Jean-Christophe Notin : « Je pense me situer quelque part entre le journaliste et l’historien »

Par Ivan SAND , Jean-Christophe NOTIN, le 8 juillet 2020  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Ingénieur des Mines de formation, Jean-Christophe Notin est un chercheur indépendant qui a publié de nombreux ouvrages sur les questions de défense, à commencer par certains aspects méconnus de la Seconde Guerre mondiale. Il a également mené des enquêtes minutieuses sur le renseignement extérieur français ainsi que sur les opérations récentes des armées françaises. Ses publications ont été récompensées par plusieurs prix, notamment le prix maréchal Foch de l’Académie française en 2003, le prix essai de l’Express en 2011, le prix Albert Thibaudet en 2012, le prix Erwan Bergot en 2016 et le prix de l’Académie du renseignement en 2018. Propos recueillis par Ivan Sand, diplômé de l’école de commerce de l’EDHEC à Lille en Conseil et Stratégie Internationale et titulaire d’un Master 2 Recherche à l’Institut Français de Géopolitique (IFG), il est également docteur en géographie de l’Université Paris-Sorbonne depuis 2020.

Jean-Christophe Notin est souvent présenté comme le seul chercheur à avoir interrogé des clandestins de la Direction générale de la sécurité extérieur (DGSE). Toutefois, son champ d’investigation va bien au-delà de cette prouesse, et même largement au-delà du monde du renseignement. Auteur prolifique, Jean-Christophe Notin a notamment écrit plusieurs biographies de grandes figures militaires françaises (par exemple les maréchaux Foch, Juin et Leclerc) ainsi que des récits détaillés de l’action française sur des théâtres de guerre (Afghanistan, Côte d’Ivoire, Libye et Mali). Très fouillés, ces ouvrages se fondent sur des recherches méticuleuses, dans les archives institutionnelles et privées – comme en témoignent les révélations contenues dans « Le maître du secret, Alexandre de Marenches : légende des services secrets français », récompensé par le Grand Prix de l’académie du renseignement 2018 – et sur un très grand nombre d’entretiens, qui lui permettent de confronter la vision de l’ensemble des acteurs. Le résultat est souvent brillant et fait vivre au lecteur les opérations comme s’il y était. Afin de comprendre son parcours, ses motivations mais aussi de connaître sa méthode de travail et son regard sur certaines des crises actuelles, Jean-Christophe Notin répond aux questions d’Ivan Sand pour le Diploweb.

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Ivan Sand (I. S.) : Diplômé des Mines de Paris, vous vous destiniez à une carrière d’ingénieur. Comment avez-vous été amené à écrire votre premier ouvrage ?

Jean-Christophe Notin (J.-C. N.) : J’étais passionné d’histoire depuis le collège, en particulier la Seconde Guerre mondiale. J’ai lu très tôt les mémoires du général de Gaulle et j’ai eu la chance de rencontrer certaines figures de la Résistance ou des armées françaises, comme le général Augustin Guillaume [NDLR : célèbre notamment pour son rôle dans la campagne d’Italie (juillet 1943-mai 1945)]. À la fin de mes études, je travaille comme ingénieur et, très vite, je m’ennuie. Par curiosité et sans avoir l’idée d’en faire un livre, j’essaie de rencontrer des Compagnons de la Libération. Après quelques échecs – j’écris sans succès au chancelier de l’Ordre de la Libération – étant déjà assez persévérant, pour ne pas dire têtu, je prends contact avec Pierre Messmer, qui est un des pères du nucléaire français, le nucléaire étant ma spécialité d’origine. Je lui expose mon projet de rencontrer les Compagnons en sachant qu’il est alors très proche du chancelier de l’Ordre de la Libération. J’ai alors beaucoup de chance : Pierre Messmer appelle le chancelier et lui dit « on ne dit pas non à un ingénieur des Mines ». À partir de ce jour-là, j’en rencontre un grand nombre et je recueille soigneusement leurs témoignages. Assez rapidement, je me retrouve avec une masse énorme de récits que j’estime être d’une grande valeur et je me dis qu’il est vraiment dommage de ne pas les faire connaître. Ne connaissant strictement rien au monde de l’édition, je prends contact avec Perrin car c’est l’éditeur de plusieurs ouvrages qui m’ont marqué dans ma jeunesse. Là aussi, j’ai beaucoup de chance car cette maison d’édition accepte le projet.

