Initialement publié en 2001 sur Diploweb.com, nous remettons cet article en avant à l’occasion de la publication en novembre 2020 d’un article de Thierry Garcin : Où et comment s’informer sur l’international ? Parce qu’ils peuvent s’éclairer l’un l’autre.
Qu’apprend la pratique de consultant d’entreprise en France ? Quels sont les points communs de la petite entreprise à la multinationale ? Comment ces entreprises se positionnent-elles par rapport à l’Union européenne et à la mondialisation ? Quel rapport spécifique entretiennent-elles avec l’information ?
CE QUE JE RENCONTRE dans tous les cas, à tel point, que cela devient un postulat de travail c’est que l’information est une source de pouvoir qu’on préfère garder plutôt que de la donner. C’est une représentation de l’information qui est anti- ou a-dynamique de l’organisation. D’où les cloisonnements, les structures pyramidales, le fait de considérer celui qui est dans le bureau d’en face comme un ennemi.
D’une manière plus générale, l’autre, interne ou externe à l’entreprise, est très souvent perçu comme ennemi plutôt que comme allié ou adversaire. Avec un adversaire - dans une stratégie d’alliance - on peut travailler, on sait qu’on peut lui donner de l’information parce qu’on en reçoit. Les Français restent dans la logique suivante : l’information et la compétence sont des sources de pouvoir. Donc - pour la compétence - plus on est seul à savoir faire quelque chose plus on a de pouvoir. Pour l’information, plus on en dispose, moins on la diffuse et plus on a de pouvoir. Si je fais une lecture en terme de philosophie politique de l’entreprise française, le constat habituel est la conception du pouvoir comme "pouvoir sur" (pouvoir comme attribut) et non comme "pouvoir de" entendu comme puissance, comme relation.
Cette logique est à mon sens un dysfonctionnement qui entraîne deux carences dans le fonctionnement des entreprises françaises.
1. Première carence : la panne de la décision. Soit la décision est hyper-individuelle, soit c’est l’achat de la question. Le modèle cartésien bien en place dans les entreprises françaises entraîne une difficulté quant à prendre une décision qui comporte - c’est la raison même de la décision - une part de risque.
2. Seconde carence : la non-gestion des conflits. C’est l’évitement du face à face. La peur de l’autre. La peur de la critique parce que toute critique est d’abord perçue comme une brèche dans le narcissisme.
L’immobilisme qui en résulte pose problème. L’accès au pouvoir en France se fait, dans les P.M.E, par la proximité du patron et dans les grandes entreprises par les grandes écoles. Le sommet stratégique est difficile d’accès mais une fois qu’on y est, on est indéboulonnable, indécrottable. On n’en revient pas, dans tous les sens du terme. On n’en sort plus et on finit par ne plus s’en sortir soi-même. On ne peut pas se faire mettre à la porte, notamment parce que le prestige lié à ces fonctions empêche que la parole soit mise en doute. Ne serait ce que parce la plupart des gens n’y ont jamais accès, ne les rencontrent pas. Cela devient un fonctionnement d’"intouchable" et participe de ce que j’appelais tout à l’heure l’achat de la question.
Le fait de travailler souvent dans les pays africains francophones met en évidence les dysfonctionnements du modèle français. C’est un excellent miroir de la manière dont nous fonctionnons en France. On frise l’absurde parfois.
Comment les étrangers - Allemands, Italiens - parlent-ils de la France ? D’abord il est surprenant que dans la littérature économique en matière de "consultance", on parle du modèle américain, japonais, allemand, italien, même espagnol, mais on parle très peu du modèle français. Quand les Allemands ou les Italiens font référence à un éventuel modèle économique français, c’est toujours avec un peu d’humour et parfois beaucoup d’ironie : ils considèrent que les Français ne sont pas sortis du modèle monarchique.
