L’épuisement des luttes d’indépendance dans le Caucase, qu’il provienne du relatif succès de la politique sécuritaire russe ou de l’intrusion progressive du salafisme dans ces sociétés, créé un vide politique. Cependant, au terme de cette étude, le Caucase ne pourrait devenir un nouveau foyer djihadiste global qu’à la suite d’une combinaison de facteurs sociaux, politiques et géopolitiques. Illustré d’une carte.
LE MINISTRE russe de la Défense Sergei Shoïgu assure à l’été 2016 qu’une crise similaire à la crise syrienne va toucher le Caucase et l’Asie Centrale. Parmi les raisons évoquées, le retour des combattants russes partis combattre en Syrie, estimés, selon les autorités russes, à 4 500 personnes. Ce retour et le renouveau constaté de la menace terroriste dans le Caucase depuis 2015 marqueraient les prémisses de la crise à venir.
Le contexte social russe permet également d’appréhender la réalité de cette menace, et plus particulièrement dans les régions où l’on observe des phénomènes de religiosité rigoriste, c’est-à-dire les régions du Nord-Caucase, de la Volga et celles aux frontières de l’Asie centrale. La menace néo-fondamentaliste – salafiste [1] – conduit les autorités russes à différentes mesures sécuritaires. Ainsi au Daghestan, les arrestations à la sortie de mosquées se sont multipliées. L’objectif est celui d’un recensement, existant depuis une dizaine d’années mais qui s’est intensifié. Parfois les dépositions sont enregistrées directement dans les mosquées. Selon le ministre daghestanais de l’Intérieur, Abdurashid Magomedov, 20 000 salafistes auraient ainsi été identifiés. Ceux-ci, inscrits sur une liste jusqu’en 2060, ont interdiction de quitter la région – ou le territoire. En Tchétchénie également le contrôle, notamment des jeunes hommes se renforce.
Cette approche, qui n’est pas uniforme – elle n’existe, par exemple, pas en Ingouchie, complétant les opérations anti-terroristes menées par le Service fédéral de sécurité (FSB), masque la difficulté d’appréhender l’essor du salafisme dans les régions russes où l’Islam est présent et s’organise en contre-pouvoir.
Le risque de jihad international dans le Caucase est-il réel ? Pour mesurer la réalité de la menace néo-fondamentaliste, l’analyse adéquate est celle des mouvements de fond qui affectent l’Islam dans le sud de la Russie.
Les espaces musulmans de Russie, intégrés à travers des conquêtes territoriales, se sont (ré) islamisés à partir des années 1980, déformant la nature des luttes d’indépendance et créant de nouveaux foyers de tensions (I). Les forces agitant la religiosité dans ces territoires portent les germes d’une crise potentielle, sans toutefois préfigurer d’un jihad caucasien (II).
Considérons successivement la réislamisation des territoires musulmans de Russie (A) et la transformation des luttes indépendantistes en facteurs de troubles régionaux (B).
A. La réislamisation des territoires musulmans de Russie
L’histoire de l’Islam de Russie, survie et recomposition
La question de l’histoire de l’Islam en Russie dépasse la région du Caucase [2]. Bien que le Daguestan et la Tchétchénie soient principalement concernées, le Nord-Ouest du Caucase n’ayant que plus tardivement été islamisé et de manière superficielle, l’analyse contemporaine des questions politiques et sociales liées à l’Islam doit s’étendre aux régions avoisinantes comme le Tatarstan, les régions de Stavropol et de Krasnodar ainsi que la Bachkirie, république frontalière du Kazakhstan.
L’Islam s’est diffusé dans le Caucase au gré des conquêtes territoriales et plus particulièrement sous la domination seldjoukide du XIème siècle. La Russie débute ses conquêtes dès la prise de prise de Kazan en 1552 par le tsar Ivan IV, alors aux mains de turco-mongols et s’établit durablement dans la région sous le tsar Pierre le Grand puis Catherine II, au cours du XVIIIème siècle. La Perse cèdera ses territoires à l’issue des guerres russo-persanes et l’Empire Ottoman la Transcaucasie en 1829.
Ces conquêtes territoriales, accompagnées de violentes répressions contre des peuples musulmans, soupçonnés de rejoindre l’ennemi perse ou ottoman, se heurtent à une résistance locale, à l’image de la lutte au Daguestan menée par Imam Shamil [3].