Jean-Christophe Notin : « Je pense me situer quelque part entre le journaliste et l'historien »
Jean-Christophe Notin
A gauche, J.-C. Notin récompensé par le Grand Prix de l’académie du renseignement 2018. Remise du prix par Laurent Nunez, Secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Intérieur. Copyright 2018 Académie du Renseignement
Académie du renseignement

Ma patte, si je peux dire, c’est de laisser les gens parler. (…) S’il y a un mensonge ou une manipulation, cela finit par apparaître.

I. S. : Dès, vos premiers travaux, les entretiens occupent une place capitale, ce qui sera une constante. Avez-vous une méthode particulière pour conduire un entretien ? Comment faîtes-vous pour amener de la contradiction ou faire le tri entre les souvenirs réels et ceux qui ont pu être déformés ?

J.-C. N. : Ma patte, si je peux dire, c’est de laisser les gens parler. Je pense que l’information importante viendra si la personne a envie de la donner. Je pars du principe qu’un individu qui accepte de me recevoir, a envie de parler. L’expérience m’a montré qu’une information capitale arrive souvent d’elle-même. Lors d’un premier entretien, je ne contredis pas la personne. Je pense qu’il ne faut surtout pas dire « pouvez-vous me confirmer que tel jour à tel endroit il s’est passé cela ? ». Il est primordial d’arriver avec beaucoup d’humilité et en prenant son temps. Mes entretiens durent généralement une à deux heures. A posteriori, j’analyse les propos, je prends en compte les autres acteurs mentionnés et j’essaie également de les interroger. C’est ce qui m’amène à effectuer 250 interviews parfois, comme pour le livre à propos de l’Afghanistan ou celui sur la guerre au Mali. Il est capital de recouper un témoignage. Prenons l’exemple d’un pilote qui me raconte une mission de bombardement en Afrique de l’Ouest. Je vais croiser son récit avec celui d’un responsable du Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) à Balard mais aussi le chef du détachement des forces françaises sur la base de N’Djamena (Tchad). De plus, j’interroge des acteurs qui ont des fonctions différentes : militaires, diplomates, politiques, humanitaires, journalistes. S’il y a un mensonge ou une manipulation, cela finit par apparaître.

I. S. : On imagine bien que vos sources dépendent aussi du sujet traité. Par exemple, un ouvrage comme celui sur le Mali se fait-il sans document écrit ? De manière plus générale, vous posez-vous la question de votre statut : journaliste, historien, chercheur indépendant ?

J.-C. N. : Le dossier du Mali, c’est un travail que j’ai mené à chaud avec les acteurs du conflit, à partir du mois de mai 2013 alors que l’opération a débuté en janvier. Dès lors, l’ouvrage est uniquement fondé sur des témoignages. J’ai à ce moment-là la chance d’avoir déjà écrit plusieurs livres sur les opérations extérieures françaises. Je rencontre le chef de la communication de l’état-major des armées (EMACOM) qui m’accorde le droit d’interviewer absolument qui je veux au sein des armées, à condition bien entendu que la personne accepte de parler.

J’ai une démarche de scientifique qui me vient de ma formation. Pour mes enquêtes, je pense me situer quelque part entre le journaliste et l’historien. Le journaliste est au front, il interroge l’acteur juste après l’action et recueille ses impressions. L’historien est au poste de commandement, à 20 km [NDLR : de manière fictive via les archives], et travaille surtout à partir de documents écrits. Entre les deux, j’ai accès à certaines informations que le journaliste n’a pas car c’était trop tôt, et d’autres éléments que l’historien n’aura pas non plus car les témoins vont disparaître. Les Compagnons de la Libération m’ont souvent dit : « ne vous braquez pas sur les archives, il n’y a que ce qu’on a accepté d’y mettre ». Des anciens de la campagne d’Italie me donnaient l’exemple de cas de viols commis par des membres de leurs unités, dont les coupables avaient été fusillés et me disaient « croyez vous qu’on le met dans nos archives ? ».