Quand on essaie de voir ce qu’il y a derrière ces représentations on retrouve systématiquement l’idée d’une très forte distance hiérarchique. Les classes sociales françaises ne se mélangent pas, constate-t-on dans les pays voisins. On est très cloisonné. Le "modèle" économique français a du mal à exister autrement dans les représentations de nos voisins. Autrement dit, s’il existe un modèle français, il n’est pas fondamentalement attractif pour les étrangers. Comme les Français veulent l’ignorer, ils n’agissent pas en conséquence et se prennent deux paires de claques au lieu d’une. Reste qu’il existe un principe : on n’est victime que de soit même. Si les Français ne savent pas qu’ils sont perçus de cette manière, c’est qu’ils ne cherchent pas à le savoir. C’est encore un moyen de dire que l’information c’est une source de pouvoir. Pour ne pas gérer le conflit avec nous-mêmes qu’implique une information qui nous dérange, nous préférons l’ignorer.
Il n’en reste pas moins cependant que le fonctionnement général de l’entreprise française est séduisant dans le paraître, même si le reproche le plus fort selon nos voisins est le fait que les Français s’enferment dans leurs certitudes. Ce qui empêche la remise en question. Donc on s’arrange pour ne pas savoir. On n’entend pas. La France est un pays dans lequel on n’écoute pas l’information. On l’accumule mais on ne l’interroge pas. On la garde.
La France vit un fantasme assez mégalomaniaque. L’entreprise française se verrait bien dans tous les pays européens mais avec le drapeau français. En poussant cela jusqu’à l’absurde, la France verrait bien une Europe française, mais pas interculturelle. On voit depuis quelque temps dans les entreprises se développer un comportement très nationaliste. On confond projet national et projet nationaliste. C’est la même opposition que politique du projet et politique du rejet. On a beaucoup de mal à se positionner par rapport à une Europe communautaire, parce que cela revient à ré-interroger le lien social. On est dans une logique de : "Moi, je fais bien mon boulot, je ne m’occupe pas (trop ?) de ce qui se passe à côté".
En France, la représentation que les sommets stratégiques ont de l’incertitude est celle d’une donnée économique qui existe de fait. Alors que ce sont nos méthodes de travail, nos représentations qui génèrent plus d’incertitudes que de pistes de réponses. Il est évident qu’il faut accepter d’intégrer du risque dans une décision. Parce que, lorsqu’il y a du risque, il y a des pulsions de vie. Il y a engagement de tous si tant est qu’ils participent de ce risque. Pour moi, les entreprises françaises de par leur fonctionnement, sont plus animées par des pulsions de mort et le fantasme mégalomaniaque est une manière - inadaptée - d’essayer de se sauver (entendez cela dans tous les sens du terme). On voudrait tous un cadre sécuritaire. On voudrait prendre des décisions mais avec plein de sécurité. On vit dans ce fantasme, on espère qu’en différant la décision de six mois le monde aura changé... ce qui nous transforme en victime.
Quand l’entreprise développe une stratégie offensive, elle prend le risque de perdre sa liberté. C’est là une responsabilité collective : risquer de perdre sa liberté. L’entreprise française se dit souvent : "on ne va pas trop prendre de décisions, parce que finalement moins on en fait plus on se cache et plus on reste dans quelque chose qui est de l’ordre de l’immobilisme, de l’attentisme. On ne bouge pas. On défend les acquis. On voudrait que cela change mais sans faire de vague. C’est là l’emprise de la pulsion de mort. Ce qui en terme de diplomatie conduit à vouloir défendre le statu quo, c’est exactement cela l’immobilisme et son corollaire, le conformisme. La stratégie des entreprises françaises, lorsque stratégie il y a est au mieux déterminée par la réactivité. Or, la réactivité, même si elle nécessaire (encore faut-il savoir où on la met), n’est jamais qu’une réaction à une relation de dépendance.
