Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Diploweb.com.
Voici une précieuse leçon de méthode. Comment recueillir des informations, les organiser et les mettre en forme ? Bénéficiez de la méthode de Patrice Gourdin qui a formé des générations d’étudiants en IEP et d’officiers de l’armée de l’Air et de l’Espace, à Salon de Provence. Maintenant, c’est à vous d’en tirer profit !
Le 1er site géopolitique francophone publie un ouvrage de référence : Patrice Gourdin, "Manuel de géopolitique", éd. Diploweb.com. ISBN : 979-10-92676-04-4. Voici le chapitre 34 – Comment procéder à l’analyse géopolitique d’une crise ou un conflit ?
Toute étude de crises dans une perspective géopolitique suppose de collecter les informations, de les trier et de les organiser. L’efficacité et le gain de temps supposent de procéder à cela dès la première lecture. Le moyen le plus sûr de ne rien oublier et de ventiler correctement les données est la confection et le remplissage d’un tableau recensant et organisant les éléments autour des diverses thématiques susceptibles d’éclairer la crise ou le conflit. Comme celui-ci, par exemple :
Dans une seconde étape, le regroupement des données se fait autour des quatre domaines définis et expliqués dans les parties qui précèdent. D’abord, sous la rubrique « Territoire », répertorier les enjeux matériels et les caractéristiques du cadre de la confrontation. Ensuite, sous la rubrique « Hommes », inscrire les caractéristiques des acteurs locaux. De plus, sous la rubrique « Représentations », mettre les constructions idéologiques qui étayent l’action des hommes. Enfin, sous la rubrique « Acteurs extérieurs », recenser les participants extérieurs et leur(s) motivation(s). Cela peut se faire l’aide d’un tableau ainsi conçu :
Pour chacun des quatre thèmes, étant entendu qu’aucune crise, aucun conflit ne cumule tous les facteurs, on peut synthétiser les informations les plus fréquentes de la manière suivante :
Le classement sert à ordonner les informations. Le tableau ne constitue pas une fin en soi, mais le moyen de dégager les éléments-clés, ceux qui s’avèrent indispensables pour la compréhension de la situation. Il permet également de repérer les lacunes de la documentation et les zones d’ombre éventuelles. Il constitue donc une étape nécessaire mais pas suffisante.
Le manque de données impose un approfondissement de la recherche documentaire. Toute étude part du plus général pour aller au plus particulier, des articles de la presse quotidienne aux dictionnaires et encyclopédies, aux analyses des centres de recherche, aux articles de revues savantes et aux ouvrages. Tout cela dépend de l’objectif poursuivi, des ressources accessibles et du temps disponible, rappelons-le.
Le classement de certaines informations pose problème. Parmi les plus fréquemment rencontrés : l’information se rattache-t-elle à la rubrique “histoire“ ou à la rubrique “vie politique“. Dans ce cas, il semble pertinent de considérer comme des données historiques les épisodes antérieurs au démarrage de la crise ou du conflit étudié. Ainsi, l’actuelle crise tibétaine découle de l’invasion chinoise de 1950 et tout ce qui se produit depuis est la conséquence de cet événement. Donc, tout fait antérieur à 1950 peut se ranger sous la rubrique “histoire“, tout ce qui est survenu depuis 1950 peut etre considéré comme ressortissant à la “vie politique“. Si l’on étudie des pays décolonisés, tout événement antérieur à la proclamation d’indépendance appartient, a priori à l’histoire. En revanche, les faits postérieurs se rapportent fréquemment à la vie politique, en particulier si les dirigeants sont restés longtemps en place. En présence d’une vie politique mouvementée (Tchad, par exemple) il vaudra mieux intégrer à l’histoire l’action des dirigeants précédant celui qui est en place. Mais certaines situations politiques ne se comprennent que dans le cadre d’une continuité (courant politique, dirigeant revenant au pouvoir, affrontement récurrent, par exemple). Autre incertitude de classement : celle touchant aux informations qui peuvent se rattacher à la rubrique “hommes“ ou à la rubrique “représentations géopolitiques“. Dans ce cas, il est nécessaire d’analyser le contexte propre à chaque crise ou conflit. Prenons l’appartenance religieuse. Si la population impliquée partage la même confession ou se partage entre plusieurs, il s’agit d’une information caractérisant les hommes. Elle informe sur la culture des protagonistes et elle peut orienter la recherche vers un clivage. Rappelons que, d’une part le fait religieux n’engendre pas automatiquement la crise ou le conflit, d’autre part la communauté de foi n’évite pas plus l’affrontement que la différence ne le provoque. Si tout ou partie des protagonistes intègrent des arguments religieux dans le discours qu’ils construisent pour justifier leurs agissements, nous nous trouvons dans le domaine des représentations. Le plus souvent, la même information nous éclaire dans les deux domaines : nous constatons l’existence d’un clivage religieux au sein de la population et nous trouvons un argumentaire bâti en tout ou partie autour de cette différence. L’information devra donc figurer à la fois sous la rubrique “hommes“ et sous la rubrique “représentations“. Rappelons que les facteurs humains clivants nourrissent en partie les représentations. Le départ entre l’“histoire“ et les “représentations géopolitiques“s’avère parfois délicat. S’il marque une étape importante dans l’évolution du territoire et/ou des individus étudiés, un fait appartient à l’histoire. S’il apparait dans l’argumentaire des protagonistes il se rattache aux représentations. Le règne d’un souverain et ses actes appartiennent à l’histoire. L’utilisation du personnage et de ses actes pour justifier un combat produit une représentation géopolitique. Rappelons le cas du Kosovo. Le prince Lazare a existé et la bataille de Kosovo Polje a eu lieu : il s’agit de faits historiques. L’héroïsation du souverain serbe et la présentation de la bataille comme la matrice de la nation serbe constituent une représentation géopolitique.
Au cas par cas, d’autres ambivalences peuvent se faire jour. Dans un premier temps, il vaut mieux placer l’information polyvalente dans les rubriques susceptibles de l’utiliser. Ensuite, la connaissance du dossier progressant, la réflexion s’ébauchant, l’utilisation pertinente s’imposera logiquement. Le tableau n’est pas un carcan. Les situations géopolitiques résultent de l’action des hommes et, comme toutes les affaires humaines, elles sont complexes, voire remplies de contradictions. Les fractionnements, les ambivalences, les double emplois, les chevauchements des informations ne constituent donc pas des anomalies, mais le reflet de la complexité. Il convient de les repérer, de les éclairer et de comprendre comment ils se combinent.
La synthèse se construit sur le modèle classique. Une introduction présente brièvement la crise ou le conflit en cours, pose la problématique (Pourquoi un affrontement pour le pouvoir se produit-il sur le territoire … ?), et annonce le plan. Le développement suit la progression logique présentée plus haut : partir du territoire, enjeu et théâtre de l’affrontement, présenter les hommes (combattants ou non) qui s’y trouvent, exposer les arguments des protagonistes et recenser les acteurs extérieurs. Chacun des éléments retenus fait l’objet d’une explication et/ou d’un examen critique. La conclusion répond à la problématique en reprenant les principaux facteurs explicatifs. Elle peut envisager les évolutions probables, mais se garde de toute prédiction péremptoire.
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