Je sais qu’en France cela peut faire hurler, mais dans beaucoup d’autres pays cela semble naturel.

I. S. : Quels sont les entretiens qui vous ont le plus marqué ?

J.-C. N. : En premier lieu les entretiens avec les Compagnons de la Libération. Nous sommes à la fin des années 1990, j’ai 26-27 ans et je mesure à peine la chance que j’ai. Ensuite, je dirais les clandestins de la DGSE. Au moment où je commence mon enquête sur l’Afghanistan, mon objectif n’est pas de raconter l’action des services de renseignement. J’étais passionné par l’histoire de ce pays. Au départ, je prépare un livre sur les années 1980, une histoire de la guerre en Afghanistan, sous le prisme de l’engagement français, humanitaire et diplomatique. C’est en tirant la pelote, au fil des entretiens, qu’on me répète souvent que la DGSE était présente, mais pas sous leur véritable identité. Je me mets en tête de les retrouver et ces entretiens-là m’ont énormément marqué. Leur activité peut parfois provoquer des troubles psychologiques, des déflagrations, pas uniquement dus au fait d’agir sous une fausse identité mais aussi de ne pas avoir le droit d’en parler. C’est ce qui en fait des personnes particulières et attachantes. Et je leur garantissais de ne rien publier sans leur soumettre avant. Certains m’ont par la suite demandé de montrer le manuscrit à leur hiérarchie, ce que j’ai accepté aussi. Je sais qu’en France cela peut faire hurler, mais dans beaucoup d’autres pays cela semble naturel. Les humanitaires ont aussi été difficiles à convaincre de témoigner. Vu la tournure de l’ouvrage, ils ont pu avoir peur que cela alimente l’idée qu’on peut les assimiler à des clandestins, ou au moins, qu’ils travaillent au profit de la France. Ce qui est bien sûr faux.

I. S. : Lorsque vous écrivez un livre sur une opération extérieure française, les armées demandent également à voir le manuscrit ?

J.-C. N. : Pour les opérations en cours, oui. Quand je mène mes entretiens à propos de la Libye, l’intervention française n’est pas terminée, Kadhafi n’est pas encore mort. Je demande à l’EMACOM la liberté de rencontrer tous les acteurs, de différents niveaux, les opérateurs comme les chefs. Je me rappelle d’une fiche de relecture par des officiers sur cet ouvrage, qui commençait par « si l’on s’en tient à ce qui était prévu, toutes les lignes rouges ont été franchies ». Mais je pense que je l’ai fait dans un esprit honnête et de transmission à la société qui connait assez mal les actions des armées. C’est ce qui a in fine convaincu les armées. Leur requête a simplement été de retirer certains détails techniques, qui sont parfois protégés par le secret défense, comme la portée d’une arme.

I. S. : À l’inverse de vos livres sur les opérations récentes, vos biographies nécessitent l’examen d’un grand nombre de sources écrites. Par exemple, celle d’Alexandre de Marenches repose en partie sur des notes personnelles retrouvées chez lui. Lors de la découverte de ces documents, où en êtes-vous de la construction de l’ouvrage ? Les éléments recueillis remettent-ils en cause certaines de vos conclusions ?

