Docteur en linguistique de la Sorbonne, diplômé en traduction et agrégé d’arabe, Mathieu Guidère a été tour à tour professeur résident à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr (de 2003 à 2007), puis professeur détaché à l’Université de Genève (de 2007 à 2011) avant d’être nommé Professeur d’islamologie à l’Université de Toulouse 2 (depuis 2011). Il a publié une trentaine d’ouvrages sur la langue, la culture et la traduction, mais aussi sur la géopolitique, l’islamisme radical et le terrorisme global. Propos recueillis par Ivan Sand, diplômé de l’EDHEC (Lille) et doctorant à l’Institut Français de Géopolitique (IFG, Université Paris 8). Il contribue au Diploweb.com depuis 2013.
Les attentats mettent en avant la pertinence de la publication d’un Atlas du terrorisme islamiste. D’Al Qaida à Daech aux éditions Autrement. Mathieu Guidère répond avec précision aux questions d’Ivan Sand pour le Diploweb.com.
Ivan Sand : Quelle démarche intellectuelle vous a conduit à publier un Atlas du terrorisme islamiste ? Dans quelle mesure est-il intéressant d’appréhender ce phénomène via une réflexion fondée sur une analyse territoriale ?
Mathieu Guidère : L’actualité du sujet, la complexité du contexte et l’enchevêtrement des enjeux ont conduit à l’idée qu’il fallait un atlas du terrorisme islamiste. L’éditeur (Autrement) et moi-même étions même étonnés qu’il n’en existât pas d’atlas de cette nature. L’approche qui a été privilégiée est par conséquent celle de la représentation cartographique des connaissances sous une forme accessible à la fois au niveau scripturaire et au niveau visuel. Les cartes sont un support tout désigné pour représenter l’interaction entre pouvoir et territoire quand il s’agit du phénomène terroriste d’inspiration islamiste. La problématique de la territorialisation / déterritorialisation du terrorisme est au cœur des questionnements depuis la naissance d’Al-Qaïda, et elle a été exacerbée par l’organisation Daech après sa prise de contrôle d’immenses territoires en Syrie et en Irak.
I. S. : La grande variété des échelles géographiques utilisées illustrent la complexité du terrorisme islamiste. L’analyse multi-scalaire est-elle indispensable pour comprendre les ressorts de ce phénomène ?
M. G. : L’analyse multi-scalaire est la seule capable de montrer la complexité du phénomène terroriste aujourd’hui mais aussi la diversité des contextes, la multiplicité des acteurs et des situations locales et régionales. Il fallait représenter des acteurs typiquement locaux comme en Asie du Sud-Est mais aussi des acteurs régionaux comme en Afrique ou encore internationaux comme au Moyen-Orient.
I. S. : Votre ouvrage s’attache à présenter les liens entre les différentes organisations islamistes qui ont recours aux actes terroristes mais également leurs rivalités. Pensez-vous que les nombreux conflits qui existent entre ces différents mouvements sont un sujet souvent absent du paysage médiatique ? Si oui, quels en sont les raisons ?
M. G. : En réalité, la compétition et la rivalité entre courants et organisations islamistes est ce qui caractérise aujourd’hui le phénomène terroriste d’inspiration islamiste. Sur plus de 200 groupes islamistes armés répertoriés, seuls deux (Al-Qaïda et Daech) ciblent prioritairement l’Occident, les autres ciblent des minorités ou d’autres musulmans [1]. Pis, chaque semaine, les conflits et les affrontements entre groupes islamistes en Syrie, en Irak, en Somalie, au Yémen et ailleurs en Asie, font plusieurs centaines de morts. Pour ne donner qu’un exemple, rien qu’en 2016, l’Arabie saoudite, pourtant gardienne déclarée de l’orthodoxie musulmane, a connu plus de 40 attentats ou tentatives d’attentats, quasiment un par semaine, perpétrés par des sympathisants de Daech, ce qui a valu au prince héritier la médaille George Tenet, la plus haute distinction sécuritaire à l’échelle internationale. Et la Turquie a été frappée plus de 50 fois par le terrorisme, qui a fait plus de 500 morts et plus de mille blessés. Mais il est vrai que cette spécificité (guerre interne à l’islam) est effectivement absente du paysage médiatique pour des raisons propres au fonctionnement des médias, marqués par un intérêt prioritaire pour la proximité et par une prédominance du conjoncturel et du spectaculaire sur l’historique et le contexte général des actions terroristes.