La gestion russe du Caucase au XXème siècle transforme cette région alors mal maîtrisée. Les déportations en modifient la démographie et la gestion des minorités, oscillant entre valorisation des majorités et mise en minorité au sein d’un territoire, fait naître des mouvements de contestations, qu’il s’agisse d’un nationalisme culturel ou d’une lutte contre l’envahisseur.
Pendant la période soviétique, l’Islam est combattu (bannissement de la langue arabe, fermeture des lieux de culte, interdiction des activités musulmanes, tant éducatives que liées à la justice religieuse) et encadré : la Direction spirituelle des musulmans d’Asie centrale et du Kazakhstan, structure officielle (SADUM), est fondée en 1943. Elle organise l’appartenance religieuse des russes musulmans du Caucase et d’Asie centrale au cadre étatique athée. En dehors de cette structure, l’Islam est illégal. Ainsi du courant soufi, traditionnellement installé dans le Caucase.
Malgré les répressions, la politique d’assimilation et la propagande antireligieuse, la foi musulmane a survécu au fil des traditions et coutumes [4].
La réislamisation des régions musulmanes et l’essor du salafisme
Conséquence de la politique de relâchement de Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991), le Caucase connait un fort regain de religiosité à la fin des années 1980, qui se traduit par la construction d’édifices religieux (des mosquées sont construites dans la quasi totalité des villages), la mise en place d’un mode d’enseignement islamique, la popularisation de l’apprentissage de l’arabe et plus généralement dans les pratiques de la vie quotidienne. C’est à dire l’abandon de la consommation d’alcool pourtant encore commune dans le Caucase, l’adoption de pantalons longs et recouvrant la cheville, la pousse de la barbe.
Profitant de la fin du contrôle officiel sur la formation des cadres religieux, effectué par le KGB, ceux qui aspirent à l’étude de l’Islam partent étudier dans les centres religieux tels l’Université al-Azhar du Caire, professant un islam traditionnel, mais également en Tunisie et Arabie Saoudite où les formes fondamentalistes de l’Islam priment. A travers la formation de ce clergé, mais aussi à travers la politique de financement des fondations du Golfe, à l’instar d’al-Haramain, le Caucase se radicalise. Au niveau politique, l’emprise salafiste se densifie au sein du gouvernement d’Aslan Maskhadov, président de Tchétchénie, tout autant que l’influence policière et militaire. Cette mainmise déborde sur la justice. A la fin des années 1990, en Tchétchénie, les tribunaux chariatiques sont en charge des affaires familiales et criminelles.
Le clergé traditionnel local est écarté. De nombreux incidents éclatent entre salafistes et murides, disciples des maîtres soufis.
La situation sociale se conflictualise. La radicalisation accentue les tensions entre communautés tandis les départs de russes non musulmans vers d’autres régions renforcent ces phénomènes.
Cette réislamisation est aussi le fait de facteurs externes, malgré des résistances locales liées à la tradition et au fait que l’Islam du Caucase soit encore « ethnique ». Outre le financement direct et l’implication d’imams issus du Moyen-Orient, l’« arabisation » de l’Islam découle également du parcours personnel des clercs, formés à l’étranger.
L’Iran et la Turquie exercent également une influence dans le Caucase. Si la Turquie est une terre d’accueil pour les musulmans russes souhaitant faire leur hijra, c’est-à-dire vivre dans un pays islamique [5], elle diffuse une certaine religiosité à travers des mouvements comme la confrérie Gülen et des ONG turques, à l’instar d’Imkander ont été accusées de financer des mouvances djihadistes dans le Caucase.
L’immigration provenant d’Asie Centrale constitue un autre facteur externe, à travers l’influence du parti de la Libération (Hizb ut-Tahrir), mouvement politique appelant à la mise en place d’un califat. Régulièrement, les autorités russes annoncent l’arrestation de ses membres, le parti étant inscrit sur la liste des organisations terroristes.
B. La transformation des luttes indépendantistes : des facteurs de troubles régionaux
De la lutte d’indépendance tchétchène à l’Etat islamique
L’islamisation du mouvement d’indépendance tchétchène est permise par plusieurs facteurs : la mort en 1996 du premier leader du mouvement et président de la république autonomiste d’Itchkérie, Djokhar Doudaïev, nationaliste laïc, mais aussi la radicalisation des leaders du mouvement, à l’image de Chamil Bassaïev, et de la présence de soldats étrangers et combattants au nom du jihad mondial, dirigés par le saoudien Khattab, surnommé « l’émir Khattab », qui acquiert une notoriété mondiale en avril 1996 par une violente attaque contre un convoi russe. Elle marque l’entrée dans la lutte djihadiste globale de cet ancien combattant d’Afghanistan, inspiré de l’idéologie d’Abdullah Azzam. Ce clerc palestinien formé à l’Université al-Azhar du Caire a réactivé le concept de jihad et fondé le mouvement qui allait devenir Al-Qaïda, soutien financier de Khattab.