J.-C. N. : C’est la révolution, les aventuriers de l’arche perdue ! Les anciens du SDECE acceptent de me parler, parce que j’ai déjà beaucoup écrit, alors que ce sont des gens qui habituellement refusent. Marqués par la Guerre froide, ils sont en général très suspicieux. Certains m’ont demandé ma carte d’identité au bout d’une heure d’entretien ! Les témoins me disaient que Marenches n’avait pas de papiers, que cela avait déjà été vérifié par plusieurs personnes. Je retrouve tout d’abord un carnet qui date de 1943. Je me dis alors que ce n’est pas possible qu’une personne qui prenait des notes quotidiennes en 1943 ne l’ait pas fait pendant le reste de sa vie. Au bout de 6 mois, on m’accorde le droit de fouiller une de ses maisons, et je tombe sur des caisses dans une chambre forte. Puis les carnets qui s’y trouvent changent absolument tout. Les quelques trous qu’il y avait dans sa biographie sont élucidés. Et surtout j’ai accès à ce que lui pensait. Pour des événements où des témoins se contredisent, cela permet de savoir à qui donner raison.

I. S. : Lorsque vous écrivez une biographie, avez-vous la volonté de déconstruire un mythe ?

J.-C. N. : Quand je me lance dans un livre, mon idée c’est d’apporter quelque chose de nouveau, pas forcément de démonter un mythe. Par exemple, pour Leclerc, je ne pense pas du tout à cela. J’ai beaucoup étoffé sur sa mort, c’était un challenge. Il s’agissait d’un des mystères de l’histoire et je pense qu’aujourd’hui la lumière a été faite. Sur chaque élément nouveau, j’ai été voir ceux qui avaient connu Leclerc, leur famille s’ils étaient morts, éventuellement la famille de la famille, pour retrouver des documents inédits. Sans vouloir à tout prix déconstruire un mythe, la quête de la vérité peut amener à contredire ce qui semblait évident jusque-là. Pour Foch par exemple, je me suis rendu compte qu’il y avait un grand décalage entre l’image que l’on avait de lui et la réalité.

(…) récemment, la mort du chef d’AQMI, ça fait une ligne dans les journaux. Mais il faut imaginer le travail que c’est, de collecte, d’analyse, de réflexion.

I. S. : À l’inverse, dans certains ouvrages comme celui sur l’Afghanistan, avez-vous l’idée de rendre hommage à certains acteurs méconnus ? Ou d’en réhabiliter d’autres ?

J.-C. N. : Oui, je ne suis pas historien, je ne m’impose pas toujours d’être neutre ou objectif. L’humanitaire qui me raconte qu’il est allé en Afghanistan aider des populations, j’ai envie de le mettre en valeur, qu’il en reste une trace. C’est vrai aussi pour les militaires, dont on parle surtout quand il y a un problème. Dans le livre sur les Compagnons, cela se voit beaucoup. Ce n’est pas vraiment un travail historique, je m’enflamme un peu ! Quand je vais voir des clandestins dont, pour le coup, personne ne parle, je suis heureux de leur rendre hommage, même si je ne fais rien d’autre que retranscrire fidèlement la réalité. C’est la même chose pour les forces spéciales : récemment, la mort du chef d’AQMI, ça fait une ligne dans les journaux. Mais il faut imaginer le travail que c’est, de collecte, d’analyse, de réflexion. Donc je ne suis pas toujours objectif, ce qu’on peut me reprocher, mais je vois cela comme une force ou plus simplement comme ma façon de travailler.

I. S. : Les recherches et les œuvres de fiction autour du monde du renseignement sont de plus en plus nombreuses, notamment en France, ce qui marque une rupture. Quel regard portez-vous sur cet engouement ? À l’inverse d’il y a quelques temps, pensez-vous que le rôle qu’on prête aux services puisse être exagéré ?

J.-C. N. : L’engouement, je vis ça très bien ! Car avant il y avait une vision caricaturale négative, de pieds nickelés, en partie fondée car il y en a eu au SDECE. Ce qui m’intéresse c’est que ça donne une image plus positive de la DGSE à l’étranger. Pour la France, l’étranger qui sait qu’il parle à un service puissant, il sera plus enclin à donner des informations. Un service dont personne ne parle risque d’avoir un problème de notoriété. L’inverse, c’est le Mossad. Certaines des opérations qu’on leur attribue, ils ne les ont pas faites et on parle très peu de celles qu’ils ont ratées… Mais il y a un exercice de propagande très bien fait, et tant mieux pour eux. Donc asseoir le prestige de la DGSE, c’est très bien.