I. S. : A la lecture de votre ouvrage, on se rend compte que malgré les conflits sanglants qui opposent certains mouvements terroristes islamistes, il existe une porosité entre ces groupes, notamment au niveau des individus, qui peuvent passer de l’un à l’autre. Ce phénomène illustre-t-il le fait que ces groupes ont une idéologie très similaire ou plutôt que le sentiment d’appartenance de ces individus n’est pas fondé sur une base intellectuelle solide ?
M. G. : Effectivement, autant il existe une compétition entre groupes, autant il existe une porosité des frontières entre ces groupes qui luttent pour la prééminence et l’hégémonie. La situation de chaque groupe étant instable et très évolutive, les combattants islamistes sont conduits à s’adapter et à choisir au gré des circonstances et des rapports de force ou de notoriété quel groupe rallier. Ce qui est certain, c’est que le nombre des idéologues conscients et stratèges, c’est-à-dire qui connaissent parfaitement les différences entre groupes et doctrines, est très limité. La masse des combattants islamistes sert de chair à canon dans une guerre de religion qui les dépasse largement. L’ignorance même de l’islam est flagrante chez une bonne partie de ces individus.
I. S. : Pourquoi les conditions d’une entente à l’échelle mondiale entre les principales organisations terroristes islamistes ne sont-elles pas réunies ?
M. G. : Cette entente entre groupes islamistes à l’échelle mondiale ne peut intervenir : d’une part, parce que leur rivalité plonge ses racines dans l’histoire même des débuts de l’islam (par ex. Sunnites contre Chiites depuis l’an 680), et d’autre part, parce qu’elle possède des soubassements dogmatiques et doctrinaux irréconciliables (réformistes contre ultra-orthodoxes). Si vous ajoutez à cela les rivalités politiques entre États arabes et musulmans (Algérie vs Maroc, Egypte vs Syrie, Arabie saoudite vs Iran, Pakistan vs Afghanistan, Indonésie vs Philippines, etc.), il paraît quasiment impossible de concilier les projets de ces divers groupes et forces de l’islamisme contemporain.
I. S. : Le parcours d’un chef comme Mokhtar Belmokhtar semble particulièrement intéressant pour comprendre les dynamiques territoriales de ces mouvements. Surnommé « Mr Marlboro » en référence à ces trafics juteux, ce combattant algérien, passé par l’Afghanistan dans les années 1980, a oscillé entre plusieurs groupes d’Afrique du Nord et du Sahel au cours des 20 dernières années (GIA, GSPC, AQMI, Ansar al-Charia etc.). Quels sont les ressorts politiques et sociaux qui permettent à ce type de vétéran du djihad de s’implanter au sein d’une région ?
M. G. : Autant la revendication politique des groupes au niveau global vise un rattachement à l’islam comme signe distinctif de ralliement, autant la survie des individus au niveau local dépend strictement de leur ancrage territorial et de leurs alliances familiales, claniques et tribales. Mokhtar Belmokhtar n’échappe pas à cette règle, il en est même l’exemple le plus abouti en Afrique musulmane puisque les groupes de rattachement changent mais lui reste, et cela depuis plus de vingt ans, grâce justement à son fort ancrage local, concrétisé par plusieurs mariages et alliances matrimoniales. C’est à cette échelle-là d’ailleurs qu’il devra être combattu prioritairement et non pas à l’échelle des coalitions internationales contre le terrorisme.
I. S. : La question de l’origine géographique des individus qui rejoignent l’organisation État Islamique dans la zone irako-syrienne est largement débattue en Europe, comme en Afrique du Nord et en Asie. Pensez-vous qu’il soit pertinent d’étudier les contextes régionaux liés à ces départs ?
