Quels sont les objectifs géopolitiques de la Chine pour le centenaire de la révolution de 1949 ? Le Diploweb.com est heureux de publier, en synergie avec le Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG), cette étude signée par Tanguy Struye de Swielande, initialement publiée sous le titre "La Chine et ses objectifs géopolitiques à l’aube de 2049" dans « Regards géopolitiques », Bulletin du Conseil québécois d’études géopolitiques.
CET article se donne comme objectif de faire une analyse prospective des objectifs géopolitiques de la Chine d’ici 2049. A cette date, la Chine fêtera le centenaire de la RPC et devrait enfin réaliser le « Rêve Chinois », c’est-à-dire retrouver son statut de numéro un sur la scène mondiale, projet défendu par le président Xi depuis son arrivée à la tête du parti communiste fin 2012.
Le Rimland, concept développé par Spykman en 1942, comprend géographiquement une ceinture continue allant de la Scandinavie à la Chine maritime : « le Rimland de la superficie eurasienne doit être vu comme une région intermédiaire située… entre le heartland (cœur du monde) et les mers périphériques. Cette région équivaut à une vaste zone tampon de conflits entre la puissance maritime et la puissance terrestre. Orienté des deux côtés, elle doit fonctionner de manière amphibie et se défendre aussi bien sur terre qu’en mer » [1]. Mahan, dans The Problem of Asia and its effect upon International Politics, en 1900, mentionne déjà une « bande intermédiaire débattue et discutable », allant de la Turquie à la Mandchourie [2].
J. Fairgrieve parlera en 1915 de « crush zone », comprenant « la Finlande, la Suède, la Norvège, le Danemark, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, la Pologne, les Balkans, l’Iran, l’Afghanistan, le Siam et la Corée ». S. Cohen qualifiera cette région quelques décennies plus tard comme la « shatterbelt » : « Une grande région stratégiquement située, occupée par un certain nombre d’Etats en conflits et qui est, par ailleurs, coincée entre les intérêts conflictuels des grandes puissances adjacentes » [3].
Si chacun définit cette région de façon plus ou moins analogue, tout en y apportant des nuances, le raisonnement de base est le même. Il faut à tout prix éviter l’union du Rimland et du Heartland, ou un Rimland dominé par une puissance car, comme l’indique Spykman : « Celui qui domine le Rimland domine l’Eurasie ; celui qui domine l’Eurasie tient le destin du monde entre ses mains » [4]. Le contrôle du Rimland et des mers par une puissance maritime n’est cependant pas synonyme de contrôle du Heartland, mais signifie l’impossibilité d’une domination du monde par le Heartland [5]. Dès lors, les pays situés dans le Rimland ont été, ces dernières décennies, déchirées entre l’adhésion à la sphère d’influence de la puissance terrestre (Russie) ou maritime (Etats-Unis). Et si, ces dernières années, la situation s’est fortement complexifiée en raison de l’évolution de l’ordre international, c’est toujours selon nous dans le Rimland que se joue le vrai rapport de forces entre les grandes puissances.
Le Rimland forme toujours, dans la pensée collective des Etats-Unis et de la Russie, une zone tampon entre la puissance maritime et la puissance terrestre. La volonté américaine de freiner les avancées russes vers les mers chaudes et le désir de la Russie d’accéder à ces mêmes mers chaudes via l’Europe et le Moyen-Orient demeurent une réalité [6]. En effet, après la Guerre froide, les Etats-Unis ont renforcé leur présence sur le Rimland, espérant le contrôler via l’élargissement de l’OTAN et une plus grande présence dans le Caucase et en Asie centrale, sans oublier le Moyen-Orient où Washington essaie de contrer l’influence russe – notamment en Syrie et en Iran. Il s’agit pour Washington de poursuivre son ancienne doctrine de l’endiguement : priver la Russie (et la Chine) d’accès aux mers chaudes et donc aux différents détroits. La Russie, pour sa part, intensifie ses efforts pour contrer cette politique américaine et affermir ses positions dans les régions du Caucase et d’Asie centrale par le renforcement des relations au sein de la Communauté des Etats Indépendants, la création de l’Organisation du Traité de Sécurité ou le recours à l’arme énergétique.