Cela montre que les entreprises françaises sont généralement tout à fait performantes puisqu’elles peuvent se permettre de se poser dans ce statu quo en disant : "ce que nous faisons est bien". Or l’injonction offensive d’une stratégie de changement c’est de pouvoir "accéder au meilleur", tendre vers le meilleur au sens philosophique du terme. Tendre vers le meilleur implique de passer par une crise, c’est à dire par faire des choix. C’est là un des freins stratégiques les plus tenaces : se positionner dans la logique de l’avoir plutôt que de se définir dans une dynamique forcément plus incertaine et complexe, déterminée par la question de l’être de l’entreprise toujours en devenir. Il y a très peu d’agir dans les entreprises françaises au sens d’"agir pour être". On fait trop dans l’"avoir pour agir". Le complément direct de ce type de fonctionnement c’est bien la conception du "pouvoir sur", avoir la maîtrise sur les choses qui conduit à penser : "finalement, je préfère le statu quo". C’est un fonctionnement quelque peu mégalomaniaque.
Or préférer le statu quo dans un monde qui bouge, c’est choisir de reculer. La pulsion de mort prédomine et conduit à ne plus s’inscrire dans un devenir toujours à construire.
Alors qu’il y a des gens dans les entreprises qui se donnent la peine de faire de la prospective par exemple pour permettre à l’entreprise d’anticiper, partant du principe que l’avenir ne se prévoit pas mais se construit, avec des compétences reconnues pour lire l’entreprise dans ce devenir à construire, je ne vois pas où ni en quoi ces scénarii sont intégrés dans la stratégie de l’entreprise.
Si les analyses des centres d’études stratégiques ne sont pas utilisées comme elles devraient l’être, c’est parce que moins le sommet gère l’information plus on est sûr de rester dans le statu quo. Lire une information, c’est se l’approprier. C’est déjà s’engager dans un devenir qu’on va construire. Ou alors on considère que l’information ne sert à rien. Si l’information n’est pas considérée comme un moyen mais comme une fin en soi, on ne va pas trop se l’approprier parce que ce serait relativiser donc fragiliser nos certitudes. S’adapter c’est changer, et cette remise en question est très difficile. On s’est vu une fois dans un miroir, celui des Trente glorieuses en France, et maintenant on a du mal à accepter que ce miroir ne nous renvoie plus d’image. Face à un miroir il y a deux attitudes : s’y complaire ou le traverser - non pour rejoindre ce qui s’y réfléchi, mais pour en changer la représentation.
La fonction de l’image n’est pas d’être une capture fascinante d’où l’on ne revient pas, mais de réfléchir "là où est la vie, là où elle agit". Etre où on est et non plus dans les Trente glorieuses. Non plus figées dans cette image idéalisée du passé en se disant :"mais quand est-ce que cela va recommencer ?" Il reste cet espoir. Or, plus on espère et moins on agit. On n’espère que ce qui ne dépend pas de nous, alors qu’on veut ce qui en dépend. Quand on lit les journaux, on constate cette belle naïveté qui consiste à dire : "il y a une relance économique". Mais si on analyse les textes, on constate que s’il existe une légère croissance, ce qui l’appauvrit ce sont les commentaires qui en sont fait. La presse parle de réactivité. Or, une fois de plus, être réactif c’est être dépendant.
Tous ces outils d’analyse qui existent et parfois fonctionnent bien sont encore "consommés" comme autant de prétextes et d’alibis pour ne pas changer. Parce qu’on en fait des fins en soi au lieu de les considérer comme des moyens. L’information n’est pas considérée comme un moyen pour construire quelque chose mais comme une fin en soi, donc on la garde, on la possède comme un attribut. Ces conceptions et ces comportements sont autant de freins culturels au développement d’une organisation.
Les freins que j’identifie dans les entreprises françaises, je ne les perçois pas de la même manière dans les entreprises étrangères.
Il y a systématiquement en France un vide stratégique. J’ai rarement vu une entreprise qui croit en sa stratégie. Elles en ont, beaucoup parfois, mais elles changent en fonction des interlocuteurs. Quand on va voir le directeur commercial, il donne sa version stratégique, mais qui n’est pas celle de la direction de la production ou de la direction du système d’information ou de la direction des ressources humaines. Il y a pratiquement autant de stratégies qu’il y a de gens au sommet stratégique. Or, trop de stratégies tue la stratégie.