M. G. : Certes, le fait que certains pays mènent une politique intérieure perçue comme « islamophobe » et une politique extérieure perçue comme « impérialiste » joue un rôle dans la justification idéologique et politique des départs vers les zones de guerre. Mais il faut comprendre que ces individus sont eux-mêmes pris dans un contexte qui les dépasse, celui des guerres de religion internes à l’Islam, comme l’étaient les terroristes d’extrême-gauche dans les années 1970, pris qu’ils étaient dans le contexte plus global de la Guerre froide qui se jouaient aussi à l’intérieur des démocraties occidentales. Pour comprendre le phénomène, il faut allier les deux approches et ne pas les considérer comme exclusive l’une de l’autre. En d’autres termes, il existe aujourd’hui des causes internes qui motivent le départ vers la zone syro-irakienne mais le contexte global est également favorable au maintien de telles zones de crises et de conflits.
I. S. : Alors que l’État islamique prétend s’affranchir de frontières tracées par les Occidentaux (comme celles des accords Sykes-Picot), ses dirigeants ont organisé certaines brigades en fonction du pays de provenance des combattants. Même au sein de leur modèle, la question de l’origine géographique reste-t-elle prégnante ? N’est-ce pas en contradiction avec leurs fondements idéologiques ?
M. G. : Il existe effectivement une contradiction entre la prétention « universaliste » de l’organisation et son mode de fonctionnement « nationaliste ». Mais c’est un choix pragmatique imposé par la nature de la lutte menée. En fait, les combattants ne sont pas tant répartis par pays que par langue (francophones, anglophones, turcophones, etc.). Par exemple, les combattants français et belges sont regroupés dans des brigades communes. C’est la langue qui constitue le critère distinctif tant au niveau de l’organisation militaire que des supports de propagande puisque les francophones par exemple possèdent leur propre organe, le magazine Dar Al-Islam.
I. S. : Les premiers chapitres de votre ouvrage sont en partie consacrés à une analyse du champ lexical de l’islam politique (panislamisme, takfirisme, jihadisme, califatisme etc.). La compréhension de ces différents courants est-elle indispensable pour analyser les mouvements terroristes islamistes ?
MG : La connaissance et la saisie des différences entre courants de l’islam politique (panislamisme, takfirisme, jihadisme, califatisme etc.) sont indispensables à la compréhension du phénomène terroriste contemporain. En effet, tous les groupes violents se réclament d’une idéologie particulière de l’islamisme, justifiant et légitimant leurs actions terroristes, y compris contre d’autres musulmans, en fonction de cette idéologie particulière, et ils recrutement de surcroît de nouveaux combattants à partir d’arguments issus de leur idéologie spécifique. Considérer toutes ces idéologies comme équivalentes, c’est se priver d’un outil de lutte anti-terroriste efficient : l’intelligence (au sens latin et anglais du terme). Ces différences expliquent d’ailleurs la rivalité et les affrontements entre groupes islamistes (par ex. Salafistes contre Fréristes). Ils permettent également de mener des stratégies contre-terroristes d’endiguement ou encore des stratégies de neutralisation mutuelle. Bref, il est essentiel d’avoir une connaissance fine de l’ennemi pour mieux le combattre au niveau idéologique et militaire.
I. S. : Vous utilisez le néologisme « glocal » pour appréhender les liens entre les représentations qu’ont certains mouvements islamistes du califat et leurs actions terroristes. Pouvez-vous expliciter ce terme ?
MG : Le terme « glocal » est une contraction des mots « global » (mondial) et « local » (territorial). Dans le cadre du terrorisme islamiste, il désigne la tendance récente de certains groupes tels que Daech à avoir un ancrage fortement local (contrôle de territoires et de populations, gestion des villes et des zones occupées, perception de taxes, etc.), tout en affichant un projet et des ambitions globales (propagande en plusieurs langues, combattants issus de plusieurs pays, volonté d’expansion, attentats à l’étranger, etc.). C’est une évolution propre aux organisations criminelles qui a été calquée sur les stratégies de développement des entreprises multinationales, parce qu’elle est le fruit de notre époque mondialisée dans ce qu’elle a de meilleure mais aussi de pire.