Toutefois, la concurrence traditionnelle entre les Etats-Unis et la Russie sur le Rimland doit désormais tenir compte d’un nouveau paramètre : la Chine. Cette dernière s’affirme de plus en plus dans la région à travers une lecture asiatique de la géopolitique qui se traduit dans la pratique par une application du jeu de Go. Alors que la culture occidentale privilégie des jeux comme les échecs, qui postulent un affrontement direct visant la défaite de l’adversaire, la culture asiatique, en particulier chinoise, favorise une approche plus indirecte. Dans le jeu de Go, les actions apparaissent de prime abord non associées, alors que la logique de l’action se révèle ultérieurement, au fur et à mesure des jonctions entre les actions. Le succès ne s’obtient pas en un coup ou grâce à un déplacement ; il résulte d’une multitude d’actions aux objectifs variés, mais au service d’une grande stratégie. De plus, la victoire ne se traduit pas par une domination incontestée mais plutôt par un partage avantageux du territoire (acquisition de zones d’influence). L’accent est mis sur les stratégies relationnelles plutôt que sur les stratégies d’affrontement.
Avec une grande subtilité, Pékin laisse Moscou et Washington s’opposer sur l’échiquier du Rimland, tout en essayant de profiter de cette rivalité historique pour accroître sa propre influence dans cette ceinture régionale. Dès le début des années 90, la Chine veille à régler les conflits frontaliers avec les pays d’Asie centrale et accroît son influence dans la région à travers l’Organisation de Coopération de Shanghai, sans oublier la politique du carnet de chèques (investissements, prêts), la construction de différents oléoducs (Kazakhstan) et gazoducs (Turkménistan) vers le Xinjiang et le développement de nombreuses routes et voies ferroviaires vers les différents Etats de la région. La présence chinoise se traduit également à travers les Instituts Confucius, les sommets bilatéraux et le China-Eurasia Expo.
Après avoir soigneusement placé ses pions en Asie centrale (y compris en Afghanistan et au Pakistan) depuis 20 ans, d’autres pays et régions sont d’un intérêt grandissant pour Pékin : l’Asie du Sud-est, le Moyen-Orient, le Caucase, la Turquie et l’Union européenne.
En Asie du Sud-est, la Chine investit fortement dans des projets d’infrastructures. Kunming (province du Yunnan) en Chine devient la nouvelle plaque tournante à partir de laquelle la Chine compte pénétrer l’ancienne Indochine à travers, entre autres, le Greater Mekong Subregion Programme et différents couloirs commerciaux : Kunming-Bangkok, Kunming-Haiphong et Kunming-Kyaukpyu. Même le Guangxi est concerné avec le projet Nanning-Singapore Economic Corridor [7]. La Chine compte investir plus de 40 milliards de dollars dans le projet au Pakistan dit du China-Pakistan Economic Corridor (construction d’oléoducs, voies ferrées, routes, etc du port de Gwadar vers Kashgar, en province du Xinjiang via le Khunjerab Pass). Au Moyen-Orient, la Chine se concentre avant tout sur l’Iran, mais également de plus en plus sur l’Arabie Saoudite et le Qatar. Dans le Caucase, les relations avec l’Azerbaïdjan se sont développées. Quant à la Turquie, la relation entre les deux pays est en pleine expansion, tant au niveau commercial et militaire que dans le domaine des infrastructures. Par rapport à l’Union européenne, la pénétration chinoise est réelle depuis la crise économique, la porte d’entrée étant principalement les économies européennes fortement touchées par la crise (Grèce, Espagne et Portugal), mais également certains pays d’Europe de l’Est (Bulgarie, Roumanie, Hongrie) et les Balkans (Serbie). Les sociétés chinoises s’intéressent entre autres aux ports (ex. port de Pirée), aux compagnies ferroviaires (OSE) et au développement du corridor paneuropéen n°10 reliant la Turquie à l’Europe.
