Diplômé de l’école de commerce de l’EDHEC à Lille en Conseil et Stratégie Internationale, Ivan Sand est titulaire d’un Master 2 Recherche à l’Institut Français de Géopolitique (IFG). Il est actuellement en doctorat à l’IFG sous la direction du Professeur Philippe Boulanger. Il travaille sur la projection aérienne des armées françaises dans le monde. Il est également chargé d’études au Centre d’Etudes Stratégiques Aérospatiales (CESA) de l’armée de l’air, à l’Ecole Militaire, où il dirige la section rédaction.
Ce livre très complet fait la lumière sur les différents aspects de l’histoire des emprises terrestres mises en place pour les besoins de l’aviation militaire française. Grâce à une approche multiscalaire, l’auteur parvient à identifier l’ensemble des problématiques géopolitiques en lien avec le réseau des bases aériennes françaises aux échelles locale, nationale et internationale.
Présentation de l’ouvrage de Mickaël Aubout, Les bases de la puissance aérienne 1909-2012 , coll. Stratégie aérospatiale, Paris, La Documentation française.
LE 13 janvier 2013, un groupe de quatre Rafale [1] français partait de la base de Saint-Dizier (Haute-Marne) pour aller directement bombarder les insurgés des groupes islamistes Ansar Eddine et AQMI (Al-Qaïda au Maghreb Islamique) dans le Nord du Mali. Ce raid record de plus de neuf heures [2], qui marquait le début de l’opération Serval, a connu un écho médiatique important [3]. Les armées françaises ont notamment insisté sur la prouesse technique réalisée ainsi que sur leur capacité à frapper depuis la métropole un ennemi situé à 3 500 kilomètres. Le récit qu’en ont fait certains médias a contribué à faire passer au second plan l’important effort logistique que nécessitent les opérations extérieures menées par la France, notamment celle engagée en janvier 2013 par le président François Hollande à la demande du gouvernement malien. La mission de bombardement des Rafale en partance de Haute-Marne aurait par exemple été inenvisageable sans l’existence de moyens de ravitaillement en vol [4]. Après avoir effectué leurs frappes, les Rafale se sont par ailleurs posés sur la base française de N’Djamena au Tchad. En effet, afin d’agir dans la durée, les forces aériennes s’appuient sur des bases françaises situées à proximité de la zone de combat. L’arme aérienne est certes louée pour sa faible « empreinte au sol », selon une expression utilisée dans les armées, pour autant la mise en œuvre des missions de l’armée de l’air française s’appuie sur un réseau de bases qui répondent à de multiples exigences (localisation, caractéristiques du sol, dimensions des pistes d’atterrissage, protection de la zone, moyens de communication, etc.). C’est à la question méconnue de ce réseau que Mickaël Aubout a consacré sa thèse de doctorat de géographie, dont il a tiré un ouvrage paru en 2015 [5].
L’une des principales originalités de cette thèse [6] réside dans son approche combinant à la fois analyse spatiale et étude du rythme de développement des bases aériennes françaises, adossée à une véritable géographie du milieu aérien. Appréhendé comme un espace fluide par la plupart des chercheurs, ce milieu, tout comme le milieu marin, est généralement décrit comme « lisse » et « isomorphe » [7]. Dans le milieu aérien, et contrairement aux espaces terrestres, l’homme doit en effet se doter de moyens techniques afin de s’y déplacer « en y créant des « réseaux » » [8]. Si Mickaël Aubout fait sienne cette prépondérance du réseau dans l’utilisation de l’espace aérien, il démontre dans la première partie de son ouvrage les limites associées au concept d’espace fluide. Il rappelle notamment les nombreuses contraintes liées à la navigation aérienne, qu’elles soient relatives à la géographie physique (relief, climat, météorologie, incidence de la densité de l’air en fonction de l’altitude, nature du sol des pistes d’atterrissage) ou humaine (autorisation de survol de pays tiers, établissement de couloirs aériens et bien sûr présence de bases aériennes adaptées, mais également de pistes de secours en cas de panne). A l’aide de nombreux exemples, il expose l’influence du climat sur l’établissement des infrastructures aériennes : dans les années 1960, la quasi-totalité des écoles de pilotes américaines sont établies dans le Sud des Etats-Unis afin de bénéficier de conditions climatiques favorables à la navigation aérienne [9]. Ces choix ont des conséquences socio-économiques importantes étant donné les nombreux emplois et investissements qu’ils engendrent pour les régions concernées. Ils façonnent ainsi partiellement des politiques d’aménagement du territoire à l’échelle régionale.