I. S. : Vous présentez de façon détaillée les différents moyens de financement de ces organisations. Alors que la diversité de leurs activités est proche de celle des grands groupes mafieux, leur succès s’appuie-t-il systématiquement sur la corruption des régimes politiques des États où ils sont établis ?
M. G. : Effectivement, le mode de financement des organisations terroristes est très proche de celui observé chez les organisations criminelles, notamment de type mafieux. La seule différence réside dans le discours de recrutement et de légitimation qui accompagne les activités illégales des organisations terroristes d’inspiration islamiste. Ce discours est teinté de religion et possède une dimension politique dans la revendication de ses actions. Mais cela n’est pas nouveau non plus puisque tous les groupes dits « révolutionnaires », par exemple en Amérique du Sud, recourent aux mêmes procédés terroristes et justifient politiquement leurs actions violentes.
I. S. : Vos cartes mettent en avant le fait que les victimes de ces organisations sont avant tout les populations des pays arabes et musulmans. Comment expliquez-vous que cet élément soit généralement oublié au sein des opinions publiques occidentales ?
M. G. : En touchant les sociétés au cœur, le terrorisme les fragilise et les renferme sur elles-mêmes. Dans leur état d’effroi, les populations ne veulent pas regarder ailleurs pour relativiser leur peur. La douleur des victimes envahit le champ public et l’action politique se trouve guidée par l’émotion. Le commentaire médiatique devient parfois irrationnel et totalement disproportionné au regard des faits relatés (par ex. tentative avortée d’homicide). Si vous ajoutez à cela la tendance des médias à être focalisés sur l’audience et le spectaculaire, il en résulte une centration sur soi et un ethnocentrisme préjudiciable dans le traitement des sujets d’actualité, y compris lorsque le phénomène est d’envergure mondiale.
I. S. : Votre chapitre de conclusion s’intitule « La troisième guerre mondiale n’aura pas lieu ». Cette affirmation vous paraissait-elle nécessaire ?
M. G. : Cette conclusion est dictée par l’extension observée de la radicalité sous toutes ses formes, tant dans les discours politiques que dans la perception collective. Des États-Unis jusqu’en Europe, on parle de « solutions radicales » et d’en finir « une fois pour toutes » avec le terrorisme, suscitant espoirs et appréhensions, alors qu’il s’agit d’un combat long et difficile à mener au regard de l’expérience passée que ce soit par rapport au terrorisme anarchiste (début du XXe siècle) ou du terrorisme gauchiste (années 1970). Et puis, on oublie de rappeler que la première guerre mondiale (1914-1918) trouve son origine dans un attentat terroriste (attentat de Sarajevo le 28 juin 1914) contre l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois. En somme, cette conclusion est une sorte de réponse à la tendance « va-t’en guerre » de nos contemporains, alors même que nous voyons tous les jours les conséquences catastrophiques de la guerre en Syrie et en Irak mais aussi au Yémen, en Libye et ailleurs.
Copyright Avril 2017-Guidère-Sand/Diploweb.com
Plus
Mathieu Guidère, Atlas du terrorisme islamiste. D’al-Qaida à Daech, Cartographie Claire Levasseur, Paris, éditions Autrement, 2017.
4e de couverture
« Le terrorisme islamiste apparaît plus que jamais au coeur des enjeux mondiaux. »
Près de 70 cartes et infographies pour mieux connaître le terrorisme islamiste et comprendre ses racines, sa logique et son mode opératoire.
Pourquoi et depuis quand les groupes terroristes actuels se réclament-ils de l’islam ?
Quels sont leurs modes d’action et d’organisation et comment se financent-ils ?
Outre Al-Qaida, l’État islamique, les talibans et Boko Haram, plusieurs autres organisations islamistes mènent des actions terroristes en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient...
Les attaques subies par les pays occidentaux et leurs méthodes de lutte contre la radicalisation.
Pour la première fois, un atlas propose une analyse claire et distanciée du terrorisme islamiste à l’échelle mondiale. L’auteur associe connaissance pointue du sujet et souci de clarification.
[1] Voir Guidère M., La Guerre des islamismes, Gallimard, Folio, 2017. http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-actuel/La-guerre-des-islamismes
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