Quant au rôle de la DGSE au sein des opérations, je dirais que ce sont avant tout des capteurs.

Quant au rôle de la DGSE au sein des opérations, je dirais que ce sont avant tout des capteurs. Il ne faut pas leur prêter la capacité de renverser un gouvernement ou d’intoxiquer toute une administration. Leur finalité est de fournir une analyse, qu’ils soumettent ensuite aux autorités politiques. C’est par exemple flagrant pour le démarrage de l’opération Serval au Mali. La DGSE est la seule à avoir des capteurs dans le Nord du Mali. D’analyses en analyses, ils prévoient qu’une offensive djihadiste est à venir et le président F. Hollande décide finalement d’engager les armées (11 janvier 2013). Leur rôle est l’anticipation afin d’être capable de répondre aux questions des décideurs politiques le jour où ils en auront besoin et de leur proposer une solution. Parfois cela repose sur une petite poignée d’acteurs. À la DGSE, une quinzaine de personnes ont réellement porté le dossier afghan dans les années 1980 et 1990. Compte tenu de ses moyens, la DGSE n’a pas vraiment le droit à l’erreur dans le choix des pays où elle installe un dispositif. L’Afghanistan, l’Irak et la RDC sont des exemples plus ou moins récents de leur capacité d’anticipation. Il peut bien sûr lui arriver de se tromper, un dispositif peut être démantelé dans une région où un conflit se déclenche un an plus tard... Parfois, la simple rotation des effectifs peut engendrer cela. Il s’agit avant tout de relations humaines, malgré tous les capteurs techniques dont on peut disposer.

Mon opinion est que ces opérations sont des sparadraps pour stopper l’hémorragie. (…) L’ennemi principal pour une armée d’intervention dans un pays étranger, c’est le temps.

I. S. : Après avoir étudié l’action des forces françaises en Afghanistan, en Côte d’Ivoire, en Libye, au Mali, quel regard portez-vous sur la capacité d’intervention de la France ? De manière plus générale, quelles solutions peut-on envisager sur le long terme pour les interventions occidentales ?

J.-C. N. : Étant donné que j’écris à chaud, je n’ai pas assez de recul pour évaluer les conséquences d’une guerre sur les moyen et long termes. Par exemple, sur la Libye, on m’a reproché de proposer une vision positive de l’opération Harmattan. Dans la conclusion, que j’écris en 2012, je note les éléments positifs de l’époque, notamment les élections qui s’étaient bien passées. Au Mali, c’est un peu différent, je ne dis pas que la situation semble résolue. Mon opinion est que ces opérations sont des sparadraps pour stopper l’hémorragie. Les militaires sont les premiers à dire : « on fait notre travail et c’est à vous, les politiques, les diplomates, de faire le vôtre ». Ce qui n’est pas simple non plus bien sûr. Au Mali, il y a eu une tentative d’anticipation de l’après-guerre avec une conférence, la prévision d’élections. L’ennemi principal pour une armée d’intervention dans un pays étranger, c’est le temps. Il y a de nombreux problèmes internes sur les théâtres d’intervention, sur le plan politique, sociétal, des rivalités entre régions, et on finit par tout reprocher aux soldats français.

