Géopolitique de l’Amérique. Connue pour ses maquiladoras, la frontière Etats-Unis/Mexique est bien plus que cela. Frontière de sécurité, barrière culturelle, lieu d’affrontements, zone de passage où l’on rencontre et affronte l’inconnu, zone de flux légaux et illégaux, interface privilégiée entre deux systèmes différents, lieu de construction... voilà les mots clés pour approfondir notre compréhension de ce lieu géopolitique.
Illustré d’une carte, cet article fait le point de manière précise. Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com vous présente un article d’Alain Nonjon publié sous le titre "La frontière Etats-Unis/Mexique" dans le n°128 d’Espace prépas.
La frontière américano-mexicaine n’est que la frontière politique née de la guerre entre deux États : le Mexique indépendant depuis 1821 et les Etats-Unis (EU), après leur guerre d’indépendance 1776-1783. Elle porte la marque des affrontements ultérieurs au terme desquels 1836-1853, les EU s’emparent de 2 millions de km2 au détriment du Mexique (Texas, Nouveau-Mexique, Californie et Arizona). La forte emprise des hispaniques sur ces territoires est donc un legs du passé autant que des migrations massives en cours (500 000 migrants originaires à plus de 75 % du Mexique, pour la plupart faiblement qualifiés, entreraient sur le marché du travail chaque année alors que, dans le même temps, seuls 5 000 visas sont accordés à cette catégorie de travailleurs).
La frontière est de plus en plus frontière de sécurité tant elle est transformée pour être imperméable : caméras de surveillance, murs électroniques, placages de blindés issus de la guerre d’Irak, border patrol (Us Senate McCain-Kennedy Bill du 25 mai 2006) épaulée par la garde nationale. Le 11 septembre 2001 en relançant l’obsession de sécurisation du territoire américain, l’administration a multiplié les surenchères pour rendre hermétique une frontière par où transitent des migrants illégaux : 12 millions déjà sur le sol américain dont 75 % d’hispaniques.
La frontière est devenue une barrière culturelle entre un Nord et un Sud, deux niveaux de vie (46 000 $ au Nord pour 13 900 $ au Sud dans un pays des plus inégalitaires du monde), deux modes de vie où s’expriment attraction et répulsion au travers de villes dont la gémellité est artificielle (San Diego/Tijuana, El Paso/Ciudad Juarez Brownsville/Matamoros). L’interpénétration anecdotique entre les civilisations des chiles en nogada (poivrons farcis) dont les couleurs évoquent le drapeau national et ballonpié au Nord et l’américanisation rythmée par le base-ball, les hot dogs et autres symboles au Sud ne saurait faire oublier une ligne de démarcation tragique entre American way of life et mexicanidada (Carlos Fuentes).
La frontière est donc souvent lieu d’affrontements (5 000 morts en 15 ans selon la commission nationale des droits de l’homme à Mexico) mais aussi entre lobbies (camionneurs qui se voient refuser l’accès au territoire américain en 2002 sur la pression des teamsters) même si la frontière a toujours valeur mythique de rêve de liberté (Thelma et Louise, Guet-apens, No country for old men) pour les hors-la-loi américains, et de chemin initiatique pour les desesperados de Trois enterrements (film de Tommy Lee Jones, 2005) ou de tremplin de réussite pour les aventuriers du ballon rond (Goal, film de Danny Cannon, 2005).
C’est de fait la frontière la plus traversée du monde avec 3 millions de mouvements par an (migrants autorisés ou illégaux, soit plus d’un million, et 1,5 million reconduits). Tijuana en est le poste frontalier le plus fréquenté du monde (200 000 personnes par jour, un record mondial), et de nombreux « Naftagates » grillagés franchissent le Rio Bravo.
Passer la frontière, c’est transformer le rêve en réalité pour près de 70 millions de touristes en comptant les excursionnistes qui bénéficient des mouvements prix bas mexicains, des législations favorables au jeu (Tijuana) et pour des retours au pays après avoir pendant des années expédié des « remesas », virements de migrants. La frontière fonctionne donc comme soupape de sûreté désamorçant les tensions intestines de la société mexicaine.
Les flux de marchandises sont intenses et désormais 80 % des échanges du Mexique se font avec son voisin du Nord : pétrole, matières premières, minerais, produits agricoles du Sonora et biens d’équipement, services financiers, culturels (TV cinéma). Les infrastructures sont saturées dans cette zone où le coût salarial est un moteur continu d’investissements (salaire minimum de 2, 9 euros de l’heure en 2008). Pourtant, désormais, c’est le trafic de cocaïne qui rythme le quotidien de la frontière (77 % de l’approvisionnement du marché américain transite par le Mexique et des centres de redistribution de Phoenix,d’ Houston).
