L’Abkhazie devient une grosse base militaire russe, sur les rives de la Mer Noire. Régis Genté en présente ici des photos et les commente.
Il est l’auteur d’un livre recommandé par le Diploweb.com : « Voyage au pays des Abkhazes (Caucase, début du XXIe siècle) », éd. Cartouche, avril 2012, 180 p.
DU POINT de vue abkhaze, le choix fut cornélien. Du moins apparaît-il comme tel rétrospectivement. En se séparant de la Géorgie, au terme d’une terrible guerre de sécession qui se déroula d’août 1992 à septembre 1993, la minuscule province des bords de la mer Noire se jetait entre les griffes de l’ours russe. Aujourd’hui, près de quatre ans après que Moscou a reconnu unilatéralement l’indépendance de la « Perle de la mer Noire », au terme de la guerre russo-géorgienne de 2008, il ne faut guère de temps pour que les Abkhazes vous confient, plus ou moins directement, combien la relation avec le grand voisin russe est dangereuse pour l’indépendance de leur république.
C’est que la charmante province séparatiste géorgienne, grande comme la Saône et Loire et peuplée officiellement d’un peu plus de 240 000 habitants, sait bien qu’elle est d’abord un puissant levier géopolitique pour le Kremlin et diverses forces en Russie. Cela fait belle lurette que plus personne ne croit à Soukhoumi à la soi-disant amitié entre les peuples russe et abkhaze. La guerre de 2008 a d’abord été l’occasion pour la Russie de tenter de revenir à la table des grandes nations.
A Tbilissi, c’est un soir de février 2008 que nous avons vu les premiers nuages s’accumuler lorsque, quelques jours après la reconnaissance du Kossovo par une partie de la Communauté internationale, Vladimir Poutine a promis au Caucase une « préparation maison. » Sept mois plus tard, nous comprenions ce qu’il avait en tête… Fin 2011, le Président russe Dimitri Medvedev admettait d’ailleurs qu’il s’était agi, avec la guerre de 2008, de prévenir une avancée de l’Otan sur ce que Moscou considère apparemment comme relevant de sa sphère d’influence.
C’est donc au moyen de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, ces deux régions séparatistes géorgiennes que même Moscou considérait juridiquement, officiellement, comme appartenant au giron constitutionnel de Tbilissi, que les dirigeants russes ont fait payer à Washington et à certaines capitales européennes le peu de cas qu’elles faisaient, selon le Kremlin, de la voix de la Russie sur la scène internationale. Au milieu de tout cela, les Abkhazes ont tenté de tirer leur épingle du jeu pour obtenir une indépendance aussi désirée qu’illusoire, bénéficiant le plus souvent du soutien des forces russes nostalgiques de l’URSS et impérialistes.
Dans ce contexte, la logorrhée russe sur les droits de « tous les peuples que Dieu a mis sur cette terre », pour reprendre les mots dont m’avait gratifié le député russe Konstantin Zatouline en 2004, ne suscite aucun transport de joie en Abkhazie. « Nous n’avons pas le choix. Les Géorgiens sont nos ennemis. Nous sommes obligés de nous en remettre à la Russie, pour notre sécurité », expliquent en substances la plupart des Abkhazes. Mais déjà les conflits avec le grand « protecteur » russe pointent : qu’il s’agisse du tracé des frontières, du choix des dirigeants, de l’écriture de l’histoire… Nombreux sont les Abkhazes à craindre que l’ours russe ne fasse qu’une bouchée de leur délicieuse république et ne s’assoie sans vergogne sur leur rêves d’indépendance.
Copyright Régis Genté. Avril 2011. Côté abkhaze, au large de Novy Afon.
Les « frontières » abkhazes sont surveillées par les gardes frontières russes. C’est aussi vrai de la côte abkhaze au large de laquelle des navires russes patrouillent en permanence.
Copyright Régis Genté. Juin 2011. Ville de Gali.
La sécurité de l’Abkhazie dépend totalement de Moscou. Environ 4 000 soldats et officiers russes stationneraient dans la république séparatiste. Tout le long de la « limite administrative » avec le reste de la Géorgie, que Moscou et Soukhoumi considèrent comme une « frontière », les forces russes construisent des petites cités militaires (cf. photo, ville de Gali). Voilà qui témoigne d’une intention de s’installer sur le long terme. En février 2010, Moscou et Soukhoumi signaient un accord dit de « coopération militaire » d’une durée de 49 ans. L’Abkhazie devient une grosse base militaire russe.
Copyright Régis Genté. Septembre 2003. Soukhoumi.