L’objectif de ces politiques est de renforcer la connectivité entre les acteurs du Rimland, étape importante de la stratégie du jeu de go qui permet d’encercler une zone pour la faire entrer dans la zone d’influence chinoise. Un fond de 40 milliards de dollars (Silk Road Project Fund) a d’ailleurs été mis sur pied en 2014, pour financer principalement des projets d’infrastructure de la Silk Road Economic Belt et de la Maritime Road Economic Belt (branche maritime) [8]. Au cours de cette même année, les Chinois ont fondé la Asian Infrastructure Investment Bank, avec un capital de départ de 50 milliards de dollars (majoritairement financée par la Chine). La Chine essaie ainsi de recréer la fameuse Route de la Soie qui connut sa période de gloire lors de l’apogée de l’empire mongol et qui, historiquement, comprenait deux branches, une via l’Asie centrale vers l’Europe et la Russie et une autre vers l’Asie du Sud et Sud-est via entre autres des pays et régions comme le Tibet, le Myanmar, le Vietnam et l’Inde.
In fine, la Chine a conscience qu’elle est comme, l’empire Mongol en son temps, une puissance du Rimland, mais une puissance mi-terrestre et mi-maritime. Aussi, il apparaît que le dessein à très long terme de la Chine est de contrôler le Rimland en isolant (ou en s’alliant [9] avec) la Russie, tout en concurrençant la puissance maritime américaine.
Une observation de la politique étrangère chinoise conduit toutefois à se demander si les objectifs à très long terme ne seraient pas encore plus ambitieux. En effet, ne s’agirait-il pas tout simplement de contrôler « l’île-monde » dont parlait H.J. Mackinder dans ses écrits de 1904 ? Ce dernier définissait « l’île-monde » comme la masse terrestre comprenant l’Asie, l’Europe et l’Afrique. Le centre était formé d’un heartland eurasien (cela correspond plus ou moins à l’ancienne Union soviétique) et d’un heartland africain, lequel correspond à l’actuelle RDC.
En d’autres termes, et toujours dans la logique du jeu de Go, nous estimons qu’il ne faut pas séparer la politique menée par la Chine en Afrique de celle menée sur le Rimland ; en effet, sur le continent africain, la Chine apparait également suivre une logique bien définie. Si la Chine y est présente pour les matières premières, elle a rapidement compris le frein que représenterait l’absence de développement des infrastructures. A titre d’exemple, la Chine a déjà reconstruit la voie ferroviaire de Benguela. Elle s’apprête maintenant à lancer le projet de reconstruction de la East Africa Railway en Afrique de l’Est et de la Trans-Kalahari Railway qui traversera le continent de la Namibie vers le Botswana. Pékin a également conclu un partenariat avec l’Union africaine afin de construire des infrastructures reliant toutes les capitales du continent. Or ces infrastructures seraient facilement connectables à celles de la Route de la Soie, entre autres via l’Egypte, nouveau pilier de cette initiative, renforçant ainsi la stratégie du jeu de Go chinois.
Ceci est d’autant plus le cas si l’on considère que la Route de la Soie comprend également, comme déjà mentionné, une branche maritime, au départ de la Chine (Fuzhou) pour atteindre Venise en passant par le détroit de Malacca, l’océan Indien, le canal de Suez et la Méditerranée [10]. Par ailleurs, le fameux collier de perles [11] apparaît également prendre en compte de manière croissante la côte est de l’Afrique, où la Chine modernise des ports au Kenya, en Tanzanie, au Mozambique… S’il s’agit avant tout de protéger les routes maritimes (Sea Lines of Communication), l’objectif n’est-il pas non plus, à long terme, de protéger « l’île-monde » contre la puissance maritime américaine ? La stratégie viserait alors à éloigner la puissance maritime (les Etats-Unis) des côtes, ce que Pékin essaie déjà de faire aujourd’hui en Mer de Chine du Sud (en essayant de prendre le contrôle de la première ligne de défense), par le déni d’accès par exemple. A ce titre, toute la lutte contre la piraterie maritime à laquelle participe la Chine peut être analysée comme faisant partie d’un objectif plus large de contrôle des voies maritimes depuis les côtes africaines jusqu’à Hainan [12].