La fin du conflit afghan (1989) libère de nombreux combattants moudjahidin et bien que ceux-ci rejoignent en premier lieu la lutte menée par l’afghan Abu Abdel Aziz « Barbaros » dans les Balkans, plusieurs centaines d’entre eux s’organisent en djemaat, terme qui signifie communauté de croyants ou association religieuse, mais qui ici désigne des unités de combattants. Si la Russie évoque des chiffres impressionnants (plus de 6000), l’apport tant militaire de ces guerriers aguerris par plusieurs conflits, qu’en termes de radicalisation religieuse est réel.
Démontrant l’intégration du message islamique dans la lutte régionale, Dokka Oumarov, membre d’une confrérie soufie et président de l’Itchkérie depuis 2006, abolit le 7 octobre 2007 cette république séparatiste pour proclamer un Emirat du Caucase, divisé en cinq provinces (Vilayat). Les militants de l’organisation sont proches des Taliban. En avril et août 2015, les têtes de l’Emirat du Caucase, Aliaskhab Kebekov et Magomed Suleimanov, sont successivement éliminés, laissant le mouvement sans leadership clair.
D’ailleurs, dans un enregistrement audio posté sur la plateforme Youtube le 21 juin 2015, plusieurs groupes font allégeance à al-Baghdadi et se regroupent en une branche locale de Daesh - Vilayat Kavkaz. D’autres groupes restent fidèles à l’Emirat du Caucase. Vilayat Kavkaz est dirigé par Rustam Aselderov, ancien leader de la branche daghestanaise de l’émirat du Caucase. Véritablement, la lutte tchétchène – et plus généralement au Caucase Nord – est passé de revendications indépendantistes au prolongement du jihad mondial.
Utilement, il convient de préciser que les raisons de la djihadisation de la lutte sont diverses et impliquent, au niveau individuel, d’autres facteurs tels qu’une révolte contre les formes traditionnelles d’organisation et de hiérarchie sociales ou encore la recherche de sécurité pour des membres de clans déshonorés par la collaboration dans la guerre.
Etudions une situation intérieure incertaine avec la résurgence du risque terroriste et la difficile gestion de l’Islam (A) puis le risque d’un nouveau foyer du jihad mondial dans les régions russes évoqué par Moscou (B).
A. Une situation intérieure incertaine : la résurgence du risque terroriste et la difficile gestion de l’Islam
L’imprégnation de la menace terroriste sur l’ensemble du territoire
Depuis l’annonce d’une branche locale de l’organisation Etat islamique au Caucase en juin 2015, les attaques terroristes, qui avaient diminué en 2014 notamment grâce aux efforts contre-terroristes russes dans la période précédant les Jeux Olympiques de Sotchi, ont repris. L’attaque en décembre 2015 de membres de la sécurité du site de la forteresse de Derbent et de touristes, par l’ « Etat islamique dans le Caucase » exprime cette recrudescence. Des actions terroristes ont régulièrement lieu, comme l’attaque d’un poste de police dans un village proche de Stavropol, en avril 2016, ou l’attaque de deux policiers stationnés à un poste de contrôle sur une autoroute à l’ouest de Moscou en août. Dans tous les cas, les terroristes se revendiquent de « l’Etat islamique ».
D’autres attaques seraient, selon les autorités russes en charge de la lutte anti-terroriste, c’est-à-dire en premier lieu le Service fédéral de sécurité (FSB) et le Comité national antiterroriste (NAC), planifiées dans des grandes localités et viseraient des centres commerciaux ou les métros.
En réponse, de nombreuses opérations anti-terroristes sont menées partout en Russie. Récemment, Zalim Shebzukhov chef d’un groupe fidèle à l’Emirat du Caucase en Kabardino-Balkarie et Karatchaï, a été tué lors d’une opération menée par les forces spéciales russes en août 2016.
Régulièrement, des opérations russes éliminent les têtes de réseaux locaux plus ou moins importants. Au Daghestan en 2016, plusieurs chefs de bandes locales (les « groupes » de Makhatchkala, d’Izberbash et de Gudben) ont été tués. Ainsi, Abubakar Udziev, leader d’un groupe originaire de Gubden a été tué lors d’une opération des forces spéciales en octobre 2016.