Chaque base peut dès lors être appréhendée d’une part comme un élément de géographie locale et d’autre part comme un élément qui appartient au réseau formé par l’ensemble de ces emprises terrestres à l’échelle nationale, voire mondiale pour les pays qui possèdent des bases situées à l’étranger. Le cas français est à ce sujet particulièrement intéressant : au cours de la période d’étude couverte – des origines de l’aviation militaire en 1909 jusqu’au début du XXIe siècle – le territoire français a connu de véritables bouleversements liés notamment au processus de décolonisation. Dans ce contexte, Mickaël Aubout propose d’appréhender le réseau des bases aériennes en tant que « traduction spatiale de la politique générale de la France depuis un siècle » [10]. Sa démarche géographique le conduit à se demander « en quoi les évolutions territoriales de la France affectent […] le réseau des bases aériennes » et « inversement, comment la France use […] de son aéronautique militaire et du réseau d’infrastructures aériennes pour provoquer, accompagner et absorber ses modifications territoriales » [11].
Pour répondre à cette problématique, l’auteur construit son développement selon des critères géographiques. La deuxième partie de sa thèse est ainsi consacrée au réseau des bases aériennes dans la France métropolitaine tandis que les enjeux de ce réseau dans l’espace extra-métropolitain sont analysés dans la troisième et dernière partie. Le choix d’un plan qui sort de la logique chronologique lui permet ainsi de mettre en relief les continuités et les ruptures des orientations géostratégiques françaises en utilisant le réseau des bases aériennes comme grille de lecture.
Le cas de N’Djamena, la capitale tchadienne fondée par les militaires français en 1900 sous le nom de Fort-Lamy qu’elle gardera jusqu’en 1973, est à ce sujet particulièrement intéressant. Dès le début des années 1920, l’aviation militaire et commerciale est perçue comme un formidable moyen d’apporter une plus grande unité au vaste empire colonial français et de contrôler les éventuelles insurrections qui pourraient y surgir. La ville de Fort-Lamy est identifiée comme « magnifiquement positionné[e] au centre du continent africain » et devient rapidement une « escale incontournable » [12]. A l’époque, il existe une forte imbrication entre les prérogatives militaires et civiles attribuées aux aviateurs français : l’aviation militaire se voit confier de nombreuses missions d’exploration dont le but est de « faire sentir instantanément son action redoutable ou bienfaisante partout où il sera nécessaire » [13]. A ce titre, les nombreuses pistes aériennes créées par les militaires français sur le continent africain durant l’entre-deux-guerres répondent à un objectif triple : (1) la création d’un maillage permettant d’intervenir rapidement sur l’ensemble des territoires sous domination française ; (2) le développement de l’aviation commerciale ; (3) l’affirmation de la souveraineté nationale dans un contexte de compétition accrue entre puissances coloniales française et britannique. Près de trente ans après l’incident diplomatique qui a opposé ces deux Etats à Fachoda, au Soudan, en 1898, le traumatisme est encore présent dans les esprits des autorités militaires et politiques françaises.
Aujourd’hui, la base française de N’Djamena est un pilier logistique de l’opération Barkhane que les armées françaises ont engagée le 1er août 2014 pour lutter contre plusieurs groupes djihadistes au Sahel et au Sahara dans le prolongement de l’opération Serval au Mali. Au cours des dix dernières années, la localisation de la capitale tchadienne a permis aux forces françaises de bénéficier d’un point d’appui qui soit proche de plusieurs zones de conflit, qu’il s’agisse du Darfour en 2006 ou de la Centrafrique en 2013. La présence française à N’Djamena n’est toutefois pas continue depuis la période de l’entre-deux-guerres. L’indépendance tchadienne en 1960 avait conduit à un départ des forces de l’ancienne puissance coloniale, avant que les troupes françaises ne fassent leur retour à l’occasion de multiples interventions, au profit notamment des dirigeants successifs tchadiens dans leur conflit face à la Libye de Mouammar Kadhafi à partir des années 1970. L’histoire de la présence des forces aériennes françaises à N’Djamena illustre ainsi les liens entre le réseau de ses bases aériennes et les bouleversements territoriaux auxquels la France a dû faire face. Créée en vue de l’appropriation et du contrôle de son vaste espace colonial, la base aérienne française de Fort-Lamy, qui avait été abandonnée au cours des années suivant la décolonisation, est actuellement « un maillon de la chaîne d’intervention [française] […] en Afrique sub-saharienne » [14].
