, des éléments d’analyse susceptibles, tout à la fois, d’éclairer et de déterminer les décisions des dirigeants politiques, ainsi que de susciter l’adhésion des peuples aux desseins (et aux pratiques) de ces derniers. En ce sens, on peut les définir bien davantage comme des idéologies que comme les “sciences“ qu’elles prétendaient être, mais n’étaient pas.
À l’issue de la Seconde Guerre mondiale et ce jusqu’à la fin de la Guerre froide, le concept fut banni de l’horizon intellectuel pour plusieurs raisons. En premier lieu, un procès en suspicion fut intenté à l’encontre d’un discours considéré comme ayant inspiré partiellement la politique extérieure de l’Allemagne nazie. Ensuite, l’échec du Pacte germano-soviétique démentit les thèses relatives à la prépondérance du bloc Eurasie. En outre, la prééminence donnée à la dimension idéologique dans le cadre de la Guerre froide imposa de récuser une grille de lecture privilégiant les enjeux territoriaux, que ce fût pour ne pas prêter le flanc aux accusations d’expansionnisme, ou pour ne pas cautionner les rivalités internes à chaque “bloc“. Par ailleurs, l’approfondissement et la diversification des connaissances, tout comme les progrès techniques, poussaient à rejeter le déterminisme géographique dont le simplisme et les insuffisances s’imposaient d’évidence. De plus, l’avènement de la révolution balistico-nucléaire paraissait sonner le glas des analyses reposant sur des données spatiales réputées obsolètes à l’heure des frappes d’anéantissement total instantanées et universelles.
Le terme “géopolitique“ réapparut à la fin de la Guerre froide, alors que la commode logique bipolaire disparaissait des catégories explicatives, au moment même où de multiples conflits (re)surgissaient dans un contexte radicalement transformé. La dimension planétaire (même si ce n’est pas la seule à prendre en compte) de plusieurs des grands problèmes de la fin du XXe siècle tels la dégradation de l’environnement, l’épidémie de SIDA, le “gangsterrorisme“ ou la drogue, impose la recherche d’éléments de compréhension et de solution à l’échelle mondiale. Elle indifférencie partiellement les espaces géographiques. La déspatialisation et la dématérialisation, partielles là encore, des instruments de la puissance par le biais des flux internationaux de personnes, de biens et d’informations semblent rendre l’assise territoriale des États moins déterminante. La perméabilité croissante des frontières relativise l’importance matérielle de ce critère d’individualisation des États et d’affirmation de leur souveraineté. Cependant, cette nouvelle ère des relations internationales voit réapparaître, sous de nouvelles formes ou non, les facteurs classiques de définition de la politique des États. D’abord, les tensions inter-nationales, inter-ethniques, sociales et culturelles, en tant que telles, redeviennent l’instrument privilégié des entreprises subversives. Ensuite, le concept de “dissuasion minimale“, qui réserve l’arme nucléaire à la stricte défense du “sanctuaire national“, remet à l’ordre du jour les conflits conventionnels et, donc, leurs données géographiques classiques. Il en va de même avec le débat autour d’une “dissuasion du fort au fou“ : envisager d’éliminer le noyau perturbateur et son potentiel de nuisance sans frapper la population nécessite une connaissance approfondie de l’espace visé. Enfin, le triomphe planétaire de l’économie libérale place à nouveau le contrôle de la création et de la distribution des richesses au cœur des préoccupations des États.