Ces groupes, davantage apparentés à des gangs qu’à une cellule terroriste, sont toutefois mêlés aux activités de l’Emirat du Caucase et de « l’Etat islamique ». La porosité des activités, à l’image de la contrebande d’armes ou de l’importante économie parallèle, brouille en réalité les frontières entre les luttes.
La difficile gestion de l’Islam par les autorités russes, de la tutelle au contrôle
Constamment, les autorités russes s’appuient sur les autorités religieuses pour conforter leur légitimité. Ainsi dans la décennie 1990, le pouvoir central russe espère contrebalancer le poids du salafisme en soutenant le mufti de Tchétchénie, Akhmad Kadyrov (père du chef actuel de la république, Ramzan Kadyrov). A. Kadyrov, loyal, collabore avec les forces russes en 1999 lors de la deuxième guerre de Tchétchénie (août 1999 – février 2000), avant d’apparaître publiquement avec Vladimir Poutine. Si l’approche vise avant tout à extraire le conflit de sa réalité sécessionniste et de l’orienter vers la lutte contre le terrorisme, la volonté de contrôler l’Islam avec l’appui du clergé est constante. Actuellement, Ramzan Kadyrov œuvre à la fois pour délégitimer le salafisme et pour se poser en garant de l’Islam traditionnel de Russie, voire en chef de cet Islam.
Cependant, la coopération du clergé traditionnel avec les pouvoirs officiels délégitime son action et réduit son rôle [6]. Non seulement les communautés salafistes s’autonomisent (par exemple, dans le choix des imams, classiquement nommés par le mufti) mais les conflits entre communautés sont fréquents, allant de tensions lorsque la direction spirituelle des musulmans du Daguestan tente d’imposer des imams qui lui sont loyaux, à l’assassinat en juillet 2012 à Kazan (Tatarstan), d’un clerc populaire et opposant au salafisme.
De leur côté, les autorités russes veillent à éviter l’émergence d’un Islam politique [7] tout en soutenant l’Islam traditionnel, auquel se réfère fréquemment Vladimir Poutine. Ainsi, une conférence tenue à Grozny à la fin de l’été 2016 a rassemblé une centaine d’intellectuels et clercs sunnites, dont le Grand Imam de la mosquée al-Azahr, le cheikh Ahmad al-Tayeb. Elle visait à saper la revendication du courant salafiste à s’inscrire dans la communauté sunnite.
Pourtant les clercs traditionnels, attachés aux traditions ethnoculturelles et au respect de l’école juridique (mazhab) ne parviennent pas à répondre aux aspirations de la population, et notamment des jeunes générations, globalisées. Conséquemment, la déclinaison politique de cet Islam (traditionnel), qui se fonde sur un contexte social et politique propice (dénonciation de la corruption, sentiment d’absence d’espoir individuel dans des espaces enclavés) ne parvient pas à convaincre la population attirée par le salafisme. En outre, la surveillance accrue des croyants par les autorités (recensement, pressions), accentue l’appartenance ethnico-religieuse des musulmans, du Caucase et de Russie, davantage qu’elle réduit à néant le courant rigoriste. C’est dans un tel contexte, au sein duquel une partie importante de la jeunesse rejoint l’économie souterraine, qu’il faut comprendre le travail des recruteurs djihadistes, qui opèrent sur l’ensemble du territoire – ils seraient entre 300 et 500 à Moscou.
B. Le risque d’un nouveau foyer du jihad global dans les régions russes, évoqué par Moscou, est, malgré le retour des combattants partis en Syrie, à tempérer
Le retour des combattants syriens : nouveau foyer de déstabilisation ?
Outre le développement du salafisme, les craintes russes de voir le Caucase se transformer en conflit djihadiste reposent sur le retour possible de combattants caucasiens partis en Syrie et sur l’arrivée de combattants non originaires de la zone (arabes donc).
En effet, dès 2012 et parallèlement aux autres flux provenant de l’étranger, des combattants originaires du Caucase se rendent en Syrie au nom du jihad mondial. Avant les Jeux Olympiques de Sotchi de 2014, les largesses volontaires des autorités russes leur ouvrent les frontières tandis que l’Emirat du Caucase, faible, perd en attractivité. Aguerris et rompus aux luttes internes, ces combattants représentent le deuxième groupe des 10 000 étrangers engagés (derrière les Arabes non syrien) [8]. Rapportée à la population totale de ces groupes, cet engagement est significatif. Parmi les motifs, le jihad mondial donc, mais aussi la continuité du combat contre la Russie [9].