Dès lors la grande stratégie chinoise ne serait-elle pas établie en accord avec les propos de Mackinder, « qui contrôle le cœur du monde commande à l’île du monde, qui contrôle l’île du monde commande au monde » ? Dans un tel contexte, il s’agit alors de contrôler, ou en tout cas d’avoir dans sa zone d’influence, les deux centres de l’île-monde : les Heartlands eurasien et centrafricain.
Ce scénario peut paraître fictif, toutefois les Chinois, en bons joueurs de Go, placent aujourd’hui leurs pierres sur le damier mondial, chaque pierre étant connectée à un moment donné aux autres. Ceci est d’autant plus le cas que la Chine interprète le temps très différemment de l’Occident, et développe ainsi une grande stratégie sur le très long terme. Cette grande stratégie ne se réalisera probablement pas, car d’autres puissances s’y opposeront, en particulier les Etats-Unis – sans parler du défi que représente l’instabilité de certaines régions de « l’île-monde ». Elle offre cependant, à partir d’un angle géopolitique, donc partiellement déterministe et avec les limites propres à cette perspective, un cadre conceptuel possible permettant de comprendre la cohérence de la politique étrangère chinoise contemporaine.
Cela étant, il apparaît qu’on ne soit qu’au début d’une longue recomposition historique de l’île-monde. En d’autres termes, le monde est en pleine évolution et une nouvelle carte géopolitique se dessine.
Copyright 2016-Struye de Swielande/Regards géopolitiques
Cet article de Tanguy Struye de Swielande, a été initialement publiée sous le titre « La Chine et ses objectifs géopolitiques à l’aube de 2049 » dans « Regards géopolitiques », Bulletin du Conseil québécois d’études géopolitiques, volume 2, n°1, printemps 2016, pp. 24-28.
Voir le site de la revue Regards géopolitiques
Plus
P. Verluise (dir. ) "Histoire, Géographie et Géopolitique de l’Asie. Les dessous des cartes, enjeux et rapports de force"", éd. Diploweb aux format Kindle et papier broché via Amazon, 2018.
[1] Spykman, N., The Geography of the Peace, New York, Harcourt, Brace and Co, 1944.
[2] Mahan, A., The Problem of Asia and its effect upon International Politics, Boston, Little Brown, 1900.
[3] Cohen, S., Geography and Politics in a Divided World, New York, Random House, 1963, pp. 83-87
[4] Spykman, N., The Geography of the Peace, New York, Harcourt, Brace and Co, 1944, p.43.
[5] Gray, C., The Geopolitics of the Nuclear Era, New York, Crane, Russak & Co, 1977, p.15.
[6] Lire également à ce sujet Struye de Swielande, T.., « Piraterie maritime : un nouveau rapport de force dans l’Océan indien ? », in Notes d’analyse de la Chaire InBev-Baillet Latour sur les relations Union européenne – Chine (Université catholique de Louvain), numéro 1, février 2009.
[7] Volonté de contrôler le Rimland asiatique (ASEAN).
[8] Cf infra.
[9] La Chine vise actuellement à renforcer son partenariat avec la Russie à travers, entre autres, son soutien à certaines questions internationales telles que l’Ukraine/Crimée, ou en concluant des contrats gaziers (voir les deux accords conclus en 2014, pour plus ou moins 800 milliards de dollars).
[10] La Chine a d’ailleurs également prévu une alternative au Canal de Suez, en projetant de rejoindre la Méditerranée via Israël (Red-Med Railway/ Désert du Néguev-port d’Eilat).
[11] Le collier de perles aurait comme objectifs le long des SLOCS d’avoir accès à des ports s’étendant de la mer de Chine du Sud à l’Afrique en passant par le Moyen-Orient : Hainan (Chine), Sittwe et les îles Coco (Myanmar), Gwadar, Pasni (Pakistan), Chittagong (Bangladesh), Sri Lanka, Maldives et îles Maurice. Ces accès à ces ports devraient permettre à la Chine de se servir de ces lieux comme bases logistiques, de ravitaillement…
[12] Construction d’une base logistique à Djibouti d’ici 2017.
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