Les cadres supérieurs dans une multinationale française ont des montagnes d’informations sur leur bureau, ce qui est complètement ingérable. Ils sont dans une logique de sur-information ce qui revient à de la sous-information, c’est pourquoi ils disent tous :" nous ne sommes pas informés". Ils sont sur-informés mais l’effet est le même que s’ils étaient sous-informés. Ils n’arrivent plus à gérer l’information. Ils sont "sur-informés" parce qu’ils sont passifs par rapport à l’information. Ils l’accumulent mais ne l’interprètent pas vraiment. Trop d’information crée une pénurie d’information et fini par générer de la rumeur, de la méfiance ou parfois de la résignation.
On ne cherche pas l’information. C’est une conception à la base de la représentation que l’on a, en France, du pouvoir. C’est une des caractéristiques culturelles françaises. On a du mal à comprendre et à accepter que l’information comme le pouvoir ça se prend. Dans la mesure où on considère en France le pouvoir comme un attribut, cette idée parait révolutionnaire. Le pouvoir c’est une relation, c’est se rendre compte que ce qu’on dit et que ce qu’on fait a un effet sur l’environnement. Il n’existe pas une culture de la quête de l’information. C’est un travail, un savoir faire et un savoir être qui ne sont nullement enseignés.
Si la France a du mal à admettre que le pouvoir se prend c’est parce qu’elle reste à bien des égards une société monarchique dans laquelle la caste des grandes écoles considère qu’elle a le pouvoir de fait. Le pouvoir est vécu comme un acquis. "Je suis dans une logique d’avoir et quoi que je fasse je suis légitime et je ne serais pas remis en question". Le pouvoir comme attribut est un moyen de dire : "Restons dans notre vérité et notre vérité deviendra LA vérité parce que plus on est proche du sommet stratégique plus notre vérité est LA vérité". Pour éviter les remises en question de ce système il y a deux types de comportement : l’arrogance et le mépris. Et globalement on reste là dedans. A minima toute relation par rapport à de l’information nouvelle c’est toujours de la méfiance. Emettre une information c’est inscrire l’autre dans une relation de doute, voire de méfiance. D’où l’acharnement quant à démonter l’information. L’information est représentation et comme telle, elle signifie. Plutôt que de chercher à la déconstruire, cherchons plutôt à l’interpréter.
La liberté c’est le doute et à ces postes stratégiques, dans ces fonctionnements, on a peur du doute. Donc on essaye de le contourner par l’achat de la question par exemple.
Pour inscrire les entreprises françaises dans une dynamique offensive, il faudrait considérer non plus l’information comme une fin en soi mais comme un moyen pour tout un chacun. Considérer que si l’information est un moyen pour prendre une décision, cette information ne doit pas être déterminée ou limitée à la compétence individuelle en tant que telle mais circuler dans une organisation intelligente et collective. Plus l’information est partagée, plus elle est "assurée" et plus on peut travailler dans une logique de "tous ensemble".
Si les entreprises françaises ont aujourd’hui tellement de mal à se positionner par rapport à l’environnement, c’est parce qu’elles restent plus dans le fonctionnement stérile du "tous pareils" mais, bien sûr, chacun à sa place. On ne se mélange surtout pas. Nous ne savons pas aujourd’hui fonctionner "tous ensemble". Il n’y a pas d’intelligence collective dans les organisations.
L’intelligence économique c’est quand on peut définir une logique, voire une stratégie du "tous ensemble" par rapport à l’information, acceptant que l’information n’est pas une donnée objective qui existe en soi. L’information en elle même ne dit rien et ne cache rien. L’information signifie. Pour porter cette signifiance vers une action, il vaut mieux y aller tous ensemble. C’est tellement plus simple.
Au fond, les failles de la culture française de l’information renvoient à un déficit du lien social, ce que j’appelle l’intelligence collective. Il existe donc des relations évidentes entre les difficultés internes de la société et ses difficultés à se poser par rapport au monde extérieur. On ne peut pas faire de frontière simple entre l’interne et l’externe.