La possibilité que des combattants non caucasiens se rendent dans le Caucase pour poursuivre la lutte djihadiste semble justifiée par la promesse d’al-Baghdadi d’aider ses « frères caucasiens » à mener le jihad dans leur région natale par tous les moyens. D’ailleurs, non seulement l’organisation « Etat islamique » a revendiqué l’attentat d’un avion russe, écrasé dans le Sinaï et faisant 224 morts le 31 octobre 2015 mais en outre, une vidéo d’août 2016 diffusée par le groupe menace le président russe Vladimir Poutine et appelle ses membres à mener le jihad en Russie.
Il est cependant peu probable que le Caucase soit un nouveau foyer du jihad mondial
Mesurer le risque d’apparition d’un foyer djihadiste dans le Caucase suppose de considérer les trois scenarii envisageables à l’après « Etat islamique » :
1) La déstabilisation régionale. Dans ce scénario, la Russie se trouve profondément déstabilisée. Dans le cas de l’Asie centrale les Etats deviennent faillis.
2) Le passage à la clandestinité du mouvement. Affaibli, le réseau djihadiste reprend une forme sous-terraine en réorganisant ses forces et ses opérations.
3) La disparition du mouvement. Enfin, troisième scénario possible, le mouvement s’épuise, conséquence de la mort du projet politique que représente le califat.
La probabilité de réalisation de chacune de ces hypothèses dépend de plusieurs facteurs : survie ou destruction de « l’organisation Etat islamique », recomposition du jihad en Asie Centrale et recomposition des forces dans la région, coopération des grandes nations.
La place réelle qu’occupe le Caucase dans la lutte djihadiste globale contrebalance l’hypothèse des autorités russes. L’histoire de la lutte indépendantiste dans la région montre que les combattants arabes dans le Caucase ont en réalité été peu nombreux. Après le conflit Afghan, ils se sont plutôt dirigés vers les Balkans. Pour eux, plusieurs barrières existent : les coutumes encore fortes, la langue et, compte tenu de la faible démographie de la région, leur rapide identification et contrôle par les autorités. En outre, il est probable que les soldats originaires du Caucase veuillent s’appuyer sur leur réputation acquise au combat pour accéder à des postes à responsabilités dans le cœur du mouvement. Enfin, il est peu probable que des combattants internationaux rejoignent un jihad qui n’apparaît pas dans une dynamique de conquête – à l’inverse, les flux de combattants du Caucase vers la Syrie se sont réduit avec les premières défaites de l’organisation Etat islamique et la possibilité de mourir.
En dernier lieu, le Caucase est un espace en marge du monde musulman. Tant pour les combattants djihadistes que pour les leaders intellectuels des mouvements néo-fondamentalistes, le cœur a toujours été situé en Irak et en Syrie. Toutefois, à l’image d’autres régions à la marge voire périphériques au monde musulman, il est certain que des actions terroristes seront planifiées et, possiblement, exécutées. Mais ces actions seront d’abord le fruit de causes internes.
L’épuisement des luttes d’indépendance dans le Caucase, qu’il provienne du relatif succès de la politique sécuritaire russe ou de l’intrusion progressive du salafisme dans ces sociétés, créé un vide politique. La particularité du néo-fondamentalisme en Russie est de s’appuyer sur une population marginalisée et qui trouve des perspectives à travers un Islam rigoriste et brisant les hiérarchies traditionnelles ou encore à travers une multitude de gangs locaux. Les jeunes, particulièrement visés par un tel processus, constituent l’une des clés à l’évolution de la situation.
A ce stade, la question de savoir s’il s’agit des bases d’un nouveau type de conflit ou, plus probablement, d’une reconfiguration des luttes caucasiennes reste sans réponse définitive. Le Caucase ne pourrait devenir un nouveau foyer djihadiste global qu’à la suite d’une combinaison de facteurs sociaux, politiques et géopolitiques.
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[1] Dans la suite de l’article, l’emploi du terme « salafisme » renverra au néo-fondamentaliste, termes employés indifféremment et qui couvrent une myriade de mouvances, ne partageant pas une idéologie, du wahhabisme saoudien à Hizb-ut-Tahrir, mouvement créé en Jordanie en 1953 par des Frères musulmans palestiniens. Voir le chapitre éclairant « Le néo-fondamentalisme ou salafisme » dans O. Roy, L’Islam mondialisé, Paris, Seuil, 2002.
