Voici une description précise et localisée des mécanismes et acteurs de la finance mondialisée, démystifiant ainsi un système que l’on conçoit trop souvent comme une entité unique et régit par des règles qui nous échappent.
Présentation du livre de Laurent Carroué, "La planète financière. Capital, pouvoirs, espaces et territoires", Paris, Collection U, Armand Colin, 2015. ISBN : 978-2-200-60129-4.
LA CRISE financière qui débute en 2007 avec l’éclatement d’une bulle immobilière aux Etats-Unis a contribué à diffuser aux yeux du grand public l’idée d’une gouvernance mondiale, et d’un système financier déterritorialisé. La volonté de Laurent Carroué, géographe français spécialiste des questions de mondialisation et de globalisation, est ici de montrer que la finance mondiale est bien ancrée dans des territoires différenciés ; et qu’elle constitue un ensemble d’enjeux géoéconomiques et géopolitiques forts. Cet ancien professeur de l’université Paris VII, et directeur de recherche de l’Institut français de géopolitique qui lui est rattaché, essaie ici de combler un manque dans l’analyse de la finance mondialisée, celui d’une étude géographique précise à l’aide d’outils propres à cette discipline.
Dans un premier temps, Laurent Carroué dresse un tableau de l’économie mondiale actuelle, et décrit les outils et principes de bases qu’il est nécessaire de connaître avant d’envisager une étude de la finance mondiale. Durant les quarante dernières années, le PIB mondial nominal a été multiplié par 2,5, pour atteindre aujourd’hui (2015) les 73 870 milliards de dollars. La planète n’a jamais produit autant de richesses, mais ce sont encore aujourd’hui les Nords (pays développés) qui réalisent 70% de cette production. Cependant, l’économie mondiale est fortement caractérisée par la montée en puissance des Suds, qui sont à l’origine de 40% de la croissance depuis les années 1970. Malgré ce rebond, les inégalités perdurent à l’échelle mondiale ; en effet une polarisation croissante des richesses depuis les années 1970 engendre aujourd’hui une situation singulière dans laquelle les 361 millions d’individus disposant de plus de 100 000 dollars de richesse (8,4% de la population mondiale) détiennent 83% de la richesse mondiale. Au-delà de la répartition propriétaire de la richesse, sa répartition géographique est elle aussi marquée par une forte polarisation. A l’échelle intercontinentale, les pays développés possèdent d’après le FMI près de 75% du stock de capital mondial, évalué en 2013 à 269 863 milliards de dollars. Au sein même des pays en développement comme la Chine, l’Inde ou le Brésil, l’émergence d’une classe moyenne grandissante dans la population renforce les inégalités au point que le concept de fracture Nord-Sud pourrait être transposé à l’intérieur de ces pays.
La circulation des richesses s’effectue avec des outils qui varient selon les échelles et les acteurs concernés.
La géographie de l’épargne permet de pointer une première différenciation des territoires : le modèle anglo-saxon (Etats-Unis, Royaume-Uni, Afrique du Sud...) privilégie une épargne forte pour la constitution d’une retraite, mais d’autres territoires présentent des taux d’épargne beaucoup moins élevés, qui influent sur le capital disponible pour les acteurs financiers de ces espaces.
La circulation des richesses s’effectue avec des outils qui varient selon les échelles et les acteurs concernés : entre les banques et les acteurs institutionnels, les transactions s’effectuent par l’intermédiaire du réseau SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication), qui met en relation les différentes banques internationales. Pour s’assurer des garanties financières des deux acteurs d’une transaction, les Chambres de Compensation mettent en place un système de contrepartie. La circulation des richesses des particuliers vers les entreprises a lieu grâce aux réseaux de cartes bancaires (Visa, MasterCard, American Express...). Il existe aussi d’autres moyens de circulation des richesses : les transferts de fonds par des migrants vers leur pays d’origine (par l’intermédiaire des Majors Money Transfer Operators MMTOs), et le blanchiment de l’argent sale des mafias.
"Comme la guerre de 1914-1918 a marqué l’entrée dans le XXe siècle, on peut considérer que la crise ouverte en 2006-2007 signe le passage dans le XXIe siècle".
Laurent Carroué affirme que la crise débutée en 2007 aux Etats-Unis marque un tournant décisif dans l’histoire de la finance. Les années 1970-1985 sont caractérisées par de nombreuses dérégulations, conséquences de la volonté, d’abord étatsunienne et britannique, puis occidentale d’établir une économie hégémonique au service de sa puissance faisant front à l’URSS, à la Chine communiste, et au Tiers-monde qui revendique alors une plus importante considération. Un nouveau régime d’accumulation est adopté durant ces années, qui favorise un mode de gestion basé sur la rente plutôt que sur un développement économique réel.