Mais, aujourd’hui, le terme “géopolitique“ ne recouvre plus la même réalité qu’avant la Seconde Guerre mondiale. Si la dimension spatiale et matérielle des problèmes, bien que relativisée, retrouve une part explicative, désormais la connaissance des constructions idéologiques invoquées et de leurs modalités d’emploi occupe une place essentielle et l’étude des données culturelles et historiques s’avère indispensable. Il s’agit donc d’un bouleversement radical de la discipline fondée il y a un siècle et demi, puisque la géographie n’est plus présentée comme l’unique clé explicative, l’idéologie n’est plus (ou ne devrait plus être) camouflée derrière un discours pseudo-scientifique, l’histoire n’est plus (ou ne devrait plus être) manipulée pour administrer les “preuves“ de l’existence de pseudo-lois. Toutefois, force est de constater que la géopolitique manque encore d’outils rigoureux et largement diffusés pour échapper aux récupérations, déformations et autres commercialisations. Il ne s’agit pas, ici, de fournir LA méthode, les clés insurpassables de l’analyse géopolitique, mais de proposer une démarche expérimentée avec des étudiants. Elle offre une possibilité de pratiquer, mais cela n’interdit pas de réfléchir à des améliorations, bien au contraire. La seule ambition du présent ouvrage consiste, en définitive, à montrer que la géopolitique n’est pas, répétons-le, un domaine inaccessible, dont la maîtrise serait réservée à une caste d’initiés, mais un champ de connaissance abordable pour peu que l’on se donne la peine d’en maîtriser les outils (ou d’enseigner à les utiliser). Dans la mesure où elle engage le destin des peuples, il ne serait pas aberrant qu’elle fasse partie de l’instruction civique.
Examinons la démarche générale. Alors qu’une crise ou un conflit attirent l’attention, le point de départ de leur analyse géopolitique suppose la collecte d’informations. Les sources en sont pratiquement infinies et, bien souvent, la presse (écrite, en priorité, mais également audiovisuelle) peut fournir une base satisfaisante pour démarrer. Les compléments et les approfondissements sont disponibles dans les atlas, les ouvrages et les revues géographiques, historiques, politiques, économiques, sociologiques, juridiques, les études ethnologiques et artistiques etc. Bref, l’ensemble du champ des sciences humaines peut fournir de précieuses indications. Toutefois, il n’est pas question de collecter la totalité du savoir disponible sur la zone de crise ou de conflit étudiée. Il faut établir une sélection rigoureuse en fonction d’un seul et unique critère, qui constitue la problématique récurrente de l’analyse géopolitique : pourquoi tel territoire donne-t-il lieu à des affrontements ? Autrement dit, toute analyse géopolitique cherche à comprendre ce qui est en jeu et l’information est donc triée en fonction de son aptitude ou non à éclairer ce qui est en jeu.
L’analyse géopolitique part du territoire (I), puis s’intéresse aux hommes (II) qui s’y trouvent, cerne ensuite leurs motivations (III) et, enfin, repère les agents extérieurs (IV).
Il s’agit bien de rechercher tout ce qui est en jeu et non pas de se limiter aux enjeux. En effet, il convient de répertorier les enjeux matériels et les caractéristiques du cadre de la confrontation, mais également d’étudier les spécificités des acteurs locaux, de cerner les idées qui amènent ces derniers dans le jeu sanglant de l’affrontement, ainsi que d’identifier les acteurs extérieurs qui participent au jeu (ou le mènent) et de comprendre pourquoi. L’analyse géopolitique part, donc, du territoire (I), puis s’intéresse aux hommes (II) qui s’y trouvent, cerne ensuite leurs motivations (III) et, enfin, repère les agents extérieurs (IV).