En Afghanistan quand je vois l’ébauche d’accord avec les Taliban, je me dis que c’est ce qui aurait dû être fait il y a une quinzaine d’années. C’est d’ailleurs ce que proposait une partie de la DGSE juste avant le 11 septembre 2001 : « il y a des Taliban avec lesquels on peut parler ». Mais dans les médias, les Taliban étaient présentés sous l’angle uniquement de la lapidation, de la burqa (d’ailleurs originaire de Kaboul et pas des campagnes). Je pense qu’on aurait pu discuter avec une partie d’entre eux, qu’on aurait pu les ramener dans le giron international, en incluant des acteurs avec lesquels on était en contact dont le commandant Massoud (1953-2001). Les Français n’y sont pour rien, ils sont arrivés en dernière roue du carrosse dans cette guerre. Le Secrétaire à la Défense américain Donald Rumsfeld avait au départ une bonne vision : l’utilisation de forces spéciales et des services pour décapiter les réseaux, avec une empreinte au sol réduite (light footprint) et un retrait rapide. À partir du moment où on crée des FOB [NDLR : Forward Operating Base, base opérationnelle avancée], on s’installe et c’est l’engrenage. On peut établir un parallèle avec l’opération Serval au Mali. Il aurait fallu pouvoir se retirer rapidement en laissant une force d’intervention à N’Djamena et à Ouagadougou. Dans le schéma actuel, l’armée française est destinée à prendre les coups. Mais je pense qu’en l’état, si les armées françaises se retirent, il faudra refaire Serval dans deux ans. Sauf à dire, laissons les djihadistes prendre le pouvoir au Mali et au Niger. Au départ de Serval, il y a eu une forme d’habillage politique de la part de la France qui consistait à dire : si on les laisse, ils vont créer un califat et exporter le terrorisme – ce qui n’était pas nécessairement vrai, car l’Afrique de l’Ouest est moins proche de l’Europe que l’Irak et la Syrie. Mais, dès lors que les djihadistes et leurs alliés seront à Bamako et à Niamey, que deviendront le Nigéria et d’autres pays de la zone ? C’est là le rôle fondamental de la DGSE mais aussi des cellules d’anticipation du CPCO, de la Direction du renseignement militaire (DRM) : prévenir les politiques des risques et prendre les décisions en amont.

I. S. : Avez-vous entrepris des projets d’ouvrages qui n’ont pas abouti ?

J.-C. N. : Oui, par exemple sur l’histoire du programme nucléaire français. Je voulais l’aborder sous l’angle scientifique et politique, pour comprendre cette extraordinaire épopée et débattre des enjeux actuels. Mais il existe déjà une importante littérature sur le sujet et il m’apparaissait très compliqué de faire des révélations sans trop entrer dans le secret. J’ai aussi en tête un ouvrage sur une opération secrète de ces dernières années, j’espère y revenir un jour. J’avais également envisagé d’écrire une biographie de Pierre Messmer car il a été à la base de ma « carrière ». Enfin, j’ai un temps réfléchi à un ouvrage sur les liens entre la France et les Kurdes d’Irak et de Syrie, mais, assez rapidement, je me suis rendu compte que cela prendrait la forme d’un duplicata de mon livre à propos de l’Afghanistan, avec un montage de la DGSE très en amont, sur lequel vient se brancher le reste du dispositif français.

I. S. : Sur quels projets travaillez-vous aujourd’hui ?

J.-C. N. : J’ai un projet avec les forces spéciales qui devrait sortir d’ici quelques mois. Il sera également fondé sur des témoignages, un peu sur le modèle de mon ouvrage d’entretiens avec des clandestins de la DGSE. L’idée est de révéler certaines facettes méconnues de leur travail, par exemple l’influence, mais aussi de montrer leur quotidien et leurs actions qui sont très éloignés du fantasme qu’on peut avoir en tête. Si le commandant des forces spéciales prend souvent la parole dans les médias, on entend très rarement les opérateurs. C’est leur parole que je souhaite mettre en avant. J’ai également des projets de fiction, notamment pour le cinéma, dont les thèmes sont très proches de mes recherches habituelles.

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Les ouvrages les plus récents de Jean-Christophe Notin :
Français, le monde vous regarde, Tallandier, 2020. Sur Amazon
Ils étaient 1038, Entretiens inédits avec les Compagnons de la Libération, Tallandier, 2019. Sur Amazon
Le maître du secret. Alexandre de Marenches, légende des services secrets français, Tallandier, 2018. Sur Amazon
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