C’est quand il y a une crise, un dysfonctionnement, qu’on se met à penser. Le reste du temps, on est toujours prêt à se dire : "on attendra demain". Cela peut être très intéressant au niveau stratégique. Si on se réfère au "Traité de l’efficacité" de F. Jullien (éd. Grasset), une notion à la clé de sa conception de l’être en devenir, c’est ce qu’il appelle la propension des choses. C’est pourquoi le "modèle" français peut séduire, parce qu’on a l’impression que la propension des choses c’est attendre que dans l’extériorité de l’entreprise l’événement surviendra qui permettra à l’entreprise de changer et d’évoluer, de progresser. Mais ce n’est pas cela, ce n’en est que l’apparence.
Il y a urgence à mon sens, de travailler la responsabilité et l’autonomie dans l’organisation de nos entreprises. Le fantasme de l’entreprise française à l’étranger est d’être vue comme autonome et responsable. Autonome par rapport à ses propres règles, notamment par rapport à l’Etat que l’on critique beaucoup mais dont on attend une fonction régulatrice et protectrice, sans se sentir gêné du paradoxe. Ce qui s’oppose à la responsabilité ce n’est pas l’irresponsabilité, c’est la dépendance et sa forme atténuée, le conformisme. Si au moins en France on avait le courage de se reconnaître conformiste, de faire cette autocritique, alors les changements seraient possibles. Tous les changements pourraient à ce moment là trouver leur sens. Mais la France a du mal, elle est très critique par rapport à autrui. En terme de positionnement, on est beaucoup trop dans une logique de jugement. On n’est absolument pas constructifs. On n’est pas dans une logique créative ou constructive, ou même naïve. Après tout, pourquoi ne pas prendre au pied de la lettre ce qu’autrui énonce, pour travailler par la suite un jugement. Au lieu de cela, nous sommes beaucoup trop dans la logique de l’a priori. C’est un frein économique français.
En France, la pensée créatrice est abandonnée aux artistes parce qu’on ne la juge pas utile. Le fond culturel sur lequel j’essaie de travailler en matière d’organisation du travail et de stratégie, c’est le rapport entre ce qui est utile et ce qui est nécessaire. En France on fait la confusion entre les deux. Ou alors on considère que ce qui est important c’est ce qui est utile. Et on oublie complètement ce qui est nécessaire. L’art, par exemple, est nécessaire dans une société, mais seule une minorité en parle ainsi en France. Alors qu’en Italie ou en Allemagne, on considère que l’art est de l’ordre de la nécessité. L’art y est positionné dans une logique de nécessité et non d’utilité. La question "L’art est-il utile" reste un débat Français, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas la poser, mais il faut peut être reposer la question : "Qu’est ce que cela veut dire utile ou utilitaire ?".
Pour les entreprises la question est : comment faire pour travailler avec le désir des gens (ce qui ne signifie pas "on est tous d’accord") ? Qu’en est-il du désir et de la volonté dans les entreprises françaises aujourd’hui ? Il y a un manque de désir et de vitalité parce qu’il y a peur. Peur de sortir, peur de perdre le confort et le conformisme dans lequel on est installé. Le confort est d’ailleurs un des freins inévitables du désir. "Je ne veux pas changer parce que finalement, face au changement, je ne vois que ce que je peux perdre alors que je ne vois pas ce que je peux gagner. Je risque ma liberté. La liberté est un acquis". Il n’y a qu’en France que lorsqu’on demande une définition de la liberté on y répond spontanément en terme d’avoir et pas en terme d’être.
A l’étranger, les entreprises françaises voudraient qu’on les voit compétitives, efficaces et efficientes. Par efficacité, les entreprises françaises veulent qu’on les voie comme une entreprise qui pose les bonnes questions. On voudrait ... c’est un idéal. Par efficience, les entreprises voudraient en plus qu’on les reconnaisse comme posant bien les bonnes questions. On voudrait donc que notre modèle - protecteur - soit reconnu comme le plus intéressant, à la fois légitime et performant. On voudrait n’être jugé que d’une façon qui nous soit favorable. L’entreprise française a beaucoup de mal à accepter une remise en cause venant de l’étranger, comme en témoigne les réactions dans les séminaires interculturels. Les Français voudraient ne pas être critiqués mais suivis.
