Cyrille Bret et Florent Parmentier, enseignants à Sciences Po.
Cyrille Bret est spécialiste des questions de défense et de sécurité. Auteur de « Dix attentats qui ont changé le monde et Qu’est-ce que le terrorisme ? », il publie régulièrement chroniques et notes dans la presse française et européenne. Ancien élève de l’École Normale Supérieure (ENS), de l’École Nationale d’Administration (ENA), il est agrégé et docteur en philosophie ainsi qu’ancien auditeur de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN).
Dr. Florent Parmentier est Secrétaire-général du CEVIPOF. Politologue, il enseigne à Sciences Po et à l’UM6P à Rabat. Il est chercheur-associé au Centre de géopolitique de HEC et à l’Institut Jacques Delors.
Passée au second plan de la guerre d’Ukraine en 2023, la mer Noire est aujourd’hui revenue au centre des préoccupations stratégiques. C’est sur cette vaste zone maritime que porte un des deux projets de cessez-le-feu actuellement en préparation en Arabie Saoudite sous médiation américaine. Et c’est vers cette zone que se tournent l’attention des chancelleries occidentales et des opinions africaines. Comment et pourquoi ce cul-de-sac maritime est-il devenu un carrefour stratégique ?
Les auteurs dressent un bilan stratégique des trois ans de guerre en mer Noire en évaluant la capacité des acteurs à stabiliser la région : comment les rapports de force (navals, maritimes, politiques, etc.) ont-ils évolué après trois ans de conflit ? Quels sont les effets de l’arsenalisation croissante et de la militarisation des infrastructures sous-marines ? Et dans quelle mesure la mer Noire demeure-t-elle un carrefour incontournable pour les ambitions stratégiques globales ?
L’annonce, par les autorités américaines, d’un cessez-le-feu en mer Noire le 25 mars 2025, a de nouveau placé la mer Noire sur le devant de la scène internationale. Après une annonce de cessez-le-feu sur les infrastructures énergétiques, les belligérants ukrainiens et russes ont, semble-t-il, donné leur accord au médiateur américain pour suspendre leurs actions militaires en mer, retirer provisoirement leurs navires des eaux ukrainiennes (en ce qui concerne la Flotte russe de la mer Noire), rétablir la liberté de navigation civile dans toute la zone maritime et ainsi prononcer un deuxième cessez-le-feu géographiquement circonscrit. Pourquoi choisir la mer Noire ? Plusieurs réponses circonstancielles s’imposent : les opérations navales sont beaucoup moins intenses que les opérations terrestres actuellement, les autorités russes feraient une concession limitée car leur blocus est très théorique et les autorités ukrainiennes retrouveraient ainsi une façade maritime dégagée de menaces militaires. Mais seule l’analyse de la donne stratégique structurelle en mer Noire permet de comprendre comment ce cul-de-sac de la Méditerranée peut disposer d’une telle importane internationale.
Depuis la relance de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, la mer Noire est devenue un théâtre géopolitique et un champ de bataille majeur où se cristallisent les rivalités entre États riverains, puissances régionales et acteurs mondiaux. Cette mer quasi fermée et ses hinterlands constituent aujourd’hui un espace stratégique où s’entremêlent enjeux militaires, économiques, humanitaires et diplomatiques. Avec une superficie de 436 400 km² et une profondeur maximale de 2 212 mètres, elle relie l’Europe à l’Asie et constitue une plaque tournante entre monde méditerranéen, Asie centrale, monde slave et Moyen-Orient via les détroits du Bosphore et des Dardanelles, actuellement placés sous souveraineté turque mais régis par la Convention de Montreux (1936).
Depuis 2022, la guerre en Ukraine a modifié l’équilibre des forces dans cette région au profit de la Russie. Après l’annexion illégale de la Crimée en 2014, celle-ci a y renforcé sa présence militaire et utilise la mer Noire comme un levier de pression stratégique sur son ennemi (Ukraine) sur ses rivaux (OTAN, UE) mais aussi sur ses partenaires (Turquie, Géorgie). Face à elle, l’Ukraine a innové en développant de nouvelles capacités asymétriques, notamment grâce aux drones navals, pour défier la suprématie russe. La mer Noire est apparue comme un laboratoire de la guerre en mer : les batailles navales y ont été remportées par un pays dépourvu de flotte !