La crise ouverte en 2006-2007 marque le retour de la puissance des Etats, qui mobilisent en 2009 plus de 20 000 milliards de dollars pour soutenir un système au bord de l’effondrement.
On s’aperçoit de l’existence d’un phénomène de polarisation des acteurs financiers. Par exemple, cinq métropoles (Pékin/Shanghai, New York, Tokyo, Paris, Londres) gèrent 50% des actifs mondiaux. Mais la concentration des acteurs de la finance en certains points n’empêche pas une multiplication des centres, avec l’émergence des Suds et en particulier de la Chine, qui sera bientôt la plus grande puissance bancaire devant les Etats-Unis.
Les intervenants sur les marchés sont des "institutions financières", parmi lesquelles on retrouve les banques, qui mobilisent sur les marchés l’argent issu de la collecte des dépôts de leurs clients. Les banques se divisent en banques commerciales (banque de détail ou d’entreprise) collectant l’épargne et distribuant des prêts, en banques d’affaire ou d’investissement qui interviennent sur les marchés des changes, des matières premières, des actions ou des obligations, et enfin en banques privées qui gèrent les grandes fortunes. La première source de revenu des banques est le détail, mais certaines grandes banques sont aujourd’hui dirigées par un personnel issu des banques d’investissement, plus tourné vers une culture de la prise de risque. Le rôle des banques est primordial, puisque certaines d’entre elles contrôlent des actifs pour un montant supérieur au PIB de leur économie nationale.
A côté du système bancaire traditionnel s’est développé le shadow banking, système non bancaire de financement, qui passe par des intermédiaires tels que les sociétés de courtage, les hedge funds, les fonds de capital-risque ou les trusts (entreprise avec un monopole). Ce phénomène représente un enjeu considérable quand l’on sait que les actifs sous gestion représentent en 2013 plus de 76 000 milliards de dollars, soit 103% du PIB mondial. Les acteurs de ce phénomène sont des fonds spécialisés comme BlackRock ou Vanguard, ainsi que certains départements de grandes banques.
Les hedge funds représentent un risque majeur pour le système financier international.
Chargés de gérer l’épargne de leur clients afin de pouvoir leur assurer une retraite, les fonds de pension, très présents aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, au Japon et dans de nombreux autres pays, représentent un stock de capital de 32 000 milliards de dollars. Ces organismes investissent traditionnellement dans des actions ou des obligations d’Etats réputées pour leur sécurité. Mais devant de nouvelles difficultés à faire face à leurs engagements, ils investissent de plus en plus dans des marchés à la fois plus rémunérateurs et plus risqués.
Les hedge funds, très présents à New York et à Londres, sont des fonds qui utilisent de nombreuses techniques et s’intéressent à des produits issus de montages financiers (produits dérivés), pour proposer une rentabilité optimale, mais qui est contrebalancée par des risques énormes. Selon la Banque Centrale Européenne, les hedge funds représentent un risque majeur pour le système financier international.
Les marchés financiers permettent à tous ces acteurs d’échanger du capital sous forme de titres ou actifs. Ils sont répartis sur cinq domaines d’activité : monnaie/devise/change, dettes/obligations, actions/capitalisations boursières et matières premières.
Les systèmes bancaires et nationaux de financement sont très différenciés, et ont des particularités propres aux territoires qu’ils recouvrent. Ainsi, le modèle anglo-saxon de financement passe majoritairement par les marchés boursiers quand les entreprises se financent majoritairement grâce aux banques en Allemagne ou en France.
Une place financière est un lieu de rencontre entre les différents acteurs des marchés. Ce sont avant tout des constructions politiques contrôlées par des puissances publiques qui y voient un outil dans la construction de projets géoéconomiques et géopolitiques. Les places financières se concentrent dans des espaces définis au sein des grandes métropoles, les quartiers centraux d’affaire ou Central Business District (CBD), proches des centres décisionnels. Les cinq plus grandes places financières en terme de capitalisation sont New York, Tokyo, Londres, Paris puis Hong Kong. New York (26 000 milliards de dollars de capitalisation en 2014) et Londres constituent les deux premières places financières du monde. On trouve notamment à New York la bourse New York Stock Exchange (NYSE, bourse de Wall Street), le NASDAQ concentré sur les hautes technologies, et FOREX le marché des changes. La place de Londres, la City, représente le premier marché mondial des changes, des échanges d’actions et d’obligations, ainsi que le premier marché mondial des produits dérivés. Si ces centres ont une position largement dominante, d’autres ont une importance croissante sur la scène internationale. C’est le cas de Sao Paulo au Brésil, la "city" de l’Amérique latine, de Mumbai en Inde, du quartier de Lujiazui (district de Pudong) à Shanghai.
Quelles grandes banques françaises n’ont pas une entrée dans les paradis fiscaux ?