Cette continuité de l’emprise spatiale des bases aériennes françaises peut s’appliquer à d’autres points d’appui actuels des armées. En effet, la France est présente sans discontinuité à Djibouti depuis 1930 et la position de relai maritime de Dakar était déjà utilisée dans les années 1920 comme point de départ d’un « axe de pénétration aérienne » [15] en direction du Sud algérien. L’analyse diachronique du réseau des bases aériennes françaises permet ainsi d’appréhender ce dernier en tant qu’enjeu et instrument de la puissance française, au croisement des évolutions politiques intérieures et extérieures du pays.
Bien que les bases métropolitaines n’aient pas connu les mêmes bouleversements statutaires que celles situées dans des territoires devenus indépendants, la seconde partie du livre de Mickaël Aubout démontre que l’évolution de leur maillage s’est également faite en miroir de l’histoire européenne du XXe siècle. La défense du territoire national a en effet été la mission majeure attribuée à l’armée de l’air et a façonné le réseau de ses bases. Ce dernier s’est inscrit au sein du paysage métropolitain en fonction des menaces perçues par les autorités politiques et militaires. Ainsi, à la veille de la Première Guerre mondiale et pendant toute sa durée, les premiers terrains d’aviation se sont concentrés à l’ « est d’une diagonale Rouen-Paris-Lyon » [16], zone identifiée par l’auteur comme le « berceau du réseau des bases aériennes » [17]. La menace reste perçue comme venant de l’Est jusqu’à la fin de la Guerre froide, mais les positions choisies par l’état-major pour établir leurs bases se diversifient dès les années 1930. Cette nouvelle répartition répond à plusieurs tendances : les autorités militaires adoptent une position défensive qui se traduit par la recherche d’un équilibre entre diversification et concentration des moyens, les missions de l’aviation évoluent (le bombardement devient prépondérant et les avions de transport commencent à apparaître) et la France s’engage dans la construction d’un complexe militaro-industriel de l’aéronautique. Dans ce contexte, certaines unités aériennes de l’Est sont transférées dans le Sud de la France, notamment dans la région de Toulouse, en vue de les mettre à l’abri de bombardements allemands. La forte concentration d’une industrie aéronautique dans la région Sud-Ouest trouve ainsi son origine dans cette mesure prise au début des années 1930 afin de « s’éloigner des frontières où l’on court le risque d’une destruction totale des forces aéronautiques dans les premières heures d’un conflit » [18]. L’auteur met ici en évidence les conséquences socio-économiques sur le long terme d’un choix géostratégique de l’entre-deux-guerres. Dans cette seconde partie de l’ouvrage, Mickaël Aubout consacre ainsi un chapitre entier à l’appréhension du réseau des bases aériennes en tant qu’élément d’une géographie économique de la France métropolitaine. Il y expose notamment les enjeux de politique locale que concentrent les bases aériennes en tant qu’ « employeur(s) majeur(s) à l’échelle régionale » [19].