[2] Le Caucase regroupe au Nord plusieurs provinces et républiques russes – la Tchétchénie, le Daghestan, la Karatchaïévo-Tcherkessie, la Kabardino-Balkarie, l’Ossétie du Nord, l’Ingouchie, - et au Sud, le Caucase comprend les trois Etats indépendants Géorgie Arménie et Azerbaïdjan, qui formaient l’ancienne Transcaucasie, ainsi que la partie orientale de la Turquie.
[3] Ce muride, c’est-à-dire aspirant d’une confrérie soufie, diffusa un courant propre au Caucase et destiné à unir des peuples alors divisés, à travers une doctrine fondée sur l’obéissance stricte aux lois coraniques. Il chute à la suite d’une lutte de presque trente ans, en 1849, principalement à cause de l’opposition entre sa politique centralisé et théocratique et les traditions des peuples du Caucase, notamment tchétchènes.
[4] Maïrbek Vatchagaev a longuement décrit cette volonté soviétique de lutter contre les pratiques religieuses, les destructions de mosquées ou les ruptures de jeûne imposées durant le mois du ramadan. Il décrit aussi les rituels et rencontres secrètes, faisant vivre une foi qui a survécu à une disparition totale.
[5] A ce titre, la Turquie a accueilli des cadres de l’Emirat du Caucase et conduit une politique permissive, qui change brusquement avec l’attaque kamikaze perpétrée à Istanbul en janvier 2015 par une jeune daghestanaise. Depuis, de nombreux citoyens russes ont été arrêtés, notamment en lien avec l’organisation « Etat islamique ».
[6] Exemple récent de ce loyalisme, le mufti de Bachkirie a appelé les électeurs à voter aux élections de septembre 2016. Le communiqué officiel évoque les changements positifs de ces dernières années et le chemin emprunté par V. Poutine pour restaurer la dignité nationale.
[7] Ainsi, le « parti du peuple contre la corruption », proche de la Direction spirituelle du Daghestan et composé majoritairement de clercs soufis a finalement renoncé à présenter ses candidats lors des élections législatives russes de septembre 2016, invoquant la pression des autorités administratives. Dès l’annonce en avril de candidatures du « parti du peuple contre la corruption », Abdulatipov, chef de la République du Daguestan, a critiqué à la fois le prisme du parti, mettant la lutte contre la corruption au cœur de son programme, et la présence de clercs.
[8] Un document de l’International Crisis Group (16 mars 2016) fait état de 2 900 à 5 000 combattants citoyens russes engagés en Syrie, auquel il est possible de rajouter plusieurs centaines d’azerbaïdjanais et une centaine de géorgiens.
[9] La plupart de ces combattants intègre d’abord, comme les autres soldats provenant des Républiques de l’ex Union soviétique, « l’armée des émigrants et des défenseurs » (Jaish al-Muhajireen wal-Ansar), commandée par Omar le Tchétchène, originaire de la vallée de Pankisi et célèbre pour sa barbe rousse et ses manœuvres militaires.
Les autres combattants issus du nord Caucase sont regroupés dans « l’armée du califat Islamique » (Jaish al-Khilafah al-Islamiyya), dirigée par un tchétchène également originaire de la vallée de Pankisi, Amir Sayfullah. D’autres groupes existent, comme le groupe des soldats du Levant (Jund al-Sham), composé majoritairement de nord caucasiens et sunnites libanais, dirigés par un géorgien ancien soldat soviétique et ayant participé aux deux guerres tchétchènes, Murad Margoshvili (Muslim al-Shishani). Les faits d’armes de ce dernier groupe, accompagnant le Jabath-al-Nosra, comprennent notamment la prise de la prison d’Alep au début de l’année 2014.
Les combattants originaires du Caucase ne partagent pas nécessairement une unité idéologique ; à la fin 2013, Omar le tchétchène jure allégeance à al-Baghdadi provoquant une rupture avec d’autres groupes, notamment ceux fidèles à l’Emirat du Caucase. Cette fidélité se retrouve lors de la mort de Dokka Umarov en avril 2014, suivie du serment d’allégeance au nouveau commandement d’Aliaskhab Kebedov. Notons toutefois, par exemple, le revirement d’Amir Sayfullah, justifiant son allégeance à al-Baghdadi par la promesse de ce dernier de mettre tout en œuvre pour aider ses « frères caucasiens » à mener le jihad dans leur région natale.
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