La documentation nécessaire à l’intelligence des crises et des conflits n’est pas réservée à un cercle restreint de décideurs et de spécialistes ; peu d’éléments sont tenus cachés et, d’ailleurs, la presse divulgue le contenu de nombre de rapports ou pré-rapports “confidentiels“, voire “secrets“. Seules les données les plus sensibles (militaires et/ou économiques, en général) demeurent occultées. Par conséquent, si l’on sait ce que l’on cherche, on peut trouver la quasi-totalité des éléments de compréhension dans l’information “ouverte“. Les livres et articles de revues plus ou moins spécialisés abondent, tant en langue française qu’en anglais, ou en d’autres langues, bien entendu, si on les comprend. La maîtrise de la (des) langue(s) pratiquée(s) dans la zone de crise ou de conflit constitue un atout supplémentaire. Mais tout le monde n’a pas une bibliothèque universitaire à sa disposition et encore faut-il que cette dernière soit bien dotée. En fait, la presse écrite quotidienne, si elle est lue attentivement et avec un tamis adapté, recèle beaucoup de choses. Nombre de journalistes, notamment ceux spécialisés dans les questions internationales, connaissent bien leurs dossiers et font bien leur travail, en ce sens qu’ils sont avant tout désireux de décrire et d’expliquer aux néophytes les situations conflictuelles qui se retrouvent à la une de l’actualité. Cela fonde la démarche adoptée pour ce manuel : la méthode est illustrée – autant que faire se peut – par la presse. Contrairement à un préjugé trop répandu, il existe des journaux qui effectuent un bon travail d’information et nous tenterons d’en convaincre le lecteur preuves à l’appui. Chaque grand quotidien national français couvre l’ancien pré carré colonial en Afrique, les États-Unis, l’Union européenne, le Moyen-Orient et la Chine. Mais, du fait de moyens limités et sauf lorsqu’un changement politique majeur intervient, ils ne traitent pas avec autant de constance les événements survenant sur le reste de la planète. Aussi, sans pour autant se laisser influencer par cet outil du soft power – fut-il smart [4] –, il est indispensable de lire la presse américaine : à responsabilités mondiales, couverture mondiale ; à puissance économique gigantesque, réseau de correspondants à l’étranger sans égal. Si le populaire USA Today n’accorde au monde qu’une attention superficielle, en revanche, quatre quotidiens de référence se penchent sérieusement sur lui : The New York Times, The Washington Post, Los Angeles Times, The Christian Science Monitor. Ponctuellement, d’autres publications peuvent contenir un article intéressant (dans ce cas, il est le plus souvent cité, soit dans l’un des quatre précédents, soit dans la presse française, soit dans les revues de presse électroniques du Council on Foreign Relations, du magazine Foreign Policy ou de la World Politics Review, pour n’en citer que quelques unes). Les articles, les analyses, les éditoriaux, les opinions publiés outre-Atlantique constituent une source considérable. Ajoutons les universités, les organismes de recherche, les centres d’informations et les think tanks, fréquemment mentionnés par la presse américaine et qui mettent gratuitement en ligne de nombreuses études, fiches d’analyses et autres ressources. Si, par comparaison, les organismes français font bien pâle figure, il faut signaler, à leur décharge, que le niveau et le mode de leur financement ne sont pas comparables. Le lecteur l’aura compris, aujourd’hui, la tâche de documentation pour l’analyse géopolitique est facilitée par Internet, mais à condition de savoir que consulter. La quête par le biais d’un moteur de recherche est très aléatoire : la qualité des documents et, surtout, leur fiabilité, sont extrêmement variables. L’“encyclopédie dont vous êtes un des rédacteurs“ n’est pas plus crédible : les études mettant en cause l’exactitude des informations qu’elle contient, voire les manipulations et autres entreprises de désinformation dont elle se fait le vecteur – involontaire, semble-t-il – se multiplient [5]. Il est donc recommandé, en attendant l’amélioration – en cours – de cet outil, soit de recouper les informations, soit d’éviter de s’y référer.