Les autres pays riverains – Turquie, Bulgarie, Roumanie et Géorgie – adoptent une posture stratégique opportuniste, oscillant entre coopération régionale, intérêts économiques et pressions diplomatiques, au gré de l’évolution du conflit russo-ukrainien.
Malgré son enclavement et sa quasi clôture, l’espace de la mer Noire n’est pas seulement d’intérêt régional : à l’échelle internationale, la recherche d’une « paix forcée » menée tambour battant par l’administration Trump 2 a introduit de nouvelles incertitudes. Cette approche privilégie des solutions rapides et un retrait relatif des engagements américains, laissant aux acteurs régionaux le soin de redéfinir l’ordre maritime. Et, dès l’été 2022, le blocus russe en mer Noire a affecté les clients arabes et africains des complexes agroalimentaires russes et ukrainiens. Si bien qu’on a constaté que ce qui se passe en mer Noire ne reste pas en mer Noire.
Dressons un bilan stratégique des trois ans de guerre en mer Noire en évaluant la capacité des acteurs à stabiliser la région : comment les rapports de force (navals, maritimes, politiques, etc.) ont-ils évolué après trois ans de conflit ? Quels sont les effets de l’arsenalisation croissante et de la militarisation des infrastructures sous-marines ? Et dans quelle mesure la mer Noire demeure-t-elle un carrefour incontournable pour les ambitions stratégiques globales ?
Espace historiquement stratégique, la mer Noire incarne un théâtre de rivalités où le droit cède souvent face à la force. Après avoir été le lieu de confrontation entre empire russe et empire ottoman au XVIIIe siècle, elle a constitué un champ de bataille majeur entre puissances européennes, notamment lors de la guerre de Crimée puis est, durant la Guerre froide (1947-1991) presque devenue un lac soviétique. Depuis le début de la guerre en Ukraine, cet espace maritime (ainsi que ses Hinterlands) est devenu un terrain d’affrontement où la souveraineté est illusoire : conformément au principe de Res Nullius, la mer n’appartient à personne et se donne au plus fort.
Dans ce contexte, on assiste à une « arsenalisation » du droit de la mer, où les normes juridiques internationales sont détournées ou contournées pour servir des objectifs militaires et stratégiques. Cette dynamique redessine les rapports de puissance, transformant la mer Noire en zone de confrontation permanente où l’équilibre est sans cesse remis en cause. Les tempêtes géopolitiques peuvent survenir à tout moment.
La guerre en Ukraine a révélé, de manière spectaculaire, l’ambivalence de la mer Noire : un espace stratégique sans propriétaire ou hegemon véritable, où la maîtrise appartient à celui qui impose sa force. Contrairement au territoire terrestre, où la défense bénéficie souvent d’un avantage structurel, la mer est un espace fluide, intrinsèquement hostile aux stratégies défensives durables. Le combat naval y reste rapide, destructeur et souvent décisif, comme l’illustrent les frappes ukrainiennes répétées sur les navires russes et les infrastructures maritimes.
L’incapacité de la Russie à sécuriser ses propres bases navales en Crimée comme en Russie en est une illustration frappante. Le port militaire de Sébastopol, cœur de la flotte russe de la mer Noire, est devenu une forteresse coûteuse à défendre. Des mesures de protection complexes y sont mises en place – radars, artillerie légère, filets de protection, patrouilles aériennes – pour contrer la menace asymétrique des drones navals ukrainiens. Ces dispositifs défensifs, bien que sophistiqués, témoignent de la vulnérabilité persistante des positions russes. Même des infrastructures stratégiques comme le pont de Crimée nécessitent une protection continue : la présence de navires de garde, l’usage de fumigènes pour brouiller les systèmes de guidage, ou encore la surveillance permanente révèlent la difficulté de sécuriser un espace maritime face à des attaques innovantes et répétées. La vulnérabilité des infrastructures dans cet espace a été soulignée également par la destruction de navires dans les chantiers navals de Novorossisk, sur le territoire de la Fédération de Russie.