Les Français ont beaucoup de difficultés à entendre et à prendre en compte ce que les étrangers pensent d’eux. Entendre ce que pense autrui, c’est pourtant ce qui fait grandir. On a besoin de savoir ce que l’autre pense de nous pour savoir qui on est.
Par rapport à une question ou un acte qui le concerne, un Français a trop tendance à attendre "la" bonne réponse. L’information n’est pas considérée comme une représentation. On accepte encore moins que la manière dont on se représente un objet puisse changer demain en fonction d’autres informations qui la remettent en question. Résultat, nous voyons en France des dirigeants prendre - pour se prouver qu’ils ont raison - des décisions qu’ils savent au fond, inappropriées. Les entreprises françaises voudraient être vues par les entreprises étrangères comme "moi, la vérité, j’agis". Il faut qu’on leur rende hommage et qu’on s’incline avec respect. Cette attente est finalement proche d’une attente monarchique. Il est en France presque plus important de bien parler que d’avoir des choses à dire.
Un Allemand constate généralement dans une négociation avec un Français qu’il n’y a jamais de décision, le Français veut toujours en référer à un autre responsable, ce qui trahit une fuite des responsabilités. Le refus de la responsabilité renvoie au conformisme. C’est notamment pour des raisons de ce type que la France éprouve certaines difficultés économiques. Ce sont de vraies raisons qu’il faut accepter de poser dans le débat public parce qu’elles sont incontournables.
Accepter que toute représentation est discutable dans le débat public c’est accepter que tout pouvoir se discute. Par définition, le pouvoir se discute. Comme on reste en France dans une logique de l’avoir, ceux qui possèdent le pouvoir considèrent comme des gens "mal élevés" ceux qui discutent leur représentation.
Comme un enfant, on projette l’idée que l’on voudrait être vu comme autonome et responsable - parce que c’est ce qu’on désire le plus, c’est à dire ce qui nous manque le plus. Et on demande à la collectivité, via la COFACE, de régler l’addition si on n’arrive pas à se faire payer. La collectivité assume les erreurs individuelles.
Cette évolution ne me semble pas, à chaud, être le fruit de ruptures. Pour moi il n’y en a pas. 1968 n’a pas été une rupture à propos de ces freins qui constituent en fait une scène permanente sur laquelle se joue la même pièce de théâtre. Il faudra peut être attendre deux ou trois générations pour qu’il y ait des amorces de changements.
Repenser la citoyenneté et l’entreprise dans le cadre d’une Europe économique et sociale c’est disposer des moyens de faire le deuil de nos valeurs protectrices. Travailler sur ces freins c’est mettre en œuvre le processus du deuil de ces valeurs, c’est à dire ne plus en être dépendants mais libres. Peut être faut-il repenser la question de la nationalité de l’entreprise ? L’Europe est à ce propos une des plus belles opportunité. L’Europe comme moyen de repenser la nationalité de l’entreprise et la notion de projet national.
Que faut-il faire - au niveau des pouvoirs publics - pour qu’il y ait moins d’agressivité, de haines et de conflits en général entre une entreprise française et ... une entreprise française ?
Arrêtons d’abord les rivalités entre régions par exemple et au sein même des régions pour attirer les entreprises. Acceptons de penser les choses "tous ensemble", et à partir de ce moment là on aura autant de pistes pour faire le deuil d’anciennes valeurs trop conformistes et qui nous étouffent. On s’asphyxie à contempler le miroir des Trente glorieuses. Il faut accepter de faire le deuil du paradis perdu et s’intéresser à de nouveaux paradis à inventer et découvrir.
Mise en ligne initiale avril 2001 sur Diploweb.com
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