La phase de documentation se déroule de multiples manières, mais il s’agit le plus souvent de variantes autour de deux cas de figure. D’une part, nous avons le chercheur ponctuel, celui qui effectue sa collecte au moment où il a besoin des données. Il s’agit d’un pratiquant occasionnel, plus ou moins amateur. Il accumule, en un laps de temps limité, tout ce qu’il peut trouver, puis il réalise son travail d’analyse, quitte, si les délais s’avèrent trop courts, à se résoudre à l’approximation ou à l’impasse sur certains points. Outre des lacunes dommageables, il risque l’erreur, faute de temps pour recouper ses sources. Il ne peut pas forcément opérer autrement. Aussi ne peut-on que lui conseiller de faire preuve de lucidité sur les limites de son travail, d’une extrême rigueur dans sa démarche et du plus grand discernement dans le choix de ses sources. Nous trouvons, d’autre part, le chercheur “régulier“, celui qui, par son métier ou par ses fonctions, a besoin de comprendre les crises et les conflits, le cas échéant d’y intervenir ou de prendre des décisions à leur sujet. Il s’agit d’un pratiquant permanent, professionnel ou, du moins, éclairé. Il a besoin d’une documentation de bonne qualité, substantielle et disponible. Or, il ne dispose pas forcément de service(s) et de personnel voués à lui procurer tout cela. Un travail quotidien s’impose alors à lui. Grâce à l’informatique et à Internet, il est possible de collecter et de stocker des quantités considérables d’informations dans un volume restreint. Il paraît donc judicieux de créer des dossiers dans lesquels placer des données collectées au jour le jour : articles de presse, informations audiovisuelles, comptes-rendus de lecture et de conférences, rapports d’organismes officiels, études de centres de recherches etc. Au fil des semaines, puis des mois et des années, les dossiers prennent une consistance certaine. Une très grande souplesse résulte de l’outil informatique, qui permet à la demande l’ouverture de sous-dossiers, la duplication des documents, la multiplicité des rubriques. Tout cela est directement disponible et utilisable à tout moment et pratiquement en tout lieu. Une méthode rigoureuse s’impose également : système de classement adapté, régularité de la collecte, abonnement à des lettres d’information pour ne rien rater, recherche de tout document complémentaire dès qu’il est évoqué dans l’une des sources consultées etc. La recherche, à n’importe quel niveau, suppose une discipline personnelle. La méthode que nous présentons ci-après tente d’aider chacun à s’en forger une qui ne se mue pas en contrainte insupportable. Nous proposons de montrer, pas à pas, quels domaines explorer, quels champs de la connaissance consulter, quels éléments chercher et, enfin comment assembler les informations recueillies. Des exemples viennent illustrer chaque point, afin de montrer au lecteur qu’il ne s’agit pas d’une spéculation théorique, mais d’une réalité vérifiable dans les faits. Cela apprend également à traquer dans la documentation les indices révélateurs. En somme, la compréhension des crises et des conflits passe par une enquête rigoureuse étayée par une documentation fiable.
Mais attention, il faut se garder de toute certitude et demeurer modeste. Celui qui comprend, comme celui qui agit, ne connaissent jamais tous les éléments ; celui qui comprend n’est pas forcément celui qui agit et, lorsque celui qui comprend est aussi celui qui agit, il ne dispose pas forcément de la solution pertinente ou des moyens de la mettre en œuvre et, surtout, il ne connaît pas à l’avance la réaction de son vis-à-vis. Henry A. Kissinger, à la fois universitaire et ancien responsable de la diplomatie américaine, l’a fort bien résumé :
« les intellectuels analysent le fonctionnement des ordres internationaux, les hommes d’État les bâtissent. Et il existe une grande différence entre la perspective d’un analyste et celle d’un homme d’État. L’analyste peut choisir le problème qu’il souhaite étudier, alors que les problèmes que doit résoudre un homme d’État lui sont imposés. L’analyste est maître du temps qu’il lui faut pour parvenir à une conclusion nette ; l’homme d’État est soumis en permanence à une course contre la montre. L’analyste ne court aucun risque. Si ses conclusions se révèlent fausses, il aura toujours la possibilité d’écrire un autre traité. L’homme d’État n’a droit qu’à une seule réponse, ses erreurs sont irratrapables. L’analyste a tous les éléments en main, on le jugera sur sa puissance intellectuelle. L’homme d’État doit agir à partir d’estimations impossibles à vérifier au moment où il les formule ; l’histoire le jugera sur la perspicacité avec laquelle il aura géré le changement inévitable et, surtout, réussi à préserver la paix. Aussi l’examen des solutions inventées par les hommes d’État pour régler l’ordre international – ce qui a marché ou échoué et pourquoi – n’est il pas un point final, mais peut-être le début de la compréhension de la diplomatie contemporaine [6] ».
NDLR : Au fur et à mesure de la mise en ligne des chapitres, le lien vers la page HTML de chaque chapitre est installé ci-dessous.