En somme, ce livre très complet fait la lumière sur les différents aspects de l’histoire des emprises terrestres mises en place pour les besoins de l’aviation militaire française. Grâce à une approche multiscalaire, l’auteur parvient à identifier l’ensemble des problématiques géopolitiques en lien avec le réseau des bases aériennes françaises aux échelles locale, nationale et internationale. De plus, le fait que l’avion soit apparu il y a à peine plus d’un siècle lui permet de développer une analyse globale depuis l’aménagement des premières pistes jusqu’à la création des bases les plus récentes. Il s’attarde par exemple sur l’événement que représente l’ouverture de la base française d’Al Dhafra en mai 2009, à Abou Dabi, dans les Emirats arabes unis. Malgré le peu de recul historique dont nous disposons, il est en effet possible d’y déceler un tournant diplomatique majeur : il s’agit de la première base aérienne permanente créée en dehors du territoire national depuis cinquante ans et c’est aujourd’hui la seule à ne pas être située dans une ancienne colonie française. Sa création s’inscrit dans le cadre plus large de la signature d’un accord de défense avec les Emirats arabes unis, qui correspond au souhait de la France d’élargir sa zone d’influence et d’interventions potentielles. Elle démontre ainsi que le prisme du réseau des bases aériennes françaises demeure une grille de lecture pertinente pour l’analyse de l’évolution de la politique extérieure française.
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. Mickaël Aubout, Les bases de la puissance aérienne 1909-2012 , coll. Stratégie aérospatiale, Paris, La Documentation française.
4e de couverture
Malgré l’imposante littérature consacrée à l’aéronautique militaire, la base aérienne reste relativement peu étudiée. Organisées en réseaux, les bases aériennes et leurs infrastructures constituent l’empreinte spatiale de la puissance aérienne des États ; ces réseaux forment, à la fois, un enjeu militaire et diplomatique et traduisent par leur plasticité les évolutions des politiques de défense, des engagements extérieurs et des alliances d’une nation. Le rôle des bases aériennes et leur intégration dans des réseaux constituent la trame de fond de cet ouvrage qui s’attache à analyser l’articulation entre leur répartition géographique et les stratégies politiques, militaires et également économiques.
Cet ouvrage est issu d’une thèse de doctorat soutenue par Mickaël Aubout, capitaine dans l’armée de l’air, lauréat du prix Clément Ader. L’auteur est également docteur en géographie de l’Université Paris IV-Sorbonne
[1] Avion de combat français de cinquième génération
[2] D’une durée exacte de 9h35, il s’agit du raid le plus long de l’histoire de l’armée de l’air
[3] Voir par exemple l’article que RFI consacrait à ce raid le 14 janvier 2015 : « Exclusivité RFI : le récit du raid aérien français à Gao, au Mali », RFI [en ligne] http://www.rfi.fr/afrique/20130113-premier-raid-aerien-forces-francaises-nord-mali, consulté le 9 juin 2016
[4] 5 ravitaillements en vol successifs, effectués par deux avions ravitailleurs C-135F, ont été nécessaires aux avions de chasse français afin de réaliser cette mission
[5] Mickaël Aubout, Les bases de la puissance aérienne 1909-2012, La Documentation Française, Paris, 2015, 452 p.
[6] Mickaël Aubout, Géographie politique et militaire du réseau des bases aériennes françaises (1909-2012), thèse de doctorat sous la direction de Jean-Robert Pitte, Université Paris Sorbonne, soutenue en 2013
[7] Laurent Henninger, « Espace stratégique : Le fluide et le solide », Revue de Défense nationale, n°753, octobre 2012, pp. 1-4.
[8] Ibid
[9] Mickaël Aubout, Les bases de la puissance aérienne… op cit, figure 6 p.51
[10] Mickaël Aubout, Les bases de la puissance aérienne… op cit, p.15
[11] Mickaël Aubout, Les bases de la puissance aérienne… op cit, p.14
[12] Mickaël Aubout, Géographie politique et militaire … op. cit.
[13] « L’aviation coloniale », Revue de l’aéronautique militaire, n° 12, novembre-décembre 1922, p. 141 cité in Mickaël Aubout, Géographie politique et militaire … op. cit.
[14] Mickaël Aubout, Géographie politique et militaire … op. cit., p. 156
[15] Mickaël Aubout, Géographie politique et militaire … op. cit., p. 326
[16] Mickaël Aubout, Géographie politique et militaire … op. cit., p. 142
[17] Mickaël Aubout, Les bases de la puissance aérienne… op cit, p.140
[18] Procès-verbal de la séance de la commission consultative de l’infrastructure aérienne du 14 septembre 1934, SHD/Air 3 B 10 cité in Mickaël Aubout, Géographie politique et militaire … op. cit., p. 203
[19] Mickaël Aubout, Les bases de la puissance aérienne… op cit., p. 215
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