Les paradis fiscaux ou Centres Financiers Extraterritoriaux constituent également un maillon important de la mondialisation puisqu’ils permettent l’évasion et l’optimisation fiscale, ainsi que le blanchiment d’argent. Ce sont des Etats ou des territoires rattachés qui bénéficient de juridictions d’exceptions, et fournissent des prestations financières opaques. Parmi ces acteurs, on peut citer la Suisse, le Luxembourg, les Îles britanniques, les Caraïbes et le Panama, mais aussi Hong Kong et Singapour.
Les places financières sont liées par des liens d’interdépendance asymétriques, au bénéfice des pays développés. Cependant les Suds marquent une forte croissance : en un quart de siècle, ils connaissent un excédent commercial de 8 626 milliards de dollars, tandis que les Nords accumulent un déficit de 7 799 milliards de dollars. La masse financière ainsi accumulée par les Suds constitue des réserves qui alimentent les marchés. On constate ainsi un renversement des rapports Nords/Suds, puisque entre 1990 et aujourd’hui les pays du Nords sont passés de 78 à 29% du stock mondial de capital détenu par les Etats, alors que les Suds passent de 22 à 71%. A titre d’exemple, l’Asie de l’Est détient aujourd’hui 36% du stock mondial du capital des Etats.
Les réserves de change constituent également un enjeu capital. Elles servent habituellement à constituer un "matelas" de sécurité pour les pays qui les détiennent ; néanmoins elles sont aussi un outil permettant, par leur cession, de dévaluer le taux de change d’une monnaie, et inversement.
Ces réserves sont constituées en partie de dettes d’autres Etats, qui se retrouvent alors dépendants.
Le dollar est aujourd’hui la monnaie utilisée dans 80% des transactions financières, symbole de son hégémonie, et à travers cet outilles Etats-Unis exercent leur puissance, notamment grâce au pouvoir de sanction qu’il leur confère. A côté, la livre sterling et l’euro sont les deux autres monnaies les plus courantes sur les marchés des changes. Néanmoins, on assiste à la montée en puissance du yuan ou renminbi chinois, qui domine de plus en plus en Asie du Sud-est. Même si Pékin garde le contrôle des taux de change, la Chine tend à ouvrir son économie, et le yuan pourrait contribuer à l’établissement d’un monde plus polycentrique. Cette volonté est illustrée par la création en juillet 2014 d’une Nouvelle Banque de Développement par les BRICS, dotée d’un fond de 100 milliards de dollars permettant de faire face à une crise des liquidités.
Ce livre présente l’intérêt de donner une description précise et localisée des mécanismes et acteurs de la finance mondialisée, démystifiant ainsi un système que l’on conçoit trop souvent comme une entité unique et régit par des règles qui nous échappent. Laurent Carroué appuie son propos à l’aide d’exemples très concrets dans des encadrés qui retracent l’historique de certains intervenants de la finance. En tant que géographe, il propose également un ensemble de cartes claires et instructives, tant à des échelles globales que locales.
Voici pour finir une des idées clefs de cet ouvrage, et qui en résume bien l’esprit : " Loin d’homogénéiser le monde, la mondialisation financière survalorise en effet systématiquement les différenciations territoriales, même apparemment les plus minimes, entre les différents marchés accessible dans l’espace mondial (taux d’intérêts, cours des actions, niveaux des devises, dettes et obligations...)."
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Laurent Carroué, La planète financière. Capital, pouvoirs, espaces et territoires, Paris, Collection U, Armand Colin, 2015, 256 p, ISBN : 978-2-200-60129-4.
4e de couverture
Si la crise économique et financière mondiale est omniprésente dans l’actualité journalière et les débats, la géographie du système financier mondial et ses territoires sont encore peu étudiés, alors que la mondialisation est par essence même un phénomène géographique.
L’objectif de cet ouvrage est donc d’apporter à la fois une véritable connaissance des processus et acteurs à l’œuvre dans les économies et sociétés contemporaines, et une boîte à outils conceptuelle et méthodologique propre à la géographie. Car loin d’être « déterritorialisé », le système financier est au contraire profondément ancré dans les réalités sociales, culturelles, économiques et géopolitiques qui organisent l’espace mondial.
Après avoir abordé les questions de la production, de la mobilisation et de la circulation de la richesse, ce manuel vient analyser l’émergence puis la crise du régime d’accumulation financière apparue dans les années 1975-1980, en en décortiquant les structures et fonctionnements. Sont ensuite abordés les grands acteurs (banques, assurances, fonds de pension, shadow banking, fonds souverains…), les principaux marchés financiers (monnaies, actions, dettes, matières premières…) et leurs territoires spécifiques. Enfin, l’auteur explore les enjeux politiques et géopolitiques de la finance et les questions de gouvernance.
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