INTRODUCTION – Pour une méthode d’analyse géopolitique
PREMIÈRE PARTIE
AU COMMENCEMENT EST LE TERRITOIRE
CHAPITRE 1 . Un jeu de cartes
CHAPITRE 2 . La situation géographique
CHAPITRE 3 . Le relief
CHAPITRE 4 . Le climat
CHAPITRE 5 . La végétation
CHAPITRE 6 . Les ressources naturelles
CHAPITRE 7 . Les villes
CHAPITRE 8 . Les marques du découpage territorial
CHAPITRE 9 . Les atteintes à l’environnement
CHAPITRE 10. Les activités de transformation et de services
DEUXIÈME PARTIE
LE FACTEUR HUMAIN
CHAPITRE 11 . Les caractéristiques démographiques
CHAPITRE 12 . Les clivages claniques ou tribaux
CHAPITRE 13 . Les clivages ethniques
CHAPITRE 14 . Les clivages linguistiques
CHAPITRE 15 . Les clivages religieux
CHAPITRE 16 . Les clivages socio-économiques
CHAPITRE 17 . De quelques frictions culturelles
CHAPITRE 18 . Les rivalités politiques
TROISIÈME PARTIE
UNE AFFAIRE DE REPRÉSENTATIONS
CHAPITRE 19 . Les lieux emblématiques
CHAPITRE 20 . Le sentiment national
CHAPITRE 21 . Les contentieux historiques
CHAPITRE 22 . Le rejet de l’oppression
CHAPITRE 23 . Le messianisme
CHAPITRE 24 . La volonté de puisssance
QUATRIÈME PARTIE
DES ACTEURS EXTÉRIEURS
CHAPITRE 25 . La logique de solidarité ou d’hostilité
CHAPITRE 26 . Le poids des intérêts économiques
CHAPITRE 27 . Les convoitises territoriales
CHAPITRE 28 . Les obligations internationales
CHAPITRE 29 . Les impératifs stratégiques
CHAPITRE 30 . Les ambitions de puissance régionale
CHAPITRE 31 . Le jeu des entités non-étatiques légales
CHAPITRE 32 . Le jeu des entités opportunistes illégales
CINQUIÈME PARTIE
ÉTUDES DE CAS CONCRETS
CHAPITRE 33 . Analyse des différents niveaux spatiaux d’un problème géopolitique. La guerre d’Ossétie du Sud (7-12 août 2008)
CHAPITRE 34. Comment procéder à l’analyse géopolitique d’une crise ou d’un conflit ?
CHAPITRE 35 . Étude de situation géopolitique – Exemple n° 1 : le Tibet
CHAPITRE 36 . Étude de situation géopolitique – Exemple n° 2 : le Darfour
CHAPITRE 37 . Étude de situation géopolitique – Exemple n° 3 : la Tchétchénie
CHAPITRE 38 . Étude de situation géopolitique – Exemple n° 4 : l’Afghanistan
CONCLUSION . Humain, très humain
Sources et bibliographie indicative
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[1] . Exposé le plus récent dans Lacoste Yves, « La géographie, la géopolitique et le raisonnement géographique », Hérodote, n° 130, 2008, pp. 17-42.
[2] . Giblin Béatrice, « Éditorial », Hérodote, n° 136, 2010, p. 6.
[3] . Pour paraphraser la définition que Serge Sur donne de la puissance.« on définira la puissance comme une capacité – capacité de faire ; capacité de faire faire ; capacité d’empêcher de faire ; capacité de refuser de faire ». Relations internationales, Paris, 2000, Montchrestien, p. 229.
[4] . Rousselin Pierre, « La “puissance intelligente“ de Hillary Clinton », Le Figaro, 14 janvier 2009.
[5] . Cf. Ané Claire, « Ces entreprises et organismes qui modifient Wikipédia dans leur intérêt », Le Monde, 17 août 2007.
Gourdain Pierre (et alii), La révolution Wikipédia. Les encyclopédies vont-elles mourir ?, essai issu d’un travail (sous la direction de Pierre Assouline) pour le Master École de journalisme-Sciences Po, Paris, Mille et une nuits, 2007, 144 p.
(Introduction consultable sur.http://medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20070709/933519_intro_wikipedia.pdf)
[6] . Kissinger Henry A., Diplomacy, New York, 1994, Simon & Schuster ; traduction française : Diplomatie, Paris, 1996, Fayard, pp. 18-19.
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