La mer Noire illustre également une vérité chère au stratégiste britannique Julian Corbett : « La véritable importance de la puissance maritime est son influence sur les opérations terrestres. » Dans les premiers mois de la guerre, la supériorité navale russe a permis de peser directement sur le théâtre terrestre. La menace d’un débarquement à Odessa a fixé d’importantes forces ukrainiennes, tandis que la capacité d’utiliser des navires pour déployer des troupes au-delà du Dniepr a offert à Moscou un avantage opérationnel. De plus, la flotte russe a joué un rôle clé dans la défense aérienne de la Crimée et le blocus des principaux ports ukrainiens comme Marioupol et Odessa, exerçant ainsi une pression économique et stratégique majeure.
Cependant, cette maîtrise de la mer Noire par la Russie s’est érodée au fil des trois années de guerre. Ce qui apparaissait autrefois comme un « lac russe », à l’instar de la mer Baltique, est aujourd’hui devenu une zone de non-navigation pour la marine russe. Le blocus naval russe s’est en quelque sorte inversé. Tandis que l’adhésion de la Suède et de la Finlande a placé la mer Baltique sous l’influence de l’OTAN, la mer Noire est progressivement devenue un espace contesté où la Russie a perdu la liberté d’action qui semblait acquise avant 2022. La mer Noire n’est plus du tout un « lac russe » malgré l’annexion de la Crimée.
Enfin, la transparence croissante du champ de bataille accentue la précarité des positions maritimes. Les satellites commerciaux offrent une surveillance quasi continue des mouvements navals, tandis que les drones ukrainiens, capables de parcourir des centaines de nautiques, trouvent facilement leurs cibles. Pourtant, à la différence du combat terrestre, où la survie dépend de la dissimulation et de la mobilité, la mer demeure un espace où la puissance de feu pure et la capacité d’adaptation rapide dictent l’équilibre des pouvoirs.
En définitive, la mer Noire illustre de façon hyperbolique le principe de res nullius , malgré sa quasi clôture : elle n’appartient à personne, mais se livre au plus fort. Les frontières terrestres peuvent être défendues ou stabilisées, mais en mer, la domination reste éphémère et directement liée à la capacité d’imposer sa volonté par la force, rendant chaque avancée précaire et chaque repli coûteux. La trajectoire stratégique de la mer Noire est bien différence de celle de son « double » nordique, la mer Baltique. Dans celle-ci, l’extension de l’OTAN à la Suède et à la Finlande, la montée en puissance militaire de la Pologne et la concentration des forces armées russes sur la terre ferme ont conduit d’abord à une baisse des tensions militaires en 2022-2023 puis à une montée en puissance des menaces asymétriques en 2024 : une stabilité de surface et des risques larvés. En mer Noire, le champ de bataille terrestre russo-ukrainien s’est étendu sur l’eau et a conduit à une guerre navale ouverte, de sorte que la mer Noire est devenue une zone de dangers (et non plus de risques) hautement évolutifs. La guerre en Ukraine illustre avec force une autre vision stratégique soulignée par Julian Corbett : le contrôle de la mer est toujours relatif, à la fois dans l’espace et dans le temps. Cette réalité se traduit en mer Noire par une incapacité des belligérants à imposer un contrôle absolu et durable. C’est le premier enseignement de la guerre d’Ukraine en mer Noire : la situation stratégique y est héraclitéenne autrement dit labile et liquide.
Après une domination initiale dans le golfe d’Odessa, les forces navales russes ont dû se replier vers l’Est, confrontées à l’essor de nouvelles formes de menaces. L’innovation tactique ukrainienne, portée par l’utilisation de drones aériens et de surface, a permis de frapper en profondeur, jusqu’aux zones sous contrôle russe, que ce soit en mer d’Azov ou au sud de la mer Noire.