En mars 2012, Dimitri Medvedev nommait le gouverneur de la région de Krasnodar, Alexandre Tkatchev, « représentant spécial du président russe pour l’Abkhazie. » Le puissant gouverneur du Kraï de Krasnodar (sur le territoire duquel se dérouleront les JO d’hiver de Sotchi en 2014), ici photographié à Soukhoumi en septembre 2003 lors des festivités pour les « Dix ans de l’indépendance de l’Abkhazie », semble très apprécié de V. Poutine. Pour ce dernier, il a parfois joué les médiateurs auprès des dirigeants abkhazes. M. Tkatchev, qui contrôlerait de larges pans de l’économie de sa région, jouerait de son influence sur l’économie de sa région pour peser sur les décisions prises par Soukhoumi.
Copyright Régis Genté. Juin 2011. Soukoumi.
Monument dédié aux victimes du mohatjirtsvo, le départ forcé des Abkhazes, vers l’empire ottoman, dans les années 1860. Selon certains historiens abkhazes, jusqu’à 80% de la population abkhaze d’alors aurait été contrainte de fuir. Cet épisode tragique des guerres de la conquête russe du Caucase est commémoré par les Abkhazes, comme une façon de se souvenir des relations historiques pour le moins difficiles que la province des bords de la mer Noire a eu avec son protecteur d’aujourd’hui.
Copyright Régis Genté. Avril 2011. Monastère de Novy Afon.
En 2011, une véritable fronde éclatait au sein de l’éparchie abkhaze. Officiellement, celle-ci est placée sous la juridiction de l’église orthodoxe autocéphale géorgienne. En pratique, ladite éparchie dépend de l’église russe. Mais la grande majorité des prêtres et des fidèles orthodoxes abkhazes veulent l’autocéphalie… pendant religieux de l’indépendance politique. Voilà un autre motif de relations orageuses avec la Russie.
Copyright Régis Genté. Avril 2011. Village de Djgiarda.
Le discours identitaire « abkhaze » est très fort dans la minuscule province. Comme dans tout le Caucase, Nord comme Sud. Au-delà des manipulations, c’est là qu’il faut chercher le désir d’indépendance des Abkhazes. Se dire Abkhaze, pratiquer l’ « apsouara », sorte de code d’honneur montagnard mâtiné de rites païens, y compris le jour de pâques (comme sur cette photo), c’est une façon de marquer sa différence… vis-à-vis des Géorgiens comme des Russes.
Copyright Régis Genté. Juin 2011. Soukhoumi.
Une des grandes pommes de discorde entre Soukhoumi et Moscou est la question de l’accès à la propriété en Abkhazie pour les citoyens russes. Notamment pour tout ce qui a un potentiel touristique. Les autorités abkhazes font tout pour ne pas adopter la loi. Elles craignent qu’en quelques mois, les riches russes ne s’emparent de l’essentiel du si riche patrimoine de la république. Pour l’heure, les Russes qui veulent acheter un bien sont obligés de créer des entreprises conjointes où ils ne détiennent qu’une minorité des parts. Ils ont donc recours à des prête-noms.
Copyright Régis Genté. Juin 2011. Lac Ritsa.
Économiquement, l’Abkhazie dépend très lourdement de la Russie. Les cent mille et quelques touristes russes qui s’aventureraient en Abkhazie chaque année sont russes. Le budget de la république serait approvisionné à 70% par des subventions allouées par Moscou, les investissements sont pour beaucoup le fait d’hommes d’affaires russes, c’est chez le grand voisin du Nord que l’on va chercher du travail et faire ses études.
Copyright texte et photos Mai 2012-Genté/Diploweb.com
Plus
. Régis Genté, « Voyage au pays des Abkhazes (Caucase, début du XXIe siècle) », éditions Cartouche, avril 2012, 180 p.
4e de couverture
"Le pays des Abkhazes" : la formule est embarrassante. Voyager dans cette contrée des rivages septentrionaux de la mer Noire, c’est voyager dans un pays qui n’existe pas, en tout cas aux yeux des institutions internationales. Entre 1992 et 1993, la zone a été le théâtre d’une guerre meurtrière entre Abkhazes et Géorgiens, les premiers parce qu’ils revendiquent l’indépendance de leur "foyer national", les seconds parce qu’ils considèrent que la région est partie intégrante de la nation géorgienne. Dix mille morts et presque un quart de siècle plus tard, un statu quo précaire règne sur la province rebelle, devenue de fait indépendante grâce à l’appui décisif des Russes, tandis que les Géorgiens, amputés de l’un des joyaux de leur territoire, balancent entre nostalgie et désirs de revanche. La question des identités nationales, refoulée par soixante-dix années d’une utopie brutale et réveillée par l’effondrement de l’Union soviétique, est au coeur des séjours de Régis Genté dans cette entité fantôme.
. Voir sur le Diploweb.com une présentation par Pierre Verluise du livre de Régis Genté, « Voyage au pays des Abkhazes (Caucase, début du XXIe siècle) », éditions Cartouche, avril 2012, 180 p. Voir
. Voir sur le Diploweb.com un reportage photo de Pierre Verluise sur la ligne de démarcation Géorgie/Ossétie du Sud-Russie, côté géorgien (Sud). Voir
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