Les flux financiers se diversifient en cumulant à la fois des aides au Mexique mais aussi des IDE américains dans l’assemblage, les industries de consommation, IDE investis d’abord dans l’extractif puis dans l’industrie de consommation, l’assemblage avec réexportation et « outsourcing », c’est-à-dire délocalisations par les firmes américaines de segments de production. Les rétrotransferts ont symboliquement représenté en 2007 la moitié des exportations pétrolières mexicaines pour un montant de 25 mds de dollars et plus de deux fois le tourisme. Ils sont au cœur d’un « développement par l’exil » qui renforce l’intérêt stratégico-économique de cette frontière.
La frontière est aussi plus qu’une limite, une interface privilégiée entre des systèmes différents : pour les Etats-Unis elle fonctionne comme rampe d’accès à d’autres marchés latino-américains en panne jusqu’à Obama comme le grand marché Alaska-Terre de Feu groupe de Miami. Pour le Mexique, c’est la base d’appui pour une nouvelle légitimité face au Nord : membre du Gatt, de l’Ocde, du G3, de l’Alena. Vicente Fox envisageait même en novembre 2000 « d’approfondir l’Alena pour parvenir à un accord qui permettrait d’intégrer les deux économies afin d’arriver à long terme à une suppression des frontières. Construire des murs, prendre les armes, consacrer des millions de $ pour éviter l’émigration ne sont pas de bonnes méthodes Elles ne l’ont pas été tout au long du XXe. »
La frontière est devenue un territoire de production avec les maquiladoras. Ces usines d’assemblage créées en 1965 pour freiner les migrations de chicanos ont profité d’exonérations temporaires des droits de douane pour produire à moindre coût des marchandises à partir de composants importés. 1 m d’emplois demeurent animés par des groupes étrangers américains où Thomson, Lexmar, Mitsubshi, Kyocera. Ces emplois sont laminés désormais par la concurrence chinoise, de Tijuana à Matamoros, dans le jouet, l’électronique et les services de base (Pékin est le deuxième partenaire commercial des États-Unis en lieu et place du Mexique en 2009). Raison de plus pour que la zone soit plus tournée vers le marché intérieur, que les maquiladoras s’essaiment sur le territoire et que la frontière ne soit plus exclusivement une zone d’extraversion exploitée par les intérêts économiques américains.
La frontière est un lieu de construction : pour les États-Unis, pays d’accueil redevenu terre d’immigration, le projet est d’en faire un sas d’entrée vers l’Amérique du Sud avec laquelle le projet de grand marché méridien (de l’Alaska à la Terre de Feu) n’est que suspendu depuis 2005. Pour le Mexique (10e puissance économique du monde) s’affirme clairement la volonté d’en faire l’instrument d’une volonté de rééquilibrage centre/périphérie (Pronaf, programme pour la frontière Nord). Dans les deux cas il y a échec : pour les États-Unis, les propositions de sortir du tout-répressif, d’accueillir des « travailleurs invités », de dissuader l’immigration familiale ont échoué, comme la relance du grand marché Alaska-Terre de Feu. Pour le Mexique, l’échec est à la mesure de la violence de la région (Ciudad Juarez, ville la plus dangereuse du monde avec 130 meurtres pour 100 000 habitants devant Caracas, le Cap), des problèmes d’environnement, des règlements de compte entre zetas (commandos des cartels du Sinaloa et du Golfe) et la permanence des migrations clandestines. Double échec que de constater que les douaniers sont remplacés, en août 2009, par l’armée mexicaine et que les maquiladoras, usines d’assemblage bénéficiant d’un statut spécial privilégié (de maquila en castillan qui désigne la portion de farine que retient le meunier en paiement de son service) ne sont que des usines tournevis, dont la production épouse la conjoncture des EU et le développement créé de nouveaux déséquilibres territoriaux dans une matrice libérale. On est loin d’un laboratoire du couple mondialisation/régionalisation au cœur de la 3e mondialisation, d’une mexamerica sur le terrain (20 m d’Américains sont d’origine mexicaine et constituent 58 % des hispaniques du pays), d’une frange mouvante (au-delà de la frontière pour Turner) où se forge une nouvelle société…
Copyright 2010-Nonjon/Espaces prépas n°128
Mise en ligne initiale sur Diploweb 7 janvier 2011
. L. Chamontin, "Ukraine et Russie : pour comprendre"
. G-F Dumont, P. Verluise, "The Geopolitics of Europe : From the Atlantic to the Urals"
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