Ces évolutions traduisent un changement profond dans l’exercice de la puissance navale : la technologie et l’agilité tactique peuvent désormais contester la suprématie d’une flotte traditionnelle, remettant en question les certitudes sur la domination maritime.
La deuxième grande leçon – sans doute provisoire – de trois ans de guerre en Ukraine pour la mer Noire est que celle-ci est devenue un laboratoire des tactiques et stratégies navales à venir.
Privée d’une marine traditionnelle depuis la perte de la Crimée en 2014 et la destruction de ses navires en 2022, l’Ukraine a su compenser son infériorité navale par des tactiques innovantes et asymétriques, infligeant des pertes considérables à la flotte russe de la mer Noire. Ce succès repose sur une combinaison d’armements locaux, comme les missiles Neptune (épaulés par des renseignements tactiques américaines), et de nouvelles technologies, notamment les drones navals et aériens.
Un tournant majeur est intervenu en avril 2022, lorsque l’Ukraine coule le croiseur Moskva – vaisseau amiral de la flotte russe – à l’aide de deux missiles Neptune. Cet événement, comparable au torpillage du Belgrano lors de la guerre des Malouines (2 avril-14 juin 1982), brise le mythe de l’invulnérabilité maritime russe et inaugure une série de revers pour Moscou. La reprise de l’île aux Serpents, position stratégique au large d’Odessa, renforce la capacité ukrainienne à perturber les opérations navales russes.
Fin 2023, la Russie retire une partie de sa flotte de la base de Sébastopol, cherchant à sécuriser ses navires face aux frappes ukrainiennes de plus en plus précises. Début 2024, la perte de navires comme le Cesar Kunikov et le Novotcherkassk illustre l’ampleur des dégâts : selon le vice-amiral ukrainien Oleksiy Neizhpapa, au 7 juillet 2024, 36 % des navires russes de la flotte de la mer Noire – soit 27 bâtiments sur 74 – avaient été endommagés ou détruits.
Ces frappes répétées ont permis à l’Ukraine de rompre le blocus naval imposé par la Russie, facilitant ainsi la résilience de son économie et la reprise des exportations maritimes. Autrefois perçue comme une forteresse imprenable, la Crimée est désormais une cible vulnérable, subissant des attaques contre ses infrastructures clés : navires, quartiers généraux, pont de Kertch.
Toutefois, il convient de nuancer ce succès : si l’Ukraine a démontré l’efficacité des stratégies asymétriques dans un espace restreint comme la mer Noire, une flotte de haute mer n’est pas obsolète. La géographie particulière de cette zone fermée impose des limites aux opérations navales, rappelant que la maîtrise durable d’un espace maritime repose sur un équilibre entre capacités conventionnelles et innovations tactiques. Là encore, la comparaison avec d’autres espaces maritimes est éloquente : les grands navires sont vulnérables aux drones et aux missiles dans des mers fermées, des archipels ou des détroits où la terre ferme est entremêlée à la mer (mer Baltique, mer Rouge, détroits d’Asie du Sud, etc.)
Le conflit en mer Noire a révélé un bouleversement stratégique majeur : les drones et les missiles de précision peuvent désormais neutraliser une puissance navale traditionnelle, remettant en cause les fondements de la suprématie maritime. Ce scénario David contre Goliath, où l’Ukraine a su exploiter des moyens asymétriques pour affaiblir une flotte théoriquement plus puissante, constitue un changement de paradigme inattendu.
Au cœur de cette transformation, les drones navals de surface, tels que le Magura V5, ont joué un rôle décisif. Combinés à des armes occidentales sophistiquées comme les missiles Storm Shadow et SCALP, ils permettent de frapper des cibles à longue distance, jusque dans les zones considérées comme sécurisées par la Russie. Cette approche a permis à l’Ukraine de contourner la supériorité technologique initiale de la flotte russe, en s’appuyant également sur le renseignement occidental et des armes de fabrication locale comme le missile Neptune.
Les avantages des drones expliquent leur essor fulgurant sur terre comme sur mer : coût réduit, modularité, faible empreinte politique et usage dual civil-militaire. Leur potentiel ne cesse de croître avec les progrès de l’intelligence artificielle et des communications satellitaires, ouvrant la voie à des opérations plus autonomes et précises. Cependant, l’efficacité de ces drones reste relative : la Russie a développé des contre-mesures, notamment l’usage d’hélicoptères de combat et de munitions téléopérées comme les drones Lancet en mode FPV. De plus, l’apparition de drones russes équipés du système Starlink tend à annuler l’avantage technologique ukrainien dans la gestion des communications et du guidage.
Moins visibles mais tout aussi déterminantes, les mines navales ont également joué un rôle majeur. Dès le début du conflit, elles ont probablement dissuadé la Russie d’attaquer Odessa par la mer. Bien que moins médiatiques que les drones, elles continuent de maintenir les navires russes à distance des côtes ukrainiennes, illustrant que les technologies plus anciennes, bien employées, conservent une efficacité redoutable dans les conflits modernes.
Ce nouvel équilibre en mer Noire souligne que la puissance navale ne repose plus uniquement sur la taille d’une flotte, mais sur la capacité à s’adapter aux innovations technologiques et à exploiter des stratégies asymétriques dans un environnement en constante évolution. Toutes les puissances navales du globe ne peuvent ni ne doivent se mettre à l’école de la mer Noire. Mais la guerre navale de la mer Noire doit être tout particulièrement suivie par les Européens dont les forces navales sont souvent engagées dans des théâtres comparables (Méditerranée, Baltique, mer Rouge, etc.).
La mer Noire illustre avec acuité les fragilités inhérentes au milieu maritime, même pour une puissance navale réputée dominante. Espace semi-fermé, bordé par des États aux intérêts divergents, elle expose les belligérants à des vulnérabilités multiples : dépendance aux voies logistiques, difficultés de projection durable de puissance et exposition constante aux menaces asymétriques.
Le conflit en cours démontre que la maîtrise des mers n’est jamais absolue : la Russie, malgré la puissance de sa flotte, a subi des pertes significatives face à des attaques ciblées et des technologies innovantes. De son côté, l’Ukraine a su exploiter ces vulnérabilités en combinant tactiques non conventionnelles et capacité de frappe à distance, rendant incertain tout contrôle stable de l’espace maritime. C’est une dissuasion navale non nucléaire du faible au fort.
Cette situation souligne une réalité stratégique plus large : aucune flotte, même dominante, n’est à l’abri d’un adversaire capable d’exploiter ses points faibles. En mer Noire, comme ailleurs, la vulnérabilité est devenue une donnée structurelle des affrontements navals contemporains.
L’industrie de la construction navale russe connaît aujourd’hui une réorganisation profonde avec la fusion de Zvezda, contrôlé par Rosneft, et de United Shipbuilding Corporation (USC), détenue à 100 % par l’État russe. Cette consolidation vise à rationaliser la production, en réduisant la sous-traitance et les intermédiaires, pour accélérer la construction de navires civils, mais aussi militaires.
Créée en 2007 par décret présidentiel, l’USC était déjà le résultat de la fusion de plusieurs petits chantiers navals russes. Malgré ces efforts de centralisation, les sanctions internationales et les contraintes sur les équipements importés limitent ses capacités. Combinées au plein emploi, ces difficultés entraînent des retards accumulés sur plusieurs programmes stratégiques.
Avant 2014, la capacité de production était limitée à des navires de 30 000 tonnes. L’annexion de la Crimée a toutefois permis à la Russie de prendre le contrôle du chantier Zaliv à Kertch, capable de construire des navires de près de 100 000 tonnes, renforçant ainsi sa capacité de production. Malgré ces avancées, la pression industrielle et les blocages technologiques continuent de freiner l’ambition russe d’une autonomie complète en matière de construction navale.
Le conflit en mer Noire a transformé cet espace maritime en théâtre d’affrontements hybrides, où les infrastructures de transport sont devenues des cibles à part entière. Dès les premières phases, une véritable guerre de course s’est engagée : plusieurs navires civils ont été frappés par des missiles ou des mines, perturbant les routes commerciales. Cette situation a évolué vers la mise en place d’un corridor céréalier pour sécuriser l’exportation des productions agricoles ukrainiennes. Cependant, au-delà de ces routes officielles, la Russie a développé une flotte fantôme pour contourner les sanctions internationales et maintenir ses exportations.
La flotte fantôme russe désigne un ensemble de navires souvent anciens, mal assurés, et enregistrés sous pavillon de complaisance. Ces bâtiments permettent à Moscou de poursuivre l’exportation de son pétrole vers des pays comme l’Inde et la Chine, malgré les restrictions internationales. Cette stratégie constitue une source de financement essentielle pour soutenir l’effort de guerre en Ukraine. Cependant, elle augmente les risques environnementaux, car ces navires vétustes présentent un danger accru de marées noires et d’accidents. Des incidents récents, tels que le naufrage de pétroliers russes au large de la Crimée, illustrent ces menaces pour l’écosystème de la mer Noire.
Face à cette menace, la communauté internationale, en particulier l’Union européenne, a renforcé ses sanctions et adopté de nouvelles mesures ciblant les navires impliqués dans le contournement des restrictions. Ces efforts traduisent une volonté de limiter les capacités russes à financer le conflit tout en renforçant la surveillance maritime.
La présence de cette flotte clandestine pose néanmoins de nombreux défis pour la sécurité maritime en mer Noire. Elle complique la régulation du trafic, rend plus difficile la traçabilité des cargaisons, et alimente les tensions entre la Russie et les puissances occidentales. En brouillant les lignes entre activités commerciales et opérations militaires, la flotte fantôme devient un élément central des dynamiques géopolitiques dans la région, accentuant l’instabilité et redéfinissant les rapports de force sur la scène maritime internationale.
Les enjeux maritimes ont connu une globalisation progressive qui semble, en théorie, éloigner les préoccupations de protection souveraine traditionnelle. Les marines militaires, historiquement perçues comme les gardiennes des intérêts nationaux immédiats, se retrouvent aujourd’hui confrontées à une réalité différente. En effet, la prise en compte de ces enjeux maritimes devient désormais incontournable à une échelle plus globale. L’impact d’un dérèglement de l’ordre en place ne se limite plus aux frontières nationales, mais affecte un ensemble d’acteurs économiques et géopolitiques interconnectés. Le risque d’un dysfonctionnement des infrastructures sous-marines a des répercussions bien plus larges et plus médiatisées qu’auparavant, ce qui oblige les marines à réévaluer leur rôle et leur stratégie de défense.
Les infrastructures sous-marines, englobant les câbles de télécommunications, les câbles électriques, les gazoducs, oléoducs ou encore les installations de forage, sont devenues des éléments cruciaux de notre économie mondiale. Ces installations sous la surface de la mer ou de l’océan permettent le bon fonctionnement des réseaux mondiaux de communication, de la distribution énergétique, et soutiennent des secteurs industriels vitaux tels que la recherche scientifique. Ces infrastructures, invisibles (ou peu visibles) mais essentielles, sont souvent traitées comme de simples artéfacts technologiques, sans reconnaissance suffisante de leur vulnérabilité stratégique.
Les récents incidents comme les attaques sur les pipelines Nord Stream en mer Baltique illustrent la fragilité de ces installations, particulièrement dans des contextes géopolitiques tendus. De même, en mer Noire, les pipelines TurkStream et Blue Stream sont désormais au centre des préoccupations, exposés à des menaces croissantes, tant sur le plan militaire que sur celui des attaques économiques. L’attaque sur ces infrastructures sous-marines a des conséquences qui vont au-delà de la simple perturbation de l’approvisionnement énergétique : elles deviennent des instruments de déstabilisation géopolitique, des cibles dans un nouveau type de guerre asymétrique.
À mesure que ces infrastructures sous-marines se révèlent indispensables au bon fonctionnement des économies modernes, elles prennent une place centrale dans les stratégies de protection militaire. De par leur rôle crucial, ces infrastructures sous-marines sont devenues de véritables « capital ship », des éléments stratégiques majeurs à protéger. Ce phénomène transforme la nature de la guerre maritime contemporaine, où les infrastructures sous-marines ne sont plus de simples composantes invisibles, mais des nœuds stratégiques vitaux, à l’instar de vaisseaux de guerre ou de bases militaires.
Le niveau de protection de ces infrastructures sous-marines ne correspond pas encore à la hauteur de leur responsabilité stratégique. Le manque de surveillance et de sécurisation de ces canaux vitaux soulève des inquiétudes majeures sur leur capacité à résister aux attaques futures. Face à cette menace croissante, il devient impératif de réévaluer rapidement les méthodes de protection de ces installations. En ce sens, les marines militaires doivent adopter une nouvelle posture de défense face à ces nouvelles cibles stratégiques sous-marines, car un dérèglement de ces infrastructures affecterait non seulement la sécurité énergétique et numérique, mais aussi la stabilité géopolitique mondiale. La comparaison avec la mer Baltique est à nouveau éclairante, dans un sens différent : l’annonce par l’OTAN de patrouilles en Baltique début 2025 montre à la fois la direction que les États riverains devraient prendre et le retard naval des Européens riverains de la mer Noire : ni la Bulgarie ni la Roumanie ne dispose de capacités de patrouilles sans parler même de capacités de combat.`
La stabilité régionale de la mer Noire et de ses alentours est désormais indissociable de l’évolution du conflit en Ukraine et des relations entre l’OTAN et la Russie [1]. Si une désescalade venait à se produire, il est possible qu’un dialogue multilatéral s’instaure, offrant une perspective de réduction des tensions et d’une nouvelle architecture de sécurité. Si un cessez-le-feu et un (long) processus de négociation russo-ukrainien s’engageait, le blocus naval russe serait suspendu, le trafic maritime pourrait reprendre et la mer Noire pourrait reprendre ses fonctions de plaque tournante. A l’échelle régionale, si une trêve durable était trouvée, les États riverains membres de l’Union européenne et/ou de l’OTAN pourraient réinvestir cet espace maritime différemment, la Roumanie pour exploiter les gisements d’hydrocarbures, la Géorgie (à ce jour hors UE et hors OTAN) pour réduire son enclavement, etc.
Cependant, la profonde méfiance mutuelle entre les grandes puissances et les différends géopolitiques enracinés rendent incertaine la possibilité d’un accord durable. La route vers une paix stable et une coopération régionale reste semée d’embûches, et toute avancée dans cette direction devra faire face à des obstacles diplomatiques et militaires considérables. La défiance entre ennemis russes et ukrainiens n’est qu’un aspect de ces difficultés : les États riverains se méfient du blocage de cet espace, ce qui limite leurs investissements.
Parallèlement, l’intégration progressive de l’Ukraine et de la Moldavie dans les structures européennes pourrait redessiner les équilibres de pouvoir dans la région. Si ces pays parviennent à avancer dans leur processus d’adhésion à l’Union européenne, la région pourrait se tourner vers une influence européenne renforcée, ce qui modulerait les rapports de force existants et créerait de nouvelles dynamiques géopolitiques. Deux scénarios au moins seraient ouverts : soit la mer Noire s’européanise graduellement comme l’avait fait la Baltique durant les années 2000, soit elle devient durablement une zone de tension Russie-OTAN comme l’Arctique et la Baltique le sont devenues actuellement.
Un tel changement pourrait bien transformer le rôle de la mer Noire et des infrastructures sous-marines, les inscrivant dans un cadre plus stable et peut-être plus coopératif à long terme. Toutefois, pour que cette transition soit réussie, un engagement diplomatique et stratégique continu sera nécessaire pour naviguer dans les complexités géopolitiques de la région et garantir la sécurité collective.
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[1] NDLR : Peut-être faudrait-il aussi prendre en compte l’évolution des relations intra-OTAN et la dynamique du lien de confiance/méfiance/défiance installée dès le début de Trump 2. Pour mémoire, c’est un vieil objectif stratégique soviétique puis russe que de dégrader le